Stratagèmes

paprika972

Dame Ysolde est désespérée. Son père a dilapidé la fortune familiale dans les Croisades. Il ne lui reste qu'une alternative : épouser un homme riche pour protéger sa famille de la ruine.

RESOLUTION

Dame Ysolde se morfondait dans ses appartements. Comment une telle situation avait-elle pu arriver à leur famille ? Son père, Messire de Courmont, -- cet inconscient – avait dépensé toute la fortune familiale dans ce qu'elle qualifiait de lubie : les croisades ! Il était parti depuis déjà deux années, emportant dans ses bagages plus de la moitié du capital familial et laissant sa femme et ses enfants se débrouiller avec le peu qu'il avait laissé. Dame Ysolde étouffait de rage. Comment avait-il pu se montrer si irresponsable. Leur situation était devenue, au fil des mois, de plus en plus précaire et toutes les astuces de sa mère pour s'en sortir ne faisaient que retarder l'inéluctable. Elles en avaient discuté et Ysolde sentit son cœur se serrer au souvenir des paroles prononcées par Guillemette de Courmont. L'avenir de sa famille reposait sur ses frêles épaules. Elle devait à tout prix se trouver un riche protecteur, pour leur éviter d'avoir à se livrer à la mendicité, ou même pire encore. Ce serait la pire humiliation pour une famille de leur rang ! Elle s'assit sur son lit et tenta de rassembler ses pensées. La conversation qu'elle avait eue sous peu avec Briséis, sa femme de chambre et sa confidente, l'avait choquée et intriguée à la fois. Cette femme lui avait prodigué moult conseils, mais comment Dame Ysolde se permettrait-elle de les suivre ? Ce n'était même pas pensable ! Elle ? Séduire un homme ? Utiliser divers stratagèmes pour parvenir à ses fins ?! Non, c'était indigne d'elle ! Mais en même temps… avait-elle vraiment le choix… ? Elle se calma un instant et analysa le flot d'émotions qui la submergeait. Les paroles de Briséis rejaillirent dans son esprit. User de ses charmes pour séduire un homme fortuné. Quoiqu'elle en dise, une partie d'elle-même qu'elle ne connaissait pas aimerait tenter l'expérience. Mais… en était-elle seulement capable ? Possédait-elle les atouts qui lui éviteraient l'enfer du déshonneur et de la pauvreté ? Elle ne le saurait jamais si elle n'essayait pas. Il fallait qu'elle voie à nouveau Briséis, qu'elle lui parle afin que celle-ci lui livre tous ses secrets. Elle se leva d'un mouvement déterminé et sortit de la pièce en claquant la porte.

 

LES PRETENDANTS

La salle de réception du château était pleine de convives. Sur les conseils avisés de Briséis, Dame Ysolde avait réussi à convaincre sa mère de donner un grand banquet pour attirer les nobles de la contrée. Mais la chose n'avait pas été des plus aisées, car Dame Guillemette de Courmont avait peur de dilapider le peu qu'il leur restait dans ce qu'elle appelait, des futilités. Il avait fallu beaucoup parlementer pour l'amener à ouvrir les cordons de la bourse. Ne comprenait-elle pas que c'était un sacrifice plus que nécessaire à leur avenir ?

Dame Ysolde se retrouvait donc entourée de prétendants, plus empressés les uns que les autres. Elle avait déjà eu l'occasion d'en rencontrer certains plusieurs fois avant le banquet et vu qu'elle était jeune, plutôt agréable à regarder et que la rumeur sur la ruine de sa famille n'avait pas encore circulé, elle n'avait eu qu'à sourire et se montrer un peu plus avenante pour les séduire. Elle se redressa et regarda les hommes autour d'elle : il y avait le seigneur Gontran, vieux, horrible à regarder, mais extrêmement riche. Il était en outre un lointain membre de la famille royale. Un bon parti en somme. Il avait déjà été en affaire avec son père autrefois. Elle ne l'avait jamais vraiment apprécié : chaque fois qu'il venait leur rendre visite, Dame Ysolde avait pu remarquer la façon dont il regardait sa mère, alors même que son père était présent. Mais, depuis quelques temps, ses yeux lubriques s'attardaient plutôt sur elle. Evidemment, elle n'était plus la fillette ingénue qu'elle était alors. Elle ne put s'empêcher de frissonner de dégoût. Il y avait aussi le seigneur Yvain, à peine plus jeune, qui lui lançait des œillades plus qu'explicites. Il ressemblait étrangement à son père, toujours à l'affût d'une quête perdue d'avance… Il avait, d'ailleurs, été grand amateur de croisades, lui aussi. Mais il en était revenu très vite. Il n'était pas aussi repoussant que sire Gontran, il pouvait même être qualifié d'acceptable. Pourtant, il était si fat et si imbu de sa personne, qu'il était quasiment impossible de tenir une discussion avec lui. Dame Ysolde espérait que la folie des croisades ou d'une toute autre quête l'amenant à s'éloigner d'elle le reprendrait vite. Au moins, n'aurait-elle pas à le supporter trop longtemps s'ils venaient à se marier. Avec un peu de chance, il mourrait assez vite… La plupart des autres étaient du même acabit, sauf un, toutefois. C'était le seigneur Godefroi. Plus jeune que les autres, bien fait de sa personne, il avait tout pour plaire. Mais Dame Ysolde ne pouvait que soupirer. Cet homme était d'une redoutable insensibilité. Les sourires et l'amabilité de Dame Ysolde ne seraient, de toute évidence, pas suffisants pour attirer son attention. Il était différent des autres courtisans. Contrairement à eux qui cherchaient à capter son attention, lui faisaient des compliments, flattaient son égo, lui ne la courtisait pas. Au contraire, il semblait prendre un malin plaisir à l'ignorer. Certes, il laissait glisser son regard sur elle de temps en temps, mais avec une telle indifférence, que Dame Ysolde s'en trouvait toute refroidie. Et puis, cette façon qu'il avait de toujours rester en retrait… Dame Ysolde s'agaça quelque peu : quelle était cette attitude ? A quoi bon se rendre à un banquet si c'était pour rester dans son coin et ne pas participer aux réjouissances ? Il semblait en vouloir à la terre entière et particulièrement à elle, Ysolde. Pourquoi prenait-il cet air si renfrogné chaque fois qu'il dirigeait son regard vers elle ? Cela devenait vexant à la fin ! Si seulement il pouvait se montrer aussi empressé que les autres, elle ferait bien un effort pour lui plaire. C'était le seul qu'il ne lui répugnerait pas d'épouser… Mais il se montrait toujours si froid et dédaigneux avec elle que face à lui, elle perdait tous ses moyens. Comment attirer son attention ?

 

DANSE

La soirée avançait bon train et après le repas, sur la demande de Dame Guillemette, les ménestrels se joignirent à eux. Ils commencèrent à chanter. La musique devint vite entraînante. Dame Ysolde décida de tenter sa chance. Elle se leva et, d'un mouvement grâcieux, se mit à danser. Godefroi, qui avait adopté une mine maussade tout au long de la soirée, sembla se dérider quelque peu. Dame Ysolde, toute à sa danse, virevoltait et se déplaçait dans toute la salle et de temps en temps, en passant près de Godefroi, elle faisait toujours en sorte de le frôler au passage. Elle remarqua, avec une certaine fierté, qu'il s'était mis à sourire. Alors, il était capable de sourire ! Elle ne l'aurait pas cru… Mais pourvu que ce soit un sourire de bon augure… Dame Ysolde continua son petit manège, jusqu'à ce que Godefroi lui saisisse le poignet, quand elle le frôla de nouveau. Sa prise était ferme, sans échappatoire. Elle le regarda, un peu surprise.

_M'accorderez-vous cette danse, Ma Dame ? lui demanda-t-il de sa voix caverneuse. Ysolde fit semblant d'hésiter quelque peu et jeta un regard qu'elle voulut candide vers sa mère, qui lui donna son assentiment d'un signe de tête. Elle regarda alors Godefroi dans les yeux et celui-ci se leva d'un geste prompt. Il enserra la taille de la jeune femme et l'entraîna dans une danse endiablée. Les autres convives en furent si impressionnés, qu'ils se mirent à battre des mains et, se levant au fur et à mesure, ils se joignirent à eux pour danser aussi. Bientôt, il y eut tant de monde qui tournoyaient dans tous les sens, qu'il devenait de plus en plus difficile de se déplacer. Ysolde sourit en son for intérieur. Elle se rapprocha doucement de Godefroi et lui murmura :

_Eloignons-nous un peu, monseigneur. Je crains de me sentir un peu mal. Tout ce monde… cela me donne le tournis.

Godefroi lui tendit alors le bras et elle y appuya sa main. Ils s'éloignèrent alors à petits pas, vers un endroit un peu moins fréquenté.

 

TETE A TETE ET ECHANGES SURPRENANTS

Au bout d'un moment de marche, Godefroi baissa les yeux vers elle et lui demanda :

_Vous sentez-vous mieux, ma Dame ?

_Oui, monseigneur. Un peu mieux. Je vous remercie.

_Vous dansez fort bien, ma Dame. Ce fut un réel plaisir pour moi de vous accompagner.

Ysolde sourit en détournant les yeux avec une coquetterie savamment étudiée.

_Mais, c'est parce que j'avais un cavalier exceptionnel, monseigneur.

_J'ai toujours aimé la danse. C'est un art distrayant auquel je me livre volontiers quand la musique s'y prête bien.

_Je dois vous avouer que je suis comme vous sur ce point. Mais, savez-vous aussi ce qui me passionne ?

Il lui lança un regard interrogateur et faillit tomber à la renverse quand elle lui déclara :

_La chasse !

Godefroi écarquilla les yeux. Une femme qui chassait, c'était loin d'être courant ! La plupart du temps, elles se contentaient de monter à cheval, et encore, mais se livrer à la chasse…

Ce qu'il ne savait pas, c'était que Dame Ysolde s'était renseignée à son sujet, toujours sous les conseils éclairés de sa femme de chambre Briséis. « Intéressez-vous à ce qui l'intéresse et montrez-lui que vous en savez presque autant que lui sur le sujet. Cela vous donnera de l'importance à ses yeux ». La réaction de Godefroi montrait en tout cas, qu'elle avait suscité son intérêt.

_La chasse ?! Cela est vraiment… surprenant ! Je dois vous avouer que je ne m'attendais pas du tout à cela venant de vous, très chère, s'étonna Godefroi en la dévisageant avec circonspection. Ysolde prit quelque peu la mouche.

_Ah oui ? Et pourquoi donc ? A quoi donc vous attendiez-vous venant de moi, monseigneur ?

_Je m'attendais à une femme de cour, une femme de salon, plus occupée à s'encombrer l'esprit de futilités et à parfaire sa toilette. Une femme qui aimerait à s'occuper de broderie, de chant, de danse, qui s'attacherait à être douce, aimante, et… qui saurait rester à sa place.

Ysolde s'offusqua tout à fait. Elle avait décelé en lui une certaine forme de mépris, de condescendance qui ne lui plaisait décidément pas. Elle le regarda dans les yeux et releva le menton d'un air fier.

_Et puis-je savoir d'où vous est venue une telle image de moi ?

Godefroi parut hésiter quelques secondes avant de déclarer, d'un air neutre :

_Eh bien, n'est-il pas de bon ton pour votre sexe de se conformer à la règle ? Et puis, quand je vous voyais toute maniérée avec vos soupirants prosternés à vos pieds, c'est cette image de vous qui m'est restée gravée à l'esprit.

Ysolde se calma instantanément et le regarda, les yeux pétillant d'une lueur malicieuse.

_Ah… ? Parce que vous me regardiez ? Et mon image est restée gravée en vous…

Godefroi détourna la tête, un peu renfrogné. Ysolde se mordit la langue. Allait-elle trop vite en besogne ? Mais, elle soupira intérieurement quand il lâcha :

_Il faut le croire, en effet.

Ysolde s'empressa de renchérir :

_Je crains, monsieur, que votre image de moi ne soit pas la bonne ! Il serait de bon ton que vous la rectifiiez.

Godefroi sourit et lui dit d'un ton qui la fit frissonner :

_Je m'y emploierai avec plaisir, ma Dame.

