square rené le gall,"j'ai descendu dans mon jardin"
florimane
Square René Le Gall , « J'ai descendu dans mon jardin »
Alors, Madame Jardin, « J'ai descendu dans mon jardin » aujourd'hui ?
Oui, oui, Norbert, j'ai encore pu aujourd'hui.
A la bonne heure ! Quand la promenade va, tout va !
Madame Jardin - c'est ainsi qu'on l'appelait dans le quartier, mais on ne sut jamais si tel était vraiment son nom- chaque après-midi « descendait » dans son jardin, sous l’œil attendri du cafetier du coin. Il faut dire que l'expression était bonne car le square longeant l'ancien lit de la Bièvre était encaissé. C'était le berceau de potagers d'autrefois, dans l'île aux Singes, cultivés par les anciens lissiers de la manufacture des Gobelins. En descendant la volée de marches, elle avait toujours la même impression d'entrer en scène (« L'ai-je bien descendu ? » se disait-elle en riant sous cape) . De ce petit périmètre clos, elle avait fini par connaître chaque arbre, chaque recoin, chaque décor. Car c'est bien le décor, la mise en scène qui en faisaient la singularité, l'attrait et le charme suranné, estampillé années 30.
Elle se rappelait leur rencontre, lumineuse, près du vénérable marronnier d'Inde. Elle, les mains et le front contre le tronc, pour sentir le fluide de l'arbre, la vie qui court sous l'écorce rugueuse. Lui, l'ayant aperçue depuis la terrasse, intrigué et ému par cette communion simple et archaïque. Plus tard, il s'était approché alors qu'elle était occupée à dessiner une des mosaïques de silex, coquillages , fossiles et galets des parois du mur de l'escalier. « On dirait Arcimboldo, vous ne trouvez pas ? » Tout avait commencé là. Oui, une pincée d'Arcimboldo en plein treizième arrondissement, en plein vingtième siècle. Ensemble, ils avaient analysé chaque détail des oiseaux fantastiques, de la chouette, des grotesques têtes comme des masques, leur donnant même des surnoms rien qu'à eux, le Conquérant, Nez busqué, Boldo le Sage. Assis sur le banc d'une des gloriettes Renaissance, enrubannée de guirlandes de rosiers à la douce fragrance, face à l'obélisque en pierre meulière, il proposa : « Voudriez-vous visiter d'autres jardins en ma compagnie ? Sachant qu'il y a à Paris quatre cent cinquante parcs et jardins et à raison d'un jardin par semaine, je vous accompagnerai pendant plus de huit ans ! » Ils mirent au point une stratégie de visite originale : ils tireraient au sort le lieu de découverte du dimanche suivant ; ainsi le hasard guiderait leur périple. Ce serait un voyage de noces à épisodes, nourri de leur commune passion. Ce fut un parcours initiatique : il éduqua son goût pour les jardins, affina sa perception des plans, des volumes et des couleurs des végétaux, lui apprit à décrypter les codes et les subtilités de l'architecture des jardins. Quant à elle, sensible à la poésie, elle choisissait pour chaque visite un ou plusieurs textes qu'elle murmurait, pour le partage, pour la beauté de la musique des mots. Elle le conquit tout à fait en récitant Verlaine : « Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclaircit doucement le soleil du matin... »
Leurs pas les portèrent du parc de la Butte-du-Chapeau-Rouge au Square Louvois, du parc du Ranelagh au square du Temple. Mais c'est le parc René Le Gall qui eut leur préférence. Ils habitèrent un appartement à côté du lycée Rodin, dans un immeuble de briques donnant sur leur parc. Ils étaient aux premières loges ! Toujours vêtue de vert, elle vécut sa vie de professeur d'art floral ; il vécut sa vie de jardinier-paysagiste, son éternel bouquet de violettes à la boutonnière.
Un jour, il franchit la grille du jardin d'Eden. Désormais, c'est seule quelle arpentait le parc, tout à ses rêveries d'une promeneuse solitaire, riche de ses souvenirs de parisienne amoureuse des jardins. Chaque arbre la connaissait, chaque visage des compositions semblait lui sourire et l'inviter à poursuivre le rituel immuable de sa promenade quotidienne. « Aujourd'hui encore, j'ai descendu dans mon jardin » se disait-elle le soir en souriant.
Un jour, le jardin ne la vit plus. Ce jour-là, la chouette en rocaille perdit un œil qui se détacha de la paroi, l'eau du petit ru fila moins vite, des pétales s'envolèrent au vent, les arbres ne bruissèrent plus.