Stocke-Tout
My Martin
Fête foraine. Sur la promenade, le Palais des glaces. La nuit, l'attraction éblouit par les projecteurs. Ils sont éteints périodiquement. La boule à facettes tourne, verse des éclats tournoyants sur le labyrinthe.
Mon image est diffractée. Les reflets se répercutent en faux couloirs. Ils s'atténuent en courbes.
Un choc sourd, des jurons. Les jeunes se cognent exprès pour faire rire les filles. Ils grimacent, titubent, roulent les yeux.
Un père s'éloigne de son fils, les vitres les séparent. Le fils appelle, la bouche tombante. Le père lui adresse un "coucou".
Mettre la main contre la vitre, garder le contact, avancer sans réfléchir, jusqu'à la sortie.
Je suis reflets autonomes, disséminés dans le manège. Les reflets me pensent. Ils divergent, convergent. Hétérogènes. Conscience grumeleuse.
*
Zone industrielle. Les camions livrent les palettes chez le stockeur-répartiteur. Je les charge sur le tapis roulant, qui les transporte jusqu'à la porte. Parfois les mâchoires saisissent mal les palettes, elles se positionnent de travers sur le tapis roulant.
Ou les codes ne sont pas lus, une alerte retentit. J'enregistre les informations avec la douchette.
Chariot, palette. De biais, elle tombe sur le sol avec fracas. Je manœuvre, la soulève, la dépose sur le tapis roulant. J'isole la boîte abîmée. J'enregistre le code. La palette avance vers la porte.
*
Je suis inscrit sur les plates-formes. J'ai plusieurs fers au feu. Cariste, coursier, veilleur, vigile, réceptionniste, commis de cuisine. Les sites me proposent les missions. J'accepte, je refuse. Les variants gangrènent l'économie. Les gens se barricadent chez eux, ils produisent leur air. Les familles se délitent, la peur de l'autre règne.
Je paye mon loyer, achète/revend mes cristaux. Ils gomment la fatigue, la faim, l'acrimonie. J'ai une carapace de tank.
Les vitres sont fracassées, je vois.
Puis elles reviennent en dédale.
La réalité se déréalise. Yeux mosaïque. Marqueterie de carreaux mordorés. Mains glacées. Oreilles bourdonnantes. Entaille au front. Je saigne.
*
Je place la boîte sur la table, dévisse une face. Une coulure, je la colmate avec du ruban adhésif. La tête est fixée sur la base-vie. Elle est enfermée dans la capsule transparente et baigne dans le liquide. La capsule se tend, le regard me suit. Les lèvres bougent, elles ne profèrent aucun son mais la voix est audible. Douce.
La nuit, elle me regarde dormir, elle sourit. Elle ferme les yeux, la bouche entrouverte. Léger ronflement.
Elle me raconte sa vie. Phrases éparses.
Virginité. Le copain l'a mise aux enchères. Poker.
Un fils, pas d'argent. Vendre son corps.
Vendre son sang. Presser les globes oculaires pour paraître en bonne santé.
Vendre ses cornées, ses ovocytes, ses reins.
Le laboratoire paiera pour l'éducation de Titi.
-"Dis-moi, tu t'appelles comment ?"
-"Puzzle."
Elle rit.
Elle dépérit. Les cheveux tombent par mèches grises qui dérivent sur le visage. Plaques, des lambeaux de peau se détachent. Respiration irrégulière. La tête déglutit le liquide trouble. Filaments.
*
Je regarde les nouvelles. En direct, "La Chasse".
Voie rapide, motocycliste. Folle vitesse. Sirène, feux bleus et blancs, la voiture de police suit de près. La caméra aérienne filme la scène. Cône vertical de lumière.
Haut-parleur. -"Dernière sommation."
Visage du motard. Tee-shirt, short, pas de casque. Traits contractés par la terreur, il se retourne pour voir. Ballon ! Mon binôme, au travail chez le répartiteur. Selon le planning, il me précède ou il me succède. Gros gars aux ongles noirs, mon vendeur de cristaux. Il me fait crédit.
Commentateur excité. La police s'est rendue à son domicile. Il a filé par la fenêtre des toilettes et s'est enfui à moto. Trafic de stupéfiants, cambriolages, récidiviste.
La voiture accélère, se rapproche. Le capot, la roue arrière de la moto. Choc au ralenti. Perte de contrôle. La moto zigzague, rebondit. Ballon est éjecté, retombe, pantin désarticulé. En l'air. La voiture roule sur le corps, le traîne, s'arrête plus loin en travers de la voie. Les policiers surgissent de la voiture, armes au poing et ouvrent le feu. Le corps inerte tressaute.
Le policier saisit Ballon par les cheveux, retire le masque déchiré, élève le visage vers la caméra. Les yeux sont ouverts. Trous au front, mâchoire pendante. Plaques, lambeaux de peau.
Flashes.
Forte action de la police pour démanteler les réseaux. Ils mettent la ville en coupe réglée.
*
Les policiers perquisitionnent chez Ballon, ils expertisent son portable, son ordinateur. Ils remontent les contacts.
Je referme la boîte qui contient la tête, scooter. Je roule longtemps, la ville est derrière moi.
Obscurité. Projecteur dans le ciel.
Chemin latéral. J'avance dans la forêt, trébuche.
Je pose la boîte, l'ouvre. Je creuse un trou dans le sol avec un bout de bois.
"-Détruis-moi, sinon je ne connaîtrai pas le repos. Pas de liquide sur ta peau. Oublie-moi."
Je soulève une pierre, frappe. La capsule explose, la base-vie -diodes, circuits imprimés- est brisée. Bouillie nauséabonde. Chair, os, terre, feuilles.
Je comble le trou, dissimule l'emplacement sous les branches, démarre le scooter, prends mes gants.
J'examine mes mains à la lumière de la Lune.
*