Ils firent encore quelques pas, tous les deux plongés dans leurs propres réflexions. Au bout de plusieurs minutes de silence, Godefroi demanda :

_Comment vous sentez-vous ? Etes-vous totalement rétablie ?

Ysolde le regarda d'un air un peu confus, oubliant un peu le stratagème qu'elle avait employé pour l'attirer loin des autres. Mais elle se reprit bien vite et lui sourit, charmeuse.

_Oui, monseigneur, je le crois bien.

_Dans ce cas, vous m'en voyez ravi.

Il s'éloigna d'elle et lui déclara :

_Il commence à se faire tard. Je vais me retirer.

Ysolde sentit une grande déception l'envahir.

_Oh… déjà ?

_Oui. Vous savez que mon domaine se trouve à plusieurs lieus d'ici et je dois me reposer pour y retourner de bonne heure demain matin.

Les autres invités avaient accepté l'hospitalité de Dame Guillemette et demeuraient au château pour la nuit et pour deux autres encore. Godefroi, lui, avait galamment refusé. Ysolde comprenait mieux pourquoi.

_Vous repartez sur vos terres dès demain ?

_ Oui, ma Dame. Comme vous le savez sûrement, mon domaine est extrêmement boisé et j'y organise souvent des chasses. De nombreux nobles participent à ces événements. Et j'ai justement prévu une chasse à courre en fin de semaine prochaine. Il faut que je rentre pour tout organiser et superviser les préparatifs.

_Oh… une chasse à courre en fin de semaine prochaine. Quelle idée fantastique !

_N'est-ce pas ? J'ai de nombreux invités qui s'impatientent déjà. Je serai donc ravi de vous compter parmi eux, puisqu'il s'agit là de l'une de vos passions. Viendrez-vous ?

Ysolde serra inconsciemment les poings et répondit avec assurance :

_Mais bien sûr, monseigneur, puisque vous m'invitez si cordialement.

Godefroi sourit et la regarda dans les yeux, intensément. Ysolde frissonna de nouveau : c'était comme s'il voulait la sonder, comme s'il tentait de lire en elle comme dans un livre.

_Je vous attendrai donc avec impatience, ma Dame.

Cela dit, il la salua galamment et prit congé, laissant Ysolde seule, le cœur battant à tout allure. Dans quelle situation s'était-elle embarquée ? Certes, elle montait à cheval, c'était une excellente cavalière, mais elle n'avait jamais chassé de sa vie !

 

RECOMMANDATIONS MATERNELLES

Les jours défilèrent et avant qu'Ysolde ne le réalise, elle se trouvait dans le château de Godefroi. Ce dernier avait organisé plusieurs jours de festivités et invité la plupart des nobles de la contrée. Ysolde, Dame Guillemette et leur suite furent très impressionnés de l'accueil chaleureux qu'elles reçurent en arrivant. Godefroi se montra charmant, mais il l'était avec tous ses invités. Dame Guillemette fut très heureuse de constater que les sires Gontran et Yvain étaient eux aussi présents. Elle prit sa fille à part et lui parla avec autorité.

_Ma fille, vous savez ce qu'il vous reste à faire ! Il faut à tout prix que vous séduisiez sire Gontran ou même sir Yvain. Je préfère de loin le premier, cela dit. De tous vos prétendants, c'est lui le meilleur parti pour nous !

Ysolde se renfrogna. Plus les jours passaient et plus elle détestait ce vieil homme sale et malodorant et plus elle rejetait l'injonction de sa mère. Elles en avaient longuement discuté au cours des derniers jours, mais sa mère n'en démordait pas.

_Vous devez comprendre que nous n'avons pas le choix ! Nous sommes dans une situation de plus en plus précaire ! Le banquet que vous avez à tout prix voulu organiser a beaucoup entamé le peu qu'il nous reste ! Bientôt, nous ne pourrons même plus assumer les charges courantes et nécessaires à notre survie ! Nous n'avons pas le choix !

_Nous, Mère ? Vous rendez-vous seulement compte que c'est moi et moi seule qui consommerai ce sacrifice ?! Cet homme, ce sire Gontran… est horrible ! Je ne pourrai jamais m'y résoudre ! Et puis… sire Gontran n'est pas le seule prétendant…

_Peut-être bien, mais c'est le plus riche ! Après, il y a aussi sire Yvain… sa fortune est un peu moindre, mais il ferait aussi très bien l'affaire…, murmura Dame Guillemette en regardant l'intéressé d'un œil appréciateur. Mais Ysolde s'irrita.

_Mère ! Je vous en prie !

_Ma fille, avez-vous seulement remarqué ? Regardez autour de vous. Vous n'êtes pas la seule femme à être jeune et belle. La concurrence est rude et si vous n'y mettez pas un peu du vôtre, monseigneur Gontran se détournera de vous pour en épouser une autre ! Et sire Yvain en fera tout autant ! Ce serait fort dommageable pour nous !

Ysolde leva les yeux au ciel.

_Mais je ne ressens d'inclination pour aucun d'eux !

Ce fut au tour de Dame Guillemette de s'irriter. Elle serra le bras de sa fille avec hargne et lui lâcha :

_ Et alors ? Croyez-vous que j'en éprouvais pour votre père quand on m'a unie à lui ? Pas du tout ! Croyez-vous qu'on m'ait demandé mon avis ? Encore moins ! Mais j'ai accompli mon devoir et le devoir de toute femme est de tout faire pour préserver l'honneur de sa famille. Il en a toujours été ainsi et pour nous, il en sera toujours ainsi. Vous devez vous sacrifier, ma fille. Pensez à votre famille ! Pensez à l'avenir sombre qui nous attend !  

Ysolde se troubla. C'était vrai, sa mère avait raison. La situation était vraiment critique et bientôt, il ne serait même plus en leur pouvoir de vivre sur leur domaine ! Et son père qui les avait plongés dans ce cloaque et qui ne revenait toujours pas de son voyage en Terre Sainte ! Elle jeta un regard éperdu autour d'elle. C'était vrai : il y avait beaucoup de jeunes femmes, célibataires, belles et fortunées… Et elle le savait bien : même s'ils avaient une préférence certaine pour elle, sire Gontran et sire Yvain n'hésiteraient pas à la délaisser si elle ne faisait pas un effort de son côté. Et pourtant, avant le bal, elle y parvenait tout à fait. Elle arrivait à prendre sur elle et à jouer de ses charmes pour se les attacher. Mais, maintenant, elle avait de plus en plus de mal, sans qu'elle n'arrive clairement à se l'expliquer. Soudain, ses yeux croisèrent le regard de Godefroi, qui discutait avec une jouvencelle particulièrement souriante. Ysolde détourna promptement la tête et demanda d'une voix contrite à sa mère :

_Et sire Godefroi, mère ? Il est riche lui aussi. Et charmant…

Mais sa mère secoua la tête d'un air vigoureux.

_Charmant, il ne l'est que trop. N'y pensez même pas. Il est, de plus, beaucoup trop jeune ! Il se lassera de vous, alors qu'un homme beaucoup plus mature cherchera à tout faire pour vous garder à ses côtés. Il vous sera beaucoup plus simple de séduire un vieil homme tel que sire Gontran qu'un homme tel que sire Godefroi. Alors, arrêtez ce petit jeu auquel vous vous livrez avec ce dernier. Croyez-vous que je ne vous ai pas vus vous éclipser le soir du banquet ? Sire Gontran et sire Yvain étaient très contrariés à cause de cela !

En effet, sa mère l'avait vertement sermonnée le soir même. Sire Gontran avait était tellement mortifié par son escapade avec Godefroi, qu'il s'était retiré dans sa chambre. Sire Yvain n'avait pas décoléré de la soirée. Ysolde avait vraiment dû faire preuve de beaucoup d'affabilité pour lui rendre le sourire.

_Je le sais, Mère. Vous m'avez déjà réprimandée à ce sujet… répondit-elle, sans l'écouter vraiment. Elle était distraite. Son regard ne cessait de dévier malgré elle vers la haute stature de son hôte. Qui était cette femme qui accaparait Godefroi ?

 

DOUTES ET PROVOCATION

Le lendemain fut consacré à la chasse. Ysolde avait très mal dormi. Elle était très anxieuse. Au cours de la semaine précédente, elle avait glané des informations sur la façon de chasser, mais son expérience demeurait purement théorique. Briséis l'avait quelque peu sermonnée. «Je vous avais dit de vous intéresser à ses passions, madame, pas de les adopter !» Oui… c'était bien vrai, elle avait fait une erreur… Mais Briséis ne comprenait-elle pas qu'elle avait simplement voulu impressionner Godefroi ? Il avait eu une expression si méprisante en parlant des « femmes de cour », qu'elle avait voulu lui faire croire qu'elle n'en était pas une ! Jamais elle n'aurait pensé qu'il la prendrait au sérieux ! Cela dit, elle avait l'impression qu'il avait pris plaisir à la prendre dans la toile qu'elle avait elle-même tissée. La veille, il l'avait invitée à une promenade dans les jardins qui s'étendaient autour du château. Ysolde avait pu constater avec émerveillement que son domaine était tel qu'il l'avait décrit. Une grande forêt jouxtait les jardins parfaitement entretenus. Elle aurait bien aimé vivre dans un tel endroit… Sa joie aurait été parfaite si la jouvencelle, qui était en fait Cunégonde de Croisselle, ne les avait accompagnés, ainsi plusieurs de ses amis. Cette petite femme, menue et volubile, se déplaçait toujours avec toute sa cour : des hommes poudrés et efféminés, qui semblaient ne pas avoir compris qu'ils ne se trouvaient pas à la Cour du Roi et des femmes aussi précieuses que ridicules ! Mais, le pire pour Ysolde avait été de voir à quel point Godefroi et Cunégonde étaient proches. Tout au long de la promenade, il lui avait donné le bras et porté une attention un peu trop particulière. Était-ce pour cela qu'il se montrait indifférent avec elle ? Devrait-elle se résoudre à épouser l'horrible sire Gontran ou le prétentieux sire Yvain ? Non ! Elle refusait de s'avouer vaincue avant même d'avoir tout tenté ! Malgré les argumentations de sa mère, elle préférait se fier à son jugement. Sire Godefroi était certes plus jeune et sans doute loin d'être aussi manipulable que les autres, elle voulait le faire plier, lui faire ravaler cet air de mépris qu'il avait eu lors de leur conversation ! C'était son orgueil et son amour-propre qui étaient en jeu ! Même si ça ne se présentait pas encore sous les meilleurs auspices… Son seul soulagement était de savoir que Dame Cunégonde ne participerait pas à la chasse. «Oh mon Dieu, non ! La chasse est un sport si masculin ! Je ne conçois même pas qu'une femme se livre à quelque chose de si viril et dangereux… Il y a tant d'autres choses à faire pour une femme et qui ne mettraient pas son élégance et sa féminité en péril…» avait-elle déclaré avec sa voix de crécelle. Quel regard indulgent Godefroi avait eu à son égard en l'entendant ! Ysolde avait étouffé de rage : il aurait dû se moquer d'elle ! Ne représentait-elle pas tout ce qu'il méprisait ? Elle s'était retenue de ne pas lui lacérer le visage ! Elle ne comprenait décidément pas son attitude…

C'est donc assez fatiguée qu'Ysolde rejoignit les autres participants à la chasse. Contrairement à ce qu'elle croyait, elle n'était pas la seule femme à y prendre part. Une certaine duchesse de Montcourt, à l'âge assez avancé, avait tenu à venir aussi. Elle montait en amazone et se tenait fièrement sur sa monture.  Sire Gontran, trop vieux pour ce genre d'exercice, avait préféré rester au château. Par contre, sire Yvain était présent, et discutait d'un air affable avec la duchesse de Montcourt qui, Ysolde l'avait appris, possédait une véritable fortune. Mais la jeune femme n'y fit pas plus attention ; Godefroi, qui était déjà à cheval lui aussi, se rapprocha d'elle.

_Bonjour, ma Dame. Avez-vous bien dormi ? Vous semblez un peu lasse encore. _Bonjour monseigneur. J'ai très bien dormi. Quant à ma lassitude, il n'en est rien. Je suis prête à vous montrer de quoi je suis capable.

