Stalingrad

Nicolas Pellion

16 septembre 2021

A Stalingrad, hier soir, en arrivant sur le quai, j'ai assisté à une scène qui m'a laissé songeur sur l'action à mener et bien ennuyé d'être si impuissant. Alors que je montais la dernière volée de marches, après ce long couloir venant du métro aérien, là-haut sur la dernière, un homme a perdu l'équilibre et s'est retrouvé assis deux marches plus bas. De la main droite, il s'accrochait à la rampe. De l'autre, il tenait la main d'un garçonnet de six ou sept ans tout au plus. Il serait plus vrai, après observation, d'écrire que l'enfant lui tenait la main pour le guider. L'enfant portait aussi un sac trop grand pour lui, à bout de bras, le sac touchant le sol. L'homme riait sans se relever, d'un rire édenté dans son visage sombre du sud-est européen. Le garçon au contraire ne riait pas et tirait de toutes ses forces sur le bras de l'homme pour qu'il se relève, le visage crispé par l'effort, la colère et le désarroi, au bord des larmes. Quand j'eus fini de gravir l'escalier en ne ratant rien de la scène, l'enfant lui lâcha la main pour retourner en arrière sur le quai de la ligne sept duquel on ne voit plus l'escalier. Un peu surpris de cet enfant s'écartant de l'adulte, évacuant d'emblée le déterminisme lié à leur origine, l'idée d'une diversion volontaire pour détrousser les voyageurs, je suis resté près de lui dans un élan protecteur. Je l'ai regardé en souriant pour ne pas le brusquer, amusé de son bras aussi relevé avec grâce pour que la sac plastique ne touche plus le sol. Ses grands yeux verts m'ont alors transpercé l'âme, ému, saisi par la profondeur, la détermination, le sérieux, la gravité du regard. De sa petite voix charmante et mal assurée, il m'a demandé où se trouvait la sortie pour Stalingrad. Je lui ai répondu que c'était à quelques mètres, au bout du quai. Dans ce temps, l'homme est revenu vers lui. Le visage victorieux de l'enfant s'est illuminé. « La sortie est là », a-t-il dit en reprenant d'autorité la main de l'homme pour l'y conduire. Seulement, l'homme aux yeux sombres, récalcitrant, n'avait aucune envie d'aller de ce côté, et moi de penser qu'en cette heure tardive, le garçon devrait être couché, à l'abri chez lui, plutôt que de sortir dans les ombres inquiétantes de ce quartier de drogués aux réactions imprévisibles. L'enfant m'a reposé la question de la sortie que je lui ai de nouveau indiqué en lui demandant à mon tour où ils se rendaient. Il m'a répondu « au tramway ». Quel tramway ? Aucun à proximité. L'homme observait sans rien dire le garçon essayant de se faire comprendre. J'ai finalement compris qu'il s'agissait du métro et de la ligne deux. L'enfant avait lâché la main de l'homme et restait interdit sur le quai, ses jolis yeux verts fixant les miens avec intensité. Le rassurer, ne pas perdre ce contact. Je lui parlais, pas à l'adulte, lui ai expliqué plusieurs fois le chemin, le chiffre deux dans le rond bleu, insisté sur la couleur, ignorant s'il était lettré ou non. C'est alors que mon regard s'est porté sur le sac transparent qui contenait un régime de bananes et une flasque de vodka. L'ivresse de l'homme, qui parlait maintenant à la place de l'enfant, ne faisait plus aucun doute, sa voix pâteuse, ses propos confus, son déséquilibre, ses jambes brinquebalantes. Une colère montait en moi. L'enfant, comprenant peut-être mes pensées, s'est jeté dans les bras de l'homme, plus pour le protéger que s'y réfugier, calmant ma résolution de l'enlever à l'individu défaillant. J'ai comparé leurs visages. Les yeux verts uniques de l'enfant à part, la similarité des traits était stupéfiante. L'homme m'a souri, remercié, demandé au garçon de me remercier, insisté pour qu'il s'exécute, leçon surjouée d'éducation. J'ai voulu arracher cet enfant à la misère que j'imaginais, hésité sur ce que je devais faire. L'enfant restait silencieux, toujours en me fixant. Demandait-il de l'aide sans mots, devais-je les accompagner, confier le garçon aux services publics, jusqu'à la pensée ultime, folle, de le faire mien ? L'homme a commencé à l'entrainer en lui prenant tendrement la main. Le garçon a accepté de le suivre dans l'escalier où j'avais vu l'homme tomber. Il me regardait toujours de son intense regard. Une rame de métro est arrivée. Je suis monté dedans. Ils ont tourné dans l'escalier, sont retombés dans l'anonymat. La sonnerie de fermeture des portes a retenti. Les portes se sont fermées. J'ai alors entendu le cri de l'enfant, des mots hurlés, de colère, de peur, de douleur, que sais-je ? Grand vide en moi. D'un coup, silence sur mes pensées, comme une chute. Le temps suspendu. Ai-je pris la bonne décision ? Ai-je eu raison de le laisser à ce qui m'a semblé être son père pour retourner à mon confort ? Voilà une journée entière que je ressasse l'histoire. Elle me perturbe. Y avait-il un danger ? L'enfant est-il heureux et en sécurité ? Qui suis-je pour avoir voulu me mêler de sa vie, le soustraire à son père ?

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