Elle se mordit la langue. Pourquoi se sentait-elle toujours obligée de fanfaronner devant lui ? Le sourire qu'il lui adressa ne laissait rien présager de bon… Sur l'ordre de Godefroi, un palefrenier s'approcha avec une magnifique monture.

_J'ai pris grand soin de choisir moi-même votre monture, ma Dame. Cette jument est très douce, je l'ai prénommée Patience. Peut-être saura-t-elle atténuer votre tempérament fougueux…

Ysolde lui lança un regard de défi, récupéra les rênes du cheval et sous l'effarement général, elle le monta à califourchon, comme un homme. Dame Cunégonde, qui se tenait en retrait avec sa cour, étouffa un petit cri indigné. Ysolde la toisa avec hauteur et tourna son regard orageux vers Godefroi.

_Je suis prête, monseigneur. Qu'attendons-nous ?

Godefroi était visiblement surpris, mais son sourire démontrait qu'il l'était agréablement. La provocation d'Ysolde avait allumé une étrange lueur au fond de ses prunelles sombres. Il cabra son cheval et déclara la chasse ouverte. On lâcha les chiens et les cavaliers partirent au galop, Ysolde et Godefroi en tête.

 

LA CHASSE

Ysolde n'avait encore jamais vécu un moment aussi éprouvant et humiliant ! Quand Briséis la vit rentrer en fin d'après-midi, complètement trempée et frigorifiée, elle s'alarma et se précipita vers elle.

_Oh Madame ! Mais que vous est-il arrivé ?

La jeune femme lui raconta ses malheurs tandis qu'elle l'aidait à se dévêtir. Tout avait si bien commencé, pourtant. Godefroi et elle étaient partis en trombe et avaient même réussi à semer les autres. Ysolde avait tenté tant bien que mal de calquer ses gestes sur les siens et elle y était assez bien parvenue. Godefroi l'avait même complimentée. Elle s'était sentie pousser des ailes, pour une fois qu'il la regardait d'un air admiratif ! Mais au détour d'un sentier, un énorme sanglier rabattu par les chiens, avait surgi et déstabilisé la cavalière. Patience, effrayée, s'était cabrée et était partie au triple galop, sans qu'Ysolde ne parvienne à la retenir. Elle avait entendu les cris de Godefroi qui l'avaient poursuivie. Patience avait galopé comme si elle avait eu le diable aux trousses. Ysolde, à bout de nerfs, avait tiré si fort sur les rênes, que le cheval avait stoppé net sa course, provoquant la chute de la cavalière qui ne s'était pas attendue à un arrêt aussi brusque. Elle avait dévalé une petite pente, en contrebas de laquelle coulait sagement une petite rivière et s'était retrouvée totalement immergée, la robe et les jupons par-dessus la tête ! C'est dans cette position, fort peu convenable pour une femme de son rang, que Godefroi l'avait retrouvée. Elle avait eu le plus grand mal à se relever et à ramener tout son attirail sur ses jambes nues. Heureusement, à part l'humiliation, elle n'avait subi aucun dommage corporel. Mais elle se souvenait encore du rire tonitruant de Godefroi qui ne s'était pas privé de se moquer vertement d'elle. Il était descendu de son cheval et avait tendu la main pour l'aider, mais elle avait refusé, blessée dans son orgueil et honteuse de ce qu'il avait pu voir… Briséis se désola pour sa maîtresse :

_Madame… quelle humiliation ! Quand Madame votre mère apprendra votre mésaventure…

_Tu n'as pas intérêt à lui en parler ! la rabroua Ysolde, les yeux chargés d'éclairs.

_Moi, je n'en ferai rien, voyons ! Vous savez que je vous suis dévouée. Mais vous savez bien que les informations de ce genre circulent vite.

_Il n'y avait que sire Godefroi qui était présent à ce moment-là. S'il n'en parle pas, nul n'en saura rien, répondit Ysolde. Mais Briséis continua sur sa lancée :

_Mais madame, je suppose bien que tout le monde vous a vue rentrer complètement défaite. L'information risque d'être dévoilée. Madame votre mère l'apprendra forcément.

Ysolde frissonna. Elle préférait ne pas y penser tout de suite. Elle demanda à Briséis de lui préparer un bon bain chaud, histoire de se détendre et se préparer à l'avalanche de réprimandes de sa mère.

Cette avalanche n'avait pas tardé. Sa mère, aussitôt alertée par sa propre femme de chambre, la tança tant et si bien, qu'Ysolde pleura. Sa mère lui défendit de prendre part aux autres activités des prochains jours. Mais Ysolde réussit toutefois à lui faire comprendre qu'elles étaient invitées et qu'il serait très mal vu de ne pas y participer. Sa mère ne fut convaincue que lorsque la jeune fille lui fit remarquer que sire Yvain, tout au moins, était friand de ce genre de passe-temps et que ce serait un moyen pour elle de se rapprocher de lui. «J'aurais préféré sire Gontran, mais soit» avait-elle répondu d'un air pincé. Mais qu'avait-elle avec ce vieil homme ? Cela virait à l'obsession !

Un peu plus tard dans la soirée, avant le dîner, quelques coups furent frappés à sa porte. Qu'elle ne fut pas la surprise d'Ysolde en voyant apparaître Godefroi. Le souvenir de sa mésaventure lui revint instantanément en mémoire et une bouffée de honte lui envahit le visage. Pourquoi était-il là ? Pour la tourner en ridicule ? Briséis qui avait ouvert la porte, sortit sans dire un mot, ce qui était contraire aux conventions. Ce n'était pas bien vu qu'un homme et une femme non mariés se retrouvent seuls dans une chambre. Si jamais Dame Guillemette venait à le savoir… Mais Ysolde n'y pensait même pas. Son esprit bouillonnait tellement qu'elle avait du mal à mettre un peu d'ordre dans ses pensées. Godefroi fit un pas vers elle.

_Je viens m'enquérir de vos nouvelles, ma Dame, déclara-t-il en s'inclinant devant elle.

_Ah oui ? Vous avez fini de vous gausser de moi ? ne put-elle s'empêcher de rétorquer, digne malgré tout. Il se rapprocha d'elle de nouveau et s'excusa platement :

_Je reconnais que mon attitude n'a pas été celle d'un galant homme et j'en suis navré. Loin de moi l'idée d'avoir voulu vous blesser, mais il faut tout de même avouer que de vous voir ainsi trempée, les jupons par-dessus la tête, dans une position plus qu'équivoque…

_Pourrions-nous, je vous prie, oublier ce fâcheux événement ?, répliqua-t-elle en détournant ostensiblement la tête.

_Volontiers, ma Dame. Cela dit, j'espère que vous n'avez pas pris froid…

_ Du tout. Je me sens extrêmement bien. L'eau froide revigore et éclaircit l'esprit !

Godefroi sourit encore, d'un air énigmatique. Était-il en train de se moquer d'elle, de la jauger ou encore autre chose ? Ysolde n'aurait su le dire, mais quelque chose dans son regard lui retournait le ventre.

_Tant mieux. Vous m'en voyez soulagé. Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses.

Il avait l'air sincère, enfin… elle le supposait. Elle acquiesça d'un mouvement de tête un peu raide.

 _Aurai-je donc l'honneur de vous voir au dîner de ce soir ?

Ysolde hésita quelques secondes. Et si la nouvelle s'était répandue parmi tous les invités ? Comme s'il avait lu dans ses pensées, Godefroi lui assura qu'il n'en avait parlé à personne. Les serviteurs qui l'avait vue rentrer dans un piteux état avaient la formelle interdiction d'en parler. Mais… visiblement, l'un d'entre eux n'avait pu tenir sa langue puisque Mathion, la femme de chambre de sa mère l'avait su… Elle remarqua que Godefroi la dévisageait, attendant visiblement sa réponse. Ysolde acquiesça promptement :

_Oui, je serai bien présente au dîner.

Godefroi eut un air satisfait et la salua et se dirigea vers la porte. Avant de la refermer, il se tourna vers elle et lui déclara, le plus nonchalamment du monde :

_Au fait, je sais que nous ne devons plus aborder le sujet, mais je dois vous avouer, ma Dame, que votre position dans la rivière, ce matin, m'a fait prendre conscience d'un détail qui a son importance.

Ysolde lui lança un regard intrigué. Il continua alors :

_J'ai l'impression que vous êtes de ces femmes qui ont la cuisse hospitalière.

Sur un dernier sourire, il s'en alla tout à fait. Ysolde étouffa de rage ! La cuisse hospitalière ? Ce n'était pas ce qu'on disait à une femme de son rang ! Mais… en même temps, elle repensa à sa conversation avec Briséis, au sujet de la séduction. Elle devait jouer de ses charmes, elle le savait. Et s'il était bien vrai que ça la rebutait avec les autres, avec Godefroi, c'était différent. Oui, il y avait quelque chose de différent. Et malgré les rebuffades que sa bonne éducation et son rang lui imposaient, elle ne pouvait s'empêcher d'être fière d'être désirée par un homme tel que sire Godefroi. Prendre ombrage de cette affirmation ne lui serait pas d'une grande aide. Elle mettrait plutôt à profit de se servir de cette information…

 

INCOMPREHENSION

Cela faisait déjà quatre jours que Godefroi recevait sur son domaine. Ysolde se retrouvait dans une drôle de situation. D'un côté, sa mère mettait tout en œuvre pour qu'elle se rapproche de sire Gontran en leur organisant des tête-à-tête à longueur de journée et de l'autre, elle commençait à nouer une étrange complicité avec Godefroi. Finalement, sire Yvain avait préféré s'amouracher de la duchesse de Montcourt, qui le lui rendait bien. Ysolde n'en avait cure. Si seulement le vieux Gontran pouvait se dégoter une autre femme à courtiser, cela l'arrangerait beaucoup ! Mais ce serait le meilleur moyen de provoquer sa mère. Et puis, le vieil homme était bien accroché à Ysolde. Il lui offrait des cadeaux souvent somptueux : des tissus précieux, des bijoux, des tentures retraçant des hauts faits de chevalerie… Il la flattait sur sa beauté, sa grâce, sa candeur. S'il ne s'en tenait qu'à cela, Ysolde pourrait s'en accoutumer. Mais le vieil homme, qui était déjà tellement persuadé d'être prochainement son mari, se montrait de plus en plus entreprenant avec elle. Il ne cessait de poser sur elle ses doigts noueux. Ysolde devait faire preuve de ruse pour tenter de lui échapper. Elle n'y arrivait pas toujours et chaque fois qu'elle le voyait au détour d'un couloir dans le château, ou d'un sentier dans les jardins, elle prenait ses jambes à son cou. Au lieu de refroidir ses ardeurs, le fait qu'elle le fuie, semblait plutôt réveiller sa sève. Mais Ysolde n'y pouvait rien. Elle n'arrivait plus à le supporter. Et tout le temps qu'elle passait à le repousser, à le fuir, était du temps qu'elle ne passait pas avec sire Godefroi. D'autant plus que cette sauterelle de Cunégonde de Croisselle le collait sans arrêt ! Ysolde enrageait de voir que Godefroi était sensible au charme de cette femme. Oui, elle devait l'avouer, Cunégonde était charmante, toujours pleine de gaieté, pétrie de bonnes manières. C'était une excellente femme de salon, tout ce que Godefroi paraissait mépriser… c'était pourtant ce qu'elle avait cru ! S'était-il joué d'elle ? Visiblement, puisqu'il passait son temps à faire le beau devant elle ! Ysolde se sentait perdue. Elle ne comprenait pas l'attitude de Godefroi ! Et pourtant, parfois, comme elle aurait cru… Il y avait bien une certaine complicité entre eux. Il avait une façon de faire avec elle qu'il n'utilisait pas avec Cunégonde. Avec cette dernière, il était charmant, courtois, galant… mais avec elle, il était tour à tour taquin, sarcastique, mais il pouvait aussi se montrer charmeur… Il l'invitait souvent à une promenade digestive, après le dîner et là, ils discutaient beaucoup, échangeaient leurs idées, souvent jusque  tard dans la nuit. Il lui parlait de sa famille, de son amour pour ses terres, de ses passions… Mais il ne lui prenait jamais le bras, comme il pouvait le faire avec Cunégonde, il ne la touchait jamais, ne l'effleurait même pas. Pourquoi vouloir la voir en tête à tête s'il ne tentait jamais rien ? Ysolde s'était-elle trompée en pensant qu'elle lui plaisait ? Son orgueil en prenait un coup. Elle qui avait tant espéré pouvoir faire plier Godefroi… elle devait s'avouer vaincue… L'orgueil blessé faisait décidément bien mal. Elle ne l'aurait jamais cru.

 

LA CHEVILLE

En dehors des promenades et des discussions, Godefroi, sportif, organisa plusieurs activités auxquelles Ysolde participa, parfois, de mauvais gré. Il y eut le tir à l'arc, où elle manqua crever l'œil de la duchesse de Montcourt, qui se trouvait pourtant plusieurs mètres à droite de la cible. Cette dernière lui en avait grandement tenu rigueur, disant à qui voulait l'entendre qu'Ysolde lui tenait rancune de lui avoir volé l'un de ses soupirant les plus assidus ! Dame Guillemette l'avait très mal pris et avait, comme de coutume, déchargé sa colère sur sa fille. Puis, il y eut le jeu de paume au cours duquel Ysolde déchira l'une de ses robes préférée. Mais le pire fut la visite des terres de Godefroi. Il avait plu la veille et bien évidemment, la pauvre Ysolde qui avait tenu à participer à cette excursion à cheval -- au contraire de Cunégonde qui avait choisi une petite calèche tirée par deux chevaux -- glissa dans la boue dès qu'elle posa le pied au sol et se tordit la cheville. Elle dut rentrer au château, dans la calèche de Cunégonde et eut le déplaisir de l'entendre lui répéter qu'elle n'était pas raisonnable et donnait une mauvaise image des femmes ! Allongée sur son lit, Ysolde fulminait. Le seul avantage à cette dernière péripétie, c'était qu'elle ne pouvait pas se déplacer et donc, ses entretiens en tête à tête avec sire Gontran étaient annulés, pour un moment. Elle le voyait tout de même de temps en temps, mais fort heureusement, jamais seule. Bien que sa mère soit obsédée par un mariage entre elle et le vieil homme, elle était aussi très à cheval sur les convenances. Il était hors de question que monsieur, aussi riche soit-il, reste seul avec sa fille dans une chambre. Elle était toujours là, présente entre eux. Godefroi avait fait venir son médecin personnel, qui n'avait rien détecté aucune cassure. Ysolde devait simplement éviter de marcher pendant un jour où deux et tout reviendrait à la normale. Il avait remis à Briséis un onguent à passer tous les jours, deux fois par jour sur la cheville d'Ysolde avant de la bander et la femme de chambre tenait à cœur de le faire. Elle s'apprêtait justement à prodiguer des soins à sa maîtresse, tandis qu'elles discutaient toutes les deux.

_Ah Briséis ! Je suis tellement heureuse de ne pas avoir à supporter seule ce vieil homme lubrique pendant quelques jours ! Il devient de plus en plus entreprenant envers moi et j'arrive de moins en moins à le repousser ! C'est épuisant ! Je n'en peux plus. Je serais même prête à me casser l'autre cheville, juste pour ne plus jamais avoir à le revoir !

_ Oui, Madame, mais ce n'est pas l'avis de votre mère. J'ai entendu dire qu'elle souhaite plus que tout que vous l'épousiez. Mathion m'a dit que sire Gontran renouvelle sa demande à votre mère quasiment tous les jours.

_ Ah oui… ? Il est étonnant que ma mère ne lui ait pas encore donné son assentiment…

_Bien au contraire, Madame. Elle entretient ainsi sa flamme.

Ysolde soupira et se laissa aller à rêver :

_Si seulement, moi, j'avais la possibilité de choisir…

_Je sais très bien qui vous choisiriez, gloussa Briséis en défaisant le bandage qui couvrait la cheville de sa maîtresse. Celle-ci fronça légèrement les sourcils.

_ Briséis, voyons… Je veux juste regonfler mon orgueil en le voyant me supplier !

_Est-ce seulement cela qui vous motive, Madame ?

_Et quoi d'autre, dis-moi ?

Briséis sourit d'un air entendu.

_Monseigneur Godefroi est plutôt bel homme.

Ysolde sentit son visage s'empourprer et ne répondit rien. De toute façon, son expression parlait pour elle. Briséis continua sur sa lancée :

_Et Madame, avez-vous remarqué ? Il était si inquiet le jour où vous êtes tombée ! Et depuis, il vient fréquemment vous visiter…

Trois coups furent frappés à la porte et les deux femmes échangèrent un regard de connivence. Briséis alla ouvrir et tomba, sans surprise aucune, sur le maître de maison. Elle s'inclina et le laissa entrer. Ysolde ne put s'empêcher de sourire.

_ Bonjour ma Dame. Comment allez-vous aujourd'hui ?

Ysolde, qui était alitée, soupira et déclara :

_ J'ai encore des élancements douloureux dans la cheville. C'est assez pénible, je dois dire.

_ Oh… vous m'en voyez navré. J'ai l'impression que…

Il s'interrompit et tourna les yeux vers Briséis, qui attendait un peu en retrait. Puis, il reporta son regard sur Ysolde :

_Me serait-il possible de discuter avec vous, seul à seule ?

_Mais c'est que, voyez-vous, Monseigneur, Briséis s'apprêtait à me prodiguer mes soins…

_Si ce n'est que cela, je peux aisément m'en charger à sa place, ma Dame.

Ysolde écarquilla les yeux. Godefroi ? Mais… Avant même qu'elle ne reprenne ses esprits, Briséis déposa le pot qui contenait l'onguent ainsi que les bandelettes sur le guéridon et elle sortit. Godefroi ne fit ni une, ni deux, il récupéra ce dont il avait besoin et s'assit sur le lit. Avec moult précautions, il saisit le pied de la jeune fille. Elle tressaillit imperceptiblement, tandis qu'il appliquait doucement la pommade sur sa peau. Il faisait preuve d'une telle douceur qu'elle ferma les yeux, savourant l'instant.

_ Est-ce douloureux ? lui demanda-t-il. Sa voix était comme un murmure.

_ Non, bien au contraire, Monseigneur. Vous faîtes preuve de plus de délicatesse que ma bonne Briséis, répondit Ysolde, les yeux toujours fermés. Godefroi continuait de masser sa cheville. Petit à petit, il la délaissa et commença à masser doucement son mollet. Ysolde frissonna davantage. Une grande chaleur commençait à se répandre insidieusement dans tout son corps. C'était bien la première fois qu'elle ressentait cette étrange sensation : l'irrésistible envie que Godefroi se rapproche d'elle et le besoin de s'en éloigner en même temps. Qu'est-ce que ça signifiait ?

 

 

ORGUEIL ET ADMIRATION

 

_ Je crains que ce séjour ne soit qu'une source de déconvenues pour vous, ma Dame.

Elle ouvrit brusquement les yeux et répondit promptement :

_Non ! Je veux dire… bien qu'il me soit arrivé quelques mésaventures, je ne regrette pas du tout d'être venue. Bien au contraire.

Elle plongea son regard dans celui de Godefroi, qui avait immobilisé sa main sur son genou. Ils restèrent un moment silencieux. Ysolde se sentait vibrer, tout d'un coup. Godefroi rompit le contact visuel et attrapa les bandelettes, dont il entoura la cheville de la jeune femme. Il ne parlait toujours pas et Ysolde commença à se sentir anxieuse. Que se passait-il ? Pourquoi ne disait-il rien ? Devait-elle faire la conversation ? Elle sursauta légèrement quand Godefroi se leva brusquement du lit. Il fit quelques pas dans la pièce et lui demanda à brûle-pourpoint :

_ Pourquoi ?

_ Pourquoi… ? Je ne comprends pas, Monseigneur…

_Pourquoi m'avoir fait croire que vous aimiez la chasse ? Pourquoi avez-vous tenu à participer à toutes ces activités, alors qu'il est plutôt clair vous ne vous en sentiez pas capable ?

Ysolde croisa les mains et le regarda en face :

_Qui dit que je n'en étais pas capable ? N'ai-je pas réussi à tenir pendant la chasse ? Si je n'avais pas été surprise par ce sanglier, je l'aurais terminée, cette chasse à courre ! Et pour ce qui est du tir à l'arc, du jeu de paume et de la visite de vos terres, tout cela n'a été… qu'un… mauvais concours de circonstances.

Godefroi éclata de rire. Ysolde le dévisagea, ahuri ! Elle eut un coup au cœur : c'était la première fois qu'elle le voyait rire de si bon cœur et elle le trouva radieux.

_Vous êtes d'une mauvaise foi extraordinaire, Dame Ysolde ! Vous irez jusqu'au bout, n'est-ce pas ?

Ysolde releva le menton, comme un défi et lui demanda :

_Est-ce un mal pour une femme de chercher à se dépasser ? Est-ce un mal pour une femme de choisir sa propre destinée et se battre pour ce qu'elle estime être juste ?

Godefroi retrouva son sérieux, se rapprocha d'elle, s'assit et lui prit les mains.

_Bien au contraire ma Dame, je vous admire même pour cela.

La chaleur redoubla d'intensité dans le corps d'Ysolde. C'était la première qu'un homme lui tenait un tel discours.

_Vous m'admirez ? demanda-t-elle, incrédule et sceptique.

_Vous n'imaginez même pas toute l'estime que je vous porte.

_Mais… Monseigneur, je ne comprends pas. Je dois avouer, même si c'est à contrecœur, que j'ai passé mon temps à me mettre dans des situations on ne peut plus ridicules…

Godefroi sourit.

_ C'est vrai. Mais, à chaque fois, vous avez fait preuve d'une telle dignité et d'une telle ténacité, que je n'ai pu m'empêcher de vous trouver admirable. Et chaque fois que vous vous releviez, j'avais envie de vous pousser dans vos retranchements, juste pour voir jusqu'où vous seriez prête à aller…

_Vous voulez dire que… que toutes ces activités…

_Je ne les ai prévues que pour vous. Au départ, je n'avais organisé que la chasse. Et j'ai rajouté le tir à l'arc et les autres activités juste pour vous pousser à bout. Mais je crois que là… je crois que nous sommes tous les deux allés trop loin.

 

LEVEE DU VOILE

Ysolde serra les doigts de Godefroi entre les siens et baissa les yeux.

_Je pensais que… que Dame Cunégonde était plus à votre goût… Visiblement, vous lui plaisez beaucoup.

_Oui, je le sais. Dame Cunégonde est une très belle femme, bien éduquée et instruite. Elle ne manque pas de fortune, ce qui ajoute à son prestige.

Ysolde serra la mâchoire. L'entendre parler de cette qui l'insupportait en termes si élogieux la contrariait plus qu'elle n'aurait su le dire. Et se força néanmoins à poursuivre :

_Oui… j'ai cru comprendre qu'elle ne vous laisse pas indifférent.

_Ah ? Vous avez compris cela ? Et puis-je savoir sur quoi vous vous basez pour déduire une telle chose.

_Eh bien… votre façon de vous comporter avec elle. Vous êtes toujours si aimable… si charmant, si noble. Vous lui portez toujours une attention particulière. Tandis que…

Ysolde se mordit la langue et garda le silence. Mais Godefroi continua pour elle :

_Tandis qu'avec vous, c'est différent, n'est-ce pas là ce que vous vouliez dire ? Trouvez-vous mon attitude envers vous inconvenante ? Il est vrai que je suis tellement naturel avec vous.

_ Naturel ? Vous voulez dire que vous ne l'êtes pas avec Dame Cunégonde ?

Godefroi esquissa un étrange rictus et Ysolde retrouva dans son expression le même mépris qu'il avait affiché, le jour où ils avaient discuté des « femmes de salon ».

Cette Dame n'a jamais cherché à me connaître, contrairement à vous. Elle ne parle que d'elle, sans se préoccuper de ce que moi, je peux penser. Elle n'a jamais voulu participer à aucune des activités, se contentant toujours de regarder de loin. Je suis quelqu'un de très joueur, comme vous avez pu le constater et il est vrai que je me suis amusé, à tort, je le reconnais, à entretenir sa flamme. Cette femme est si insipide. Vous, Dame Ysolde, vous avez cherché à entrer dans mon monde. Certes, vous ne vous y êtes pas prise de la façon la plus raisonnable, mais je pense que je n'aurais pas voulu qu'il en soit autrement. J'aime votre façon d'être déraisonnable, votre mépris des conventions, votre façon, si particulière, de vous battre pour vos convictions. Oui, je le répète, je ne vous voudrais pas autrement.

_Vous voulez dire que… malgré ma maladresse… ou plutôt à cause d'elle, j'ai réussi à vous plaire ?

_Vous ne m'avez pas séduit dès le premier jour, je ne peux le nier, bien au contraire. Votre façon de vous conduire avec sire Gontran et sire Yvain vous dévalorisait grandement à mes yeux. Mais… le soir du banquet, j'ai découvert votre côté espiègle et là, vous avez commencé à me séduire. Je crois pouvoir dire que vous m'avez acquis à votre cause le jour de cette fameuse chasse. Je me suis moqué de vous, quand vous êtes tombée dans cette rivière, mais c'était surtout pour cacher à quel point votre vue m'a troublé… vous n'imaginez même pas à quel point vous me troublez…

_Monseigneur… murmura Ysolde, très émue. Le voile qui lui obscurcissait la vue se leva. Elle croyait que ce qui la poussait à séduire cet homme était la nécessité de sauver son honneur et sa famille, ou encore l'orgueil de le voir à ses pieds, mais il n'en était rien. Ce qui l'avait poussée à participer à la chasse et à toutes les activités, ce qui l'avait poussé à affirmer si haut ses idées quitte à se disputer avec lui parfois, ce qui l'avait poussé à détester Cunégonde de Croiselle, c'était l'amour. Oui, elle était amoureuse de Godefroi. Elle ne savait pas à quel moment c'était arrivé, mais elle était amoureuse de lui, elle voulait qu'il la considère comme son égale. Tout était clair maintenant pour elle. Elle s'était totalement trompée : elle était persuadée qu'il appréciait Dame Cunégonde, mais c'était le contraire ! En fait, il la méprisait. Elle le regarda et lui sourit. Godefroi lui caressa la joue et se rapprocha d'elle. Ysolde ferma les yeux, prête à recevoir le baiser attendu depuis si longtemps quand du bruit se fit entendre dans le couloir. La porte s'ouvrit à la volée et Dame Guillemette entra comme un ouragan. Godefroi se leva promptement et la salua. Ysolde se recroquevilla dans son lit. La mère de la jeune femme était contrariée et elle le fit savoir.

_Sire Godefroi ! Vous ! Seul avec ma fille, dans sa chambre ! Permettez-moi de vous dire que cela est très inconvenant !

Ysolde trembla. Ses yeux allaient alternativement de sa mère à Godefroi et de Godefroi à sa mère. Mais, à son grand soulagement, le jeune homme réussissait à garder son sang-froid. Il arrivait même à sourire.

_Rassurez-vous Madame, je venais simplement prendre des nouvelles de Dame Ysolde.

Dame Guillemette se renfrogna et croisa les bras sur sa poitrine.

_Ma pauvre fille, estropiée par votre faute, tout de même, lâcha-t-elle du bout des lèvres.

_Mère, vous ne pouvez en tenir rigueur à sire Godefroi, intervint Ysolde, et je ne suis pas estropiée. J'ai juste une foulure à la cheville. Je serai bientôt remise.

_J'espère bien. Sire Gontran a été très contrarié de cet incident vous savez ! continua à se lamenter la mère en roulant des yeux furieux vers Godefroi. Ce dernier l'apaisa :

_Votre fille est en de bonnes mains. Elle sera totalement rétablie sous peu, vous pouvez en informer sire Gontran. Je vais me retirer et vous laisser vous reposer.

Ceci dit, il prit la main d'Ysolde et la baisa, en la regardant dans les yeux. La jeune femme lui sourit et le regarda s'en aller, le cœur en émoi. Une fois qu'il eut refermé la porte derrière lui, la mère d'Ysolde explosa de rage.

_Mais que vous arrive-t-il, ma fille ? Vous ne cessez de désobéir à injonctions ! Imaginez-vous seulement le scandale, si jamais sire Gontran apprenait que vous recevez sire Godefroi dans votre chambre, sans même la présence du moindre chaperon ?!

_ Mère, je ne peux refuser l'accès de ma chambre à sire Godefroi. C'est lui notre hôte, il est partout chez lui, ici.

_ Oh, ne vous moquez pas de moi, ma fille ! Sire Gontran est déjà disposé à faire de vous son épouse et il risque de revenir sur sa parole si jamais il se passe quoi que ce soit entre vous et sire Godefroi ! J'ai l'impression que vous ne vous rendez pas compte de tous les enjeux ! N'avez-vous donc rien dans la tête ?

Sa mère continua à s'échauffer, sans qu'Ysolde ne puisse prononcer le moindre mot. Plus sa mère parlait, plus elle se plaignait et moins Ysolde l'écoutait. Elle repensait à ce que lui avait dit Godefroi et c'était tout ce qui importait pour elle. Elle ressentait encore la pression de sa main sur sa cheville. Tout ce qui lui importait, c'était ce qui était en train de se passer entre eux. Pourtant, une phrase de sa mère la tira de ses rêveries. Elle se redressa dans le lit et interrompit sa mère.

_Qu'avez-vous dit ?

La mère, un peu interloquée d'avoir été interrompue, répéta :

_Si Dame Cunégonde ne m'avait pas prévenue, je ne sais ce qui aurait pu se passer !

_Vous voulez dire que c'est Dame Cunégonde qui vous a dit que sire Godefroi me rendait visite.

_Bien sûr ! Et d'ailleurs, j'ai cru comprendre que sire Godefroi et elle, sont sur le point d'annoncer leurs fiançailles.

_Comment ? Leurs fiançailles ? C'est ce qu'elle vous a dit ?

_Oui. Ce n'est qu'une question de temps. Elle pense que ce sera fait avant la fin de ce mois.

Ysolde ne répondit rien. Pourquoi Godefroi ne lui en avait-il rien dit ? Dame Cunégonde et lui ? Bientôt fiancés ? Était-ce simplement le désir de cette sauterelle à voix d crécelle ou alors était-ce déjà décidé par leurs familles ? « Je suis quelqu'un de très joueur, comme vous avez pu le constater… » Ces mots résonnaient dans la tête d'Ysolde. Était-elle la nouvelle victime de son jeu ? Petit à petit, le doute s'insinua dans son esprit et elle commença à se décomposer de l'intérieur. Son esprit refusait de fonctionner correctement. Elle se contenta d'acquiescer quand sa mère lui fit de nouvelles recommandations.

 

MOTS DE COEUR, MAUX DU COEUR

 

Dès le surlendemain, Ysolde dut reprendre ses entretiens avec sire Gontran. Sa mère avait tellement insisté et tant œuvré qu'elle n'avait pas eu le choix. Cela faisait deux jours qu'elle n'avait pas eu de nouvelles de Godefroi. Était-ce à cause de sa mère, qui l'empêchait de se voir ? Ou alors de sa future fiancée ? Il lui manquait. Elle ne comprenait pas comment il avait réussi à prendre une place aussi importante dans sa vie en si peu de temps. Elle avait été si vulnérable… Godefroi et elle n'avaient aucun avenir… Dame Cunégonde de Croiselle était riche, contrairement à elle… Si jamais Godefroi apprenait la faillite de sa famille, il se détournerait d'elle… Ysolde tentait de se sermonner, mais en vain. Elle ne cessait de penser à son hôte sans pouvoir s'en empêcher. Pire : depuis les confidences qu'ils avaient échangées, elle arrivait de moins en moins à faire bonne figure à sire Gontran. Il semblait à Ysolde que ses défauts étaient démesurés et insupportables : son odeur lui paraissait plus forte, ses dents plus gâtées, sa peau plus jaunâtre. Rien en lui ne trouvait grâce à ses yeux. C'était un calvaire perpétuel auquel il lui était impossible d'échapper. Sa mère y veillait assidûment. Maintenant qu'elle pouvait de nouveau marcher, elle les forçait à sortir et se promener dans les jardins. Elle ne les chaperonnait plus, ce qui voulait tout dire…  Leur vieil homme avait choisi un petit kiosque en pierre, dans le jardin, pour leur rendez-vous. Ysolde n'avait pas apprécié l'endroit. Elle le trouvait trop isolé pour s'y retrouver avec lui. Elle sursauta en sentant la main de Gontran se poser sur son genou. Sire Gontran lui sourit, dévoilant ainsi ses dents cariées. Ysolde, le cœur au bord des lèvres, sentit son corps se raidir.

_Mon enfant, ne soyez pas si distante. Surtout maintenant.

Pourquoi surtout maintenant ? Que voulait-il dire ?

_Voyons sire, est-ce bien raisonnable ? demanda-t-elle en tentant, en vain, de se dérober.

_Bien sûr. Cela est tout à fait raisonnable pour des fiancés.

Des fiancés ? Mais, de quoi parlait-il ? Ysolde comprit en un instant.

_Vous voulez dire que… ?

_Oui, ma chère, j'ai demandé votre main à votre mère ce matin et elle a accepté.

Ysolde se sentit défaillir. Non ce n'était pas possible ! Comment ? Sa mère ne lui en avait même pas parlé… Son cœur se serra douloureusement dans sa poitrine. Voilà pourquoi elle ne les avait pas accompagnés, pour laisse au vieil homme le soin de lui annonce la nouvelle… Sire Gontran prit son manque de réaction pour de l'émotion et en profita pour se rapprocher d'elle. Avant qu'elle ne puisse le réaliser, il s'était déjà jeté sur ses lèvres. Elle eut un haut-le-cœur et tenta vainement de le repousser.

_Allons… laissez-vous faire ! Nous serons bientôt mariés !

_ Non ! souffla faiblement Ysolde alors que Gontran la serrait dans ses bras et l'embrassait de nouveau.

_C'était donc vrai ! lança une voix pleine de fureur. Gontran et Ysolde sursautèrent. Godefroi se tenait là, face à eux, une déception indéfinissable empreignant son visage.

_ Monseigneur ! bredouilla lamentablement Ysolde, au bord de la nausée.

Godefroi tourna les talons et partit à longues enjambées. Ysolde tenta de le rejoindre, mais la prise de Gontran était si ferme qu'elle ne le put.

_Où comptez-vous aller ainsi, ma Dame ? Qu'est-ce que cela veut dire ?

Ysolde le regarda, les yeux méprisants et cracha son dégoût :

_Cela signifie que je préfère mourir plutôt que de vous épouser !

Sire Gontran parut si ébranlé par l'aversion qu'elle éprouvait à son égard, qu'il la lâcha. Elle en profita pour s'enfuir.

_Mais, Madame votre mère a déjà donné son accord ! Vous ne pouvez pas revenir sur sa parole, au risque de perdre votre honneur ! lui cria Gontran. Mais elle n'en avait cure ! Au diable son honneur ! Il fallait qu'elle parle à Godefroi, qu'elle lui explique que tout cela n'était qu'un terrible malentendu ! Elle le chercha dans les jardins, sans le trouver. Elle se précipita dans le château et parcourut de nombreux couloirs. Mais où était-il donc ? En passant devant la bibliothèque, dont la porte était entrebâillée, elle entendit des voix. C'était Godefroi et Cunégonde. Elle n'entra pas, se contentant d'écouter ce qui se disait.

_... vous méritez tellement mieux que cela, Monseigneur ! Un homme de votre rang avec une femme au tempérament si imprévisible ! Elle est si ordinaire ! Tenter de vous séduire alors qu'elle est déjà promise à un autre ! Qu'elle calculatrice !

Il y eut un silence. Quelqu'un marchait dans la pièce. Ysolde sut que c'était Godefroi. Il faisait le cent pas, cela voulait dire qu'il était bouleversé. Très bouleversé.

_Je crois que vous avez raison. Pourtant… j'aurais cru… je ne veux même pas revoir son visage !

Ysolde se retint d'entrer et d'arracher les yeux de cette idiote de Cunégonde !

_ Voyons, Monseigneur, ne soyez pas si irrité. Je saurai effacer cette tristesse au fond de vos yeux. Confiez-vous à moi, je saurai vous apporter le réconfort dont vous avez besoin. Que dîtes-vous de ce soir ? Je vous attendrai dans le jardin, côté ouest, après le repas. Nous discuterons.

Godefroi acquiesça. Ysolde n'y tint plus. Elle poussa la porte et entra. Le visage de Godefroi se renfrogna en la voyant.

_Sire Godefroi, j'implore une audience, supplia-t-elle. Mais Dame Cunégonde fit un pas vers elle.

_Vous ?! Comment osez-vous seulement paraître devant lui après ce que vous avez fait ? Vous n'avez vraiment aucun amour propre !

_ C'est à sire Godefroi que je m'adresse, Dame Cunégonde. Je vous prie donc de nous laisser !

Dame Cunégonde poussa un petit cri indigné, comme elle seule savait le faire. Elle regarda Godefroi, espérant son soutien. Mais ce dernier avait son regard fixé à celui d'Ysolde. Un regard froid, dur et ombrageux. Mais Ysolde le soutenait comme elle pouvait. Dame Cunégonde se tourna vers elle et lui déclara :

_Comment osez-vous vous adressez à moi de la sorte ?! Vous n'êtes qu'une intrigante et une…

_Laissez-nous ! lâcha alors Godefroi d'une voix dure. Dame Cunégonde hésita quelque peu, ne sachant pas à laquelle des deux femmes il s'adressait. Le regard qu'il lui lança l'aida à comprendre qu'il la mettait à la porte. Elle posa des yeux méprisants sur Ysolde et sortit, la tête haute. Ysolde attendit qu'elle eût refermé la porte pour oser parler.

_Ce que vous avez vu tantôt est un malentendu, sire.

Godefroi s'approcha d'elle, la mine fermée. Elle ne l'avait jamais vu aussi dur. Elle frissonna de l'intérieur.

_Dame Cunégonde a bien raison. Vous n'êtes qu'une intrigante !

_Non, je vous assure que non !

_Vous avez voulu me séduire alors que vous étiez déjà promise à un autre ! Comment avez-vous osé faire ça ! Vous me dégoûtez !

Ysolde le dévisagea, interdite. Était-ce bien lui qui, il y avait encore deux jours, disait l'admirer ?

_Je ne savais pas que j'étais promise à sire Gontran. Je ne l'ai appris qu'aujourd'hui…

_C'est faux et vous le savez !

_Mais comment…

_Votre mère m'a expliqué que vous fiançailles sont programmées depuis longtemps. C'est pour cela qu'elle a été si contrariée de me savoir dans votre chambre ! Je comprends bien mieux sa réaction.

_C'est donc ainsi que vous me voyez ? Et si on parlait de vous ?

_De moi ?

_Oui de vous, et de vos prochaines fiançailles avec Dame Cunégonde !

_ Mes fiançailles ?

_Oui ! Vous serez bientôt fiancé à elle et vous venez me comptez fleurette ! Est-ce bien raisonnable ?

Godefroi s'éloigna d'elle et lui tourna le dos.

_Ma famille et celle de Dame Cunégonde se sont entendus bien avant notre naissance pour nous fiancer. Mais pour moi… quand j'ai commencé à ressentir cette attirance envers vous… il n'était plus question de fiançailles avec qui que ce soit d'autre.

Il se retourna vers elle, la mâchoire serrée et continua d'une voix sourde.

_Et vous, vous m'avez laissé m'humilier devant vous, vous vous êtes jouée de mes sentiments. Vous n'avez aucun cœur, aucune morale ! Vous n'êtes, en réalité, qu'une femme légère.

Elle ne put se retenir et le gifla ! Son geste avait même anticipé sa pensée. Comment osait-il dire cela d'elle ? Tout son corps tremblait d'indignation. Jamais elle n'aurait cru que de simples mots pouvaient faire aussi mal au cœur.

_Puisque vous avez une si piètre estime de moi, Monseigneur, je vous épargnerai ma présence. Puisque vous ne voulez même plus revoir mon visage, je vous en priverai.

Elle soupira silencieusement sans même se rendre compte qu'elle pleurait et quitta la bibliothèque à grands pas. Elle retourna dans ses appartements et passa sa nuit à pleurer.

 

RESIGNATION

 

Ysolde avait prévu de quitter le domaine de Godefroi dès le lendemain, mais malheureusement pour elle, le sort semblait s'acharner contre elle. La pluie s'était mise à tomber tôt dans la matinée et ne semblait pas vouloir s'arrêter. De plus, vu que sire Gontran comptait demeurer chez sire Godefroi jusqu'à la fin de la semaine, sa mère tenait à ce qu'elles y restent, elles aussi. Ysolde avait perdu sa joie de vivre. Son humeur alternait en permanence entre la tristesse, la colère et la déception. Sa mère s'inquiétait de la voir si apathique. Bien évidemment, sire Gontran lui avait raconté le jour-même ce qui s'était passé et lui avait expressément demandé s'il se passait quelque chose entre sire Godefroi et Dame Ysolde. Dame Guillemette avait dû le rassurer, lui affirmé qu'il n'y avait strictement rien entre eux et lu avait assuré de sa bonne foi. Sa fille serait bientôt sa femme, il n'avait aucun souci à se faire. Elle avait prévu de sermonner Ysolde, mais en se rendant dans sa chambre le soir, elle l'avait trouvée en pleurs et si triste, qu'elle n'en avait pas eu le cœur, finalement. Elle ne savait que trop bien ce que pouvait ressentir Ysolde. Elle-même avait cru mourir le jour où son père avait décidé qu'elle épouserait le seigneur de Courmont. Elle s'était rebellée, avait supplié, mais elle l'avait tout de même épousé. Contre son gré. Elle l'avait fait car il en allait de l'honneur de sa famille. Son père ne pouvait pas revenir sur sa parole. Dame Guillemette soupira. Ce qui l'avait sauvée, c'était qu'elle n'avait jamais été amoureuse de sa vie. Pas comme Ysolde. Voilà pourquoi elle ne voulait pas qu'elle se rapproche de cet homme ! Elle avait mis sa fille en garde, mais… tout aurait été tellement plus simple si elle avait écouté ses recommandations ! Sire Gontran était plus qu'épris d'Ysolde, et la chance qu'elle avait, c'était qu'il était déjà très vieux. Elle n'aurait pas à le supporter très longtemps ! Pourquoi ne pouvait-elle le comprendre ? L'amour n'était pas la condition indispensable à la réussite d'un mariage. Son mari et elle n'avaient jamais rien partagé… et elle n'en était pas malheureuse pour autant. Elle n'avait jamais été aussi heureuse que le jour où il avait décidé de partir pour les Croisades. Si seulement il n'avait pris toute leur fortune pour cela ! Ysolde devait penser à sa famille, elle devait se sacrifier, il fallait qu'elle le comprenne. Elle se rendit dans la chambre de sa fille pour lui faire entendre raison. Cette dernière était assise près de la fenêtre et brodait d'un air las. Elle ne tourna pas la tête vers sa mère quand elle l'entendit entrer.

_Bonjour ma fille.

_Bonjour mère, répondit Ysolde, les yeux fixés sur ce qu'elle faisait. Dame Guillemette s'approcha d'elle.

_Je sais que vous m'en voulez beaucoup, mais… c'est pour notre bien que je l'ai fait. Si vous n'épousez pas sire Gontran, nous ne tiendrons pas et d'ici deux mois, nous serons à la rue.

Ysolde ne répondit rien. Dame Guillemette continua sur sa lancée :

_Je peux comprendre votre désarroi, mais le bien de la famille passe avant tout. Pensez à vos frères et sœurs qui nous attendent au château. Voulez-vous les voir réduits à la mendicité ?

Ysolde continua de l'ignorer. Elle continua tout de même :

_Sire Godefroi ne vous aurait jamais épousée. Il est déjà promis à Dame Cunégonde de Croiselle. Il se serait joué de vous ma fille. Il vous aurait sûrement déshonorée et alors, qui voudrait de vous ? Même sire Gontran se détournerait de vous. Ne comprenez-vous pas que j'essaie juste de vous protéger ?

Ysolde posa son tambour à broder sur ses genoux et leva les yeux vers sa mère.

_Je le sais mère. Je n'ai plus le choix de toute façon, sire Godefroi ne désire plus me voir. J'espère que le temps nous permettra de rentrer rapidement. Cette situation est plus qu'inconfortable. Dès que nous serons rentrées, vous pourrez commencer à préparer le mariage.

Cela dit, elle tourna la tête vers la fenêtre et regarda au dehors. Son cœur était aussi morne et gris que la pluie qui diluait tout sur son passage.

 

INDISCRETIONS

 

Godefroi n'était pas de bonne humeur, lui non plus. Il regrettait ce qui s'était passé dans la bibliothèque, la veille. Ses mots avaient dépassé sa pensée. Il avait été si déçu d'apprendre que Dame Ysolde allait épouser sire Gontran, qu'il n'avait pu contenir sa colère. Sous le coup de la fureur, il n'avait même pas cherché à comprendre, ni écouter ce qu'elle lui disait. Mais, maintenant, avec le recul, il réalisait qu'il avait eu tort. Il repassa encore une fois la scène dans sa tête : Dame Ysolde, sous le kiosque, avec sire Gontran. Il avait cru voir un baiser passionné, mais finalement… Dame Ysolde semblait plus se débattre qu'autre chose. Elle tentait de repousser le vieil homme. Était-ce vraiment la réalité ou alors la transformait-il pour lui trouver une excuse ? Il soupira : elle lui manquait. Il s'en voulait de l'avoir blessée, mais en même temps, il ne se voyait pas implorer son pardon. Pouvait-il encore arranger la situation ? Et si oui, comment ? Au détour d'un couloir, il surprit une conversation qui le laissa sans voix.

_Puisque je te le dis, Mathion. Ma pauvre maîtresse est si désespérée, qu'elle a finalement accepté d'épouser le vieux sire Gontran !

_Mais quel malheur ! Cet homme est si horrible ! Pauvre jeune Dame.

_Oui… pour sûr ! Moi qui avais tant espéré qu'elle épouserait ce jeune maître… mais tout a dérapé à cause de Dame Guillemette… si seulement la situation n'était pas si désespérée…

_C'est vrai, Briséis, tu as bien raison. Madame dort fort mal ces derniers temps. Elle ne sait vraiment pas comment faire pour se sortir de la faillite. Il n'y a que le mariage de Dame Ysolde et sire Gontran qui les sauvera de la ruine. Et tu connais les gens de la haute. Ils ne sont pas comme nous… ils n'ont jamais connu la pauvreté.

_Tu as bien raison. Mais moi qui l'ai connue, je ne suis pas pressée de la retrouver !

_Pour sûr…

Les deux femmes de chambre s'étaient éloignées et Godefroi resta là, immobile, à tenter d'assimiler ce qu'il avait entendu. La famille de Dame Ysolde était ruinée ? Dame Guillemette comptait arranger leur situation en forçant Ysolde à épouser sire Gontran… ? Ou alors… Dame Ysolde avait elle-même tout manigancé… Godefroi se prit la tête dans les mains. Mais quel idiot ! Dire qu'il avait failli retomber sous son charme. Non, cette femme n'était décidément pas ce qu'il croyait…

 

Le soir même, Ysolde elle ne parut pas au dîner, prétextant un malaise. Elle resta dans sa chambre, tantôt fébrile, tantôt énergique. Elle ne pouvait plus reculer, il fallait qu'elle épouse sire Gontran. Elle devrait serrer ses dents jusqu'à la fin de sa vie ! Elle n'arrivait pas à se faire à cette idée. Une larme roula le long de sa joue. Elle l'essuya d'un geste rageur. Elle ne devait pas penser à Godefroi, il n'en valait pas la peine. Il avait été si dur avec elle, il lui avait tenu de tels propos. Rien que s'en souvenir lui retournait le ventre. Elle se leva du siège sur lequel elle s'était assise et se mit à arpenter l'espace de long en large. Soudain, la chambre lui parut minuscule. Elle se sentait étouffer sous le poids d'un fardeau impalpable. Il fallait qu'elle sorte, qu'elle respire, qu'elle trouve une échappatoire. Elle revêtit sa capeline et sortit. Marcher dans les jardins lui ferait sûrement du bien. Si elle continuait à angoisser de la sorte, elle ne survivrait pas. Il fallait qu'elle se fasse une raison. « Je n'ai pas le choix… je n'ai pas le choix »

La nuit était assez douce et la lune prodiguait une lumière qui permettait de se déplacer sans trop d'appréhension à l'extérieur. Alors qu'Ysolde grimpait la petite côte qui menait au kiosque où sire Gontran lui avait volé un baiser, elle entendit des voix, légèrement étouffées. Il s'agissait d'un homme et d'une femme. Elle reconnut la voix de la femme sans aucune hésitation. Il n'y en avait qu'une à avoir une voix aussi insupportable : Dame Cunégonde. Avec qui discutait-elle dans les jardins ? Ysolde se souvint qu'elle avait donné rendez-vous à Godefroi, en soirée… E pourtant, ce n'était pas la voix de Godefroi… La curiosité d'Ysolde fut immédiatement piquée. Cunégonde, avait-elle un autre soupirant que Godefroi ? Il ne manquait plus que ça ! Dire qu'elle avait joué le rôle de la vierge effarouchée ! Mais quelle hypocrite ! Ysolde se rapprocha discrètement, se mettant à l'abri des bosquets fournis et jeta un œil vers les deux ombres qui se mouvaient, discrètement, elles aussi. Elle ne réussit pas à distinguer le visage de l'interlocuteur de Dame Cunégonde, car il était caché par l'obscurité. Mais elle put se rendre compte que leur discussion n'avait rien de vraiment romantique. Ils semblaient même se disputer…

 

 

CONFIDENCES AU CLAIR DE LUNE

 

Ysolde dut tendre l'oreille pour bien entendre ce que complotaient Dame Cunégonde et l'inconnu. Une chose était sûre : ils n'étaient pas d'accord et le ton qu'employait l'homme suintait de mépris.

_Comment cela, il faut encore attendre ? Je vous ferais remarquer que je n'ai pas beaucoup de temps ! Je dois le voir ce soir, après le souper ! Et là, il doit se demander où je me trouve !

_Ma chère, vous devez gagner du temps. Nos informations ne sont pas encore totalement sûres…

_Mais que vous êtes donc lents ! Une enquête de la sorte ne devrait pas prendre tant de temps, voyons ! Tout ce que vous devez découvrir, c'est la véritable étendue de sa fortune !

_Je vous signale, très chère amie, que ce genre d'information doit être déniché en toute discrétion. Nous ne pouvons pas nous permettre de poser des questions au vu et au su de tout le monde. Nous devons trouver des informateurs dignes de confiance et grassement les payer de surcroît…

_Vous savez pourtant que l'argent n'est pas un problème !

_L'indiscrétion en est une, gente Dame.

_Ah ! Cessez avec vos formules mielleuses ! Je sais très bien ce que vous pensez de moi ! Me croyez-vous donc sotte à ce point ! Tout ce que je veux, c'est connaître l'étendue de la fortune de sire Godefroi ! Mon père est certain que le voyage son père au Moyen-Orient n'avait rien à voir avec les croisades. Il n'était pas aussi stupide que sire de Courmont !

Ysolde ne put qu'acquiescer, à contre-cœur…

_Toutes les informations que nous avons recueillies jusqu'à présent confirment l'hypothèse de votre père. Le père de sire Godefroi aurait bien trouvé un filon de pierres précieuses lors de son voyage. Il l'aurait acheté et serait, de ce fait, devenu extrêmement riche. Et quand on sait qu'avant cela, il disposait déjà d'une belle fortune…

Ysolde se retint de sursauter. Sire Godefroi était probablement plus riche que sire Gontran… Si seulement sa mère avait été au courant de tout cela, ce ne serait pas un vieil homme lubrique qui l'attendrait devant l'autel ! Le rire de Dame Cunégonde la sortit de ses réflexions.

_Le plus drôle, c'est qu'avec la mort de son père, sire Godefroi devient ainsi le plus beau parti du pays ! Et sa fortune, associée à la mienne, m'élèvera presque au rang de reine !

_Ça, ma Dame, ce n'est pas encore fait !

_Ce n'est plus qu'une question de temps ! J'ai déjà réussi à l'éloigner de cette intrigante de Dame Ysolde de Courmont ! Et ça n'a pas été une chose aisée. Plus je la dénigrais et plus elle semblait lui plaire ! Mais, cette fois-ci, le problème est résolu. Je peux maintenant le séduire, ce qui risque d'être assez facile, vu qu'il a le cœur brisé… Et bientôt, je disposerai de toute sa fortune.

_N'oubliez pas ma participation au projet et ce que vous me devez…

_Votre participation sera pleinement récompensée quand le projet arrivera à son terme ! Il doit d'abord m'épouser. Puis, ensuite, viendra l'accident et le fils rejoindra bientôt le père dans la tombe. Et à ce moment-là, toutes vos espérances seront comblées.

Là, Ysolde ne put se retenir de sursauter.

_J'ai entendu du bruit, déclara l'homme, en alerte.

_Vous pensez qu'il y a quelqu'un ?

Ysolde s'immobilisa et ferma les yeux. Elle entendit des bruits de pas qui se rapprochaient de l'endroit où elle se trouvait. Elle s'accroupit très doucement et se renfonça dans le bosquet, à tel point qu'elle n'était pas visible, encore plus dans l'obscurité. L'homme s'arrêta à quelques pas d'elle et scruta les environs. Le silence qui régna pendant quelques instants parut assourdissant, mais heureusement pour Ysolde, Dame Cunégonde préféra écourter l'entrevue.

_Avez-vous vu quelque chose ?

_Non ma Dame. Il n'y a rien de suspect.

_Nous ferions mieux de nous éloigner. Je dois rejoindre les autres maintenant. Je n'ai que trop tardé…

Les voix diminuèrent en intensité. Ysolde attendit un long moment avant d'esquisser le moindre geste. Son cœur battait la chamade. Ils avaient prévu d'assassiner Godefroi ! Et visiblement, le père de ce dernier l'avait été aussi… par eux… Mais pourquoi ? La famille de Croiselle était déjà immensément riche ! Alors pourquoi en vouloir encore à la fortune de Godefroi ? N'était-ce que pour l'argent ? Y avait-il un but caché ? Ysolde ne comprenait pas. Elle ne voulait même pas chercher à comprendre davantage ! Il fallait qu'elle parle à Godefroi, de toute urgence… Mais… il refuserait de lui parler, c'était certain… Il ne voulait même plus la voir. Godefroi ne pouvait pas mourir ! Pas avant que… Elle réfléchit à toute allure et une idée commença à germer dans son esprit.

 

USURPATION

 

Il fallait que ça marche. Quelques coups discrets frappés à la porte firent Ysolde bondir de son siège. Elle ouvrit promptement. C'était Briséis. Elle souriait à pleine dents.

_C'est fait ? lui demanda Ysolde d'un ton anxieux.

_C'est fait, Madame.

Ysolde soupira d'aise et retourna s'asseoir. Elle n'était pas tout à fait à l'aise d'avoir fait ce qu'elle avait fait, mais, en même temps, c'était pour la bonne cause. Briséis, elle, souriait toujours, nullement mal à l'aise. Sa mère était guérisseuse et lui avait transmis sa connaissance des plantes. Ysolde avait donc fait bon usage de cet art et l'avait chargée de chercher des plantes particulières, des plantes aux vertus particulièrement laxatives. Briséis avait pris sa mission très à cœur. Sa maîtresse lui avait raconté tout ce qu'elle avait entendu dans le jardin et lui avait parlé de son plan. Du coup, la jeune femme de chambre avait choisi les plantes avec soin, les avait finement hachées et, avec l'aide d'une complice en cuisine, les avait parsemées dans chacun des plats de Dame Cunégonde. Cette dernière avait mangé sans se douter de rien et fort heureusement ou malheureusement pour elle, elle avait bon appétit. Au bout d'une demi-heure, environ, Dame Cunégonde avait commencé à se sentir indisposée. Elle s'était mise à transpirer et à se sentir assez mal. Briséis s'était amusée de la voir se tortiller sur son siège. Au bout d'une heure, n'y tenant plus, la Dame s'était rapprochée de Godefroi et lui avait murmuré quelque chose à l'oreille, puis elle avait dû s'éclipser, aussi blanche qu'un linge. Briséis l'avait suivie discrètement en riant sous cape. Elle n'aurait jamais cru qu'une femme du monde pourrait courir aussi vite avec une robe aussi chargée et imposante ! Dame Cunégonde avait filé jusqu'à sa chambre et une fois qu'elle fut entrée, Briséis s'était arrangée pour bloquer la porte. Avec la dose d'herbes qu'elle lui avait donnée, la Dame ne serait pas près de reparaître de la soirée, mais on n'était jamais assez prudent ! Ysolde ne put s'empêcher de rire quand Briséis lui raconta toute l'histoire. Elle était soulagée : elle avait maintenant le champ libre pour rejoindre Godefroi. Elle n'avait plus aucun scrupule quant à sa mauvaise action. Après tout, Cunégonde n'était qu'une intrigante, une femme vraiment mauvaise et cruelle ! Et même si Godefroi n'était qu'une tête de mule, Ysolde ne pouvait pas le laisser épouser une telle femme ! Elle revêtit de nouveau sa capeline et sortit précipitamment, sous les encouragements de Briséis. Il fallait qu'elle fasse entendre raison à son hôte. Elle sortit dans l'obscurité et emprunta le sentier qu'elle avait pris, quelques instants plus tôt. Elle se revit, marchant sans but, tenter vainement de respirer, de reprendre les rênes de sa vie, de tenter d'accepter l'inéluctable. Là, c'était différent. Elle avait un but et elle irait jusqu'au bout. Elle se rendit du côté ouest, au lieu de rendez-vous fixé par Cunégonde. Ysolde supposa que c'était du côté du lac, un lieu particulièrement apprécié par la Dame de Croisselle. Son cœur bondit dans sa poitrine quand elle aperçut une silhouette qui lui tournait le dos. Godefroi était déjà là, debout dans la lumière froide de la lune. Ysolde s'immobilisa. Elle regarda sa haute stature et tenta d'en imprimer chaque contour sur ses rétines. Elle voulait pouvoir s'en souvenir à jamais. La jeune Dame ferma les yeux, prit sa respiration et se rapprocha de lui, la démarche affirmée.

_Monseigneur, l'appela-t-elle.

Godefroi sursauta. Il se retourna et quand il la vit, toute son expression révéla une vive surprise.

_Dame Ysolde ? Mais… ce n'est pas vous que…

_ Oui je sais. Je vous en prie, écoutez-moi…

Godefroi se renfrogna et toute son attitude trahissait son mécontentement : sourcils froncés, bras croisés, mâchoire serrée. Ysolde frémit en son for intérieur. Elle avait déjà eu un premier aperçu de sa colère et elle redoutait d'avoir à la subir de nouveau.

 

EXPLICATIONS

 

_Je vous en prie, Monseigneur, écoutez-moi ! Je que j'ai à vous dire est de la plus haute importance !

_Je n'ai pas à vous écouter, ma Dame ! Nous nous sommes déjà tout dit !

_Justement, non ! J'ai appris que…

_Qu'est-ce que vous manigancez encore ? Cela ne vous suffit pas de vouloir mettre la main sur la fortune de sire Gontran afin d'effacer les dettes de votre famille ?

Ysolde sursauta et ne sut que dire, pendant quelques secondes. Godefroi était au courant ?

_Mais… comment…

_Comment je l'ai su ? Cela importe peu ! L'essentiel c'est que je sois au courant ! Que tentez-vous de faire maintenant ? Après avoir usé de vos charmes pour manipuler un vieil homme vous essayez de me séduire, moi ? Vous êtes vraiment de la pire espèce, une femme des plus…

_Vous aurez tout le temps de m'invectiver plus tard, Monseigneur, mais pour l'instant, vous allez m'écouter !

Son ton était sans appel et Godefroi ne put que se taire. Ysolde lui raconta alors la conversation qu'elle avait surprise entre Cunégonde et l'inconnu. Elle avait très peur qu'il ne la croie pas, mais c'était un risque qu'elle devait courir. A son grand soulagement, il lui accordait de plus en plus d'attention au fur et à mesure de son récit. Quand elle eut terminé, il lui demanda :

_Vous êtes sûre de ce que vous avez entendu ?

_Oui, j'en suis sûre.

_Et qui était cet homme avec lequel Dame Cunégonde s'entretenait ?

_Je ne sais pas. Je n'ai pas pu voir son visage.

Godefroi parut réfléchir pendant un moment et la regarda.

_J'avais des doutes concernant la soi-disant mort accidentelle de mon père. Votre découvert ne fait que confirmer ces doutes. Mais… je n'aurais jamais pensé que la famille de Croisselle… une famille si respectable, au premier abord…

_Je suis désolée. Ma découverte, comme vous dites, vient sans doute remettre en cause vos fiançailles avec Dame Cunégonde…

_Mes fiançailles ?  lui demanda-t-il en écarquillant les yeux.

_Dame Cunégonde aurait affirmé à ma mère que vous seriez bientôt fiancés…

Godefroi sourit avec mépris.

_Seule la folie me ferait épouser une femme pareille.

Il la regarda dans les yeux et ajouta :

_La folie ou le désespoir.

Ysolde détourna la tête. Il avait une telle façon de la regarder… Existait-il, ne serait qu'un infime espoir ? Elle devait le savoir.

_Je… je suis désolée de vous avoir giflé lors de notre dispute. Je l'ai regretté…

_Je l'avais mérité. Je vous avais offensée…

_Tout cela est un malentendu…

_J'aimerais que vous m'expliquiez tout. Ce serait mieux, ne croyez-vous pas ?

Elle opina de la tête, le cœur oppressé.

_Ma famille est ruinée. Mon père a tout dilapidé en partant en croisade. Il nous reste, à ma famille et moi, à peine de quoi survenir à nos besoins.

Elle serra les dents pour ne pas pleurer devant lui.

_Notre seule solution, vu que mon père ne rentrait pas et que nous n'avions plus aucune nouvelle de lui depuis plusieurs années, était que j'épouse un homme dont la condition nous permettrait de nous en sortir.

Elle releva la tête, se redressa et le regarda dans les yeux.

_C'est moi qui en ai eu l'idée. Mais… je voulais le faire pour sauver l'honneur de ma famille et nous épargner la honte de devoir quémander de quoi survivre. Je suis prête à faire ce sacrifice. Ma mère a trouvé les différents prétendants et de tous ceux qu'elle a trouvés, son choix s'est porté sur sire Gontran. Elle pense qu'il est le meilleur parti pour moi. Je suis prête à me sacrifier pour mes frères et sœurs, pour ma mère, pour que notre nom ne soit pas traîné dans la boue. Je suis prête à assumer cette union. C'est mon devoir.

Godefroi plissa les paupières et se rapprocha d'elle d'un pas.

_Et vous ? Qu'en pensez-vous ?

Ysolde ne put soutenir son regard et se détourna de lui. Les larmes qu'elle tentait si fort de retenir roulèrent sur ses joues et elle étouffa un sanglot. Elle se raidit quand elle sentit les mains de Godefroi se poser sur ses épaules.

_Je vous ai bien entendue, ma Dame et les mots que j'ai retenus sont ceux-ci : sacrifice, assumer, devoir. Vous êtes terrifiée par ce mariage.

_Oui ! Oui ! C'est vrai ! Je suis morte de peur, mais je n'ai pas le choix ! Je ne l'ai pas ! Je ne suis qu'une femme ! Je ne peux pas disposer de ma vie ni de mon destin comme je le voudrais ! Je n'en ai pas le pouvoir !

Elle avait crié ces mots qui lui lacéraient la gorge pour sortir. Elle ne pouvait plus se retenir. Godefroi la força à lui faire face.

_Et si vous pouviez choisir ? Si vous disposiez de votre vie, que feriez-vous ?

 

 

QUAND LE CŒUR SE CONFESSE

 

« Que feriez-vous ? »

Les mots de Godefroi résonnèrent en Ysolde et se répercutèrent en elle comme une onde de choc. Que ferait-elle ? Que ferait-elle ?

_Je… je crois que je frapperais mon père et je lui dirais ma façon de penser, s'entendit-elle répondre, incrédule. Godefroi, plus ahuri encore, éclata de rire. Cette femme ne cessait de le surprendre. Il ne s'était pas du tout attendu à cette réponse-là. Ysolde sourit à travers ses larmes, qu'elle essuya d'un revers de la main.

_Vous êtes incroyable, ma Dame. Vous ne finissez pas de m'étonner.

_Tout est de sa faute, après tout et je le lui ferais savoir, si je le pouvais. Mais… plus sérieusement… j'aimerais avoir le droit de choisir à qui je donnerais ma main. Si j'avais le choix, je choisirais un mariage d'inclination, plutôt qu'un mariage arrangé.

_Et visiblement, sire Gontran ne remporte pas vos faveurs ?

Ysolde leva un regard outré vers lui.

_Vous le savez bien, voyons !

_Ah ? Et comment le saurais-je ? La dernière fois que je vous ai vus ensemble, vous vous embrassiez passionnément !

_Mais puisque je vous dis que tout cela est un malentendu ! C'est sire Gontran qui m'a embrassée ! Il m'a forcée… je ne voulais pas…

Le rire moqueur de Godefroi la cloua sur place. Il riait, la dévisageant avec malice. Elle prit la mouche et s'éloigna de lui en reculant d'un pas, mais Godefroi se rapprocha d'elle et lui enlaça la taille, de telle sorte qu'elle se retrouva collée contre son torse. Elle sentit une vive chaleur lui empourprer les joues et leva les yeux vers lui.

_Vous vous moquez de moi !

_Oui, je le concède, ma Dame. Et surtout, je reconnais que je me suis mépris sur ce que j'ai vu. Je n'ai pas cherché à comprendre. Quand je vous ai vue dans les bras de cet homme, mon sang n'a fait qu'un tour et je me suis emporté. Contre lui, contre vous, contre le monde entier. J'ai été profondément vexé et…et…

_Et jaloux ? suggéra-t-elle d'une voix douce. Il sourit et soupira lentement :

_Et jaloux. Terriblement jaloux.

Elle posa une main sur le torse de Godefroi et lui murmura :

_Vous auriez dû savoir que je ne me serais jamais jetée dans les bras de sire Gontran de mon plein gré. Vous auriez dû le savoir !

_Et comment aurais-je pu le deviner ?

Elle eut un mouvement de recul et fronça les sourcils.

_Vous auriez dû ! Pourquoi croyez-vous que je me sois tant ridiculisée durant ces derniers jours ? La chasse, le tir à l'arc, la chute dans la boue ! Toutes les informations que j'ai glanées à droite à gauche pour apprendre à vous connaître ! Toutes ces discussions que nous avons eues, toutes ces fois où j'ai recherché votre compagnie !

_Donc, si vous aviez pu choisir votre destinée, c'est moi que vous auriez choisi ?

_Bien sûr que oui ! N'était-ce pas évident ?

Elle ouvrit grand les yeux en réalisant ce qu'elle venait de dire. Elle baissa la tête, honteuse de s'être dévoilée de façon si directe, mais Godefroi lui intima :

_Regardez-moi, Ysolde.

C'était la première fois qu'il prononçait son prénom et il résonna comme une douce mélodie à son oreille, comme une caresse à son âme. Elle le regarda :

_Vous m'avez dit être prête à vous sacrifier pour votre famille, pour votre honneur, mais c'est faux. C'est faux, parce que vous m'auriez épousé, alors que ma fortune était beaucoup moindre que celle de sire Gontran. Et je pousserais même mon raisonnement, en disant que vous auriez été capable de m'épouser même si je n'avais pas le moindre sou.

Ysolde sourit et répondit :

_Je ne pense pas. Je n'aurais pas eu assez de fortune pour vous épouser et pour payer l'enterrement de ma mère. Parce qu'une chose est sûre, elle n'aurait pas survécu à une telle nouvelle.

Ils se mirent à rire, tous les deux. Ysolde posa son front contre le torse de Godefroi et avoua :

_ C'est vrai, vous avez raison… je suis bien ingrate. Je ne sauverai pas ma famille, car je refuse d'épouser sire Gontran ! Je refuse d'épouser quiconque d'autre que vous.

_Et moi, je refuse d'épouser quiconque d'autre que vous, lui répondit-il.

Elle releva brusquement la tête.

_Mais… ma famille est quasiment ruinée !

_Et moi, j'aurai bientôt de quoi subvenir à vos besoins et je m'engage à prendre en charge votre famille, s'il le faut. Je vous aime, ma Dame, bien que vous soyez irrévérencieuse, malicieuse, frondeuse, autoritaire, bien trop audacieuse pour les femmes de notre temps et quasiment ruinée. Vous êtes donc parfaite pour moi. Je ne voudrais pas une autre femme que vous.

 

 

LE DUEL

 

Godefroi se rapprocha d'Ysolde et l'attira davantage contre lui. Il murmura à son oreille.

_Vous êtes donc prête à me donner votre main ?

Elle leva les yeux vers lui et répondit :

_Oh oui, je le veux. Et je vous donnerai bien plus que ma main, Monseigneur.

Godefroi sourit de plus belle, de surprise et de plaisir tout à la fois. Soudain, une idée lui traversa l'esprit :

_Mais… j'y pense ! Et Dame Cunégonde ? Comment avez-vous réussi à la convaincre de nous laisser discuter ? Parce que c'est elle que j'étais censé rejoindre ce soir et je doute qu'elle ait accepté facilement de vous céder sa place…

Ysolde détourna légèrement les yeux.

_ Disons que… je ne lui ai pas vraiment laissé le choix.

Godefroi l'interrogea du regard. Ysolde lui déclara alors :

_Vous avez sûrement dû remarquer que Dame Cunégonde était indisposée durant le souper…

_Indisposée ? Le mot est plutôt faible. Elle avait l'air carrément malade… oh ! Ne me dîtes pas que… !?

Ysolde lui raconta ce qu'elle avait demandé à Briséis de faire pour elle. En entendant son récit, Godefroi ne put s'empêcher d'éclater de rire de nouveau ! Ysolde rit avec lui.

_Ma Dame, vous êtes la femme la plus machiavélique qu'il m'ait été donné de rencontrer.

Elle le regarda avec malice et lui demanda d'une voix suave :

_Et cela vous déplait-il ?

_Loin de là. Vu que vous m'avez dit tantôt que vous me donneriez plus que votre main, je dirais que je trouve ça même… extrêmement excitant.

Ysolde n'attendit pas qu'il l'embrasse. Elle noua ses bras autour de son cou et l'embrassa. Ce fut un baiser long et langoureux, comme elle l'avait espéré. Mais…

_Trahison ! Félonie ! hurla une voix familière. C'était le vieux Gontran qui arrivait sur les lieux et il était furieux. Il avançait vers eux d'un pas décidé. Ysolde quitta promptement les bras de Godefroi qui se plaça devant elle. Gontran était si en colère qu'il écumait de rage.

_Cette femme est à moi ! Madame sa mère m'a accordé sa main ce matin ! hurla-t-il.

_Je refuse de vous épouser ! rétorqua alors Ysolde.

Mais Gontran ne l'écoutait pas. C'est à peine s'il la voyait, ses yeux, injectés de sang, étaient braqués sur Godefroi.

_ Sire Godefroi ! Vous êtes un homme d'honneur ! Je suis sûr que vous prendrez la bonne décision ! Cette femme m'appartient ! Nous allons bientôt nous marier.

Godefroi jeta un regard à Ysolde et lui sourit d'un air encourageant.

_Je ne peux me résoudre à vous la rendre, se contenta-t-il de répondre.

Sire Gontran ouvrit les yeux de surprise, ne s'attendant visiblement pas à une telle réponse. Il se gonfla d'orgueil et cracha par terre.

_Dans ce cas, je vous provoque en duel ! hurla -t-il. Les convives, alertés par les cris, sortirent pour voir ce qui se passait.

_Je vous provoque en duel ! répéta Gontran en s'époumonant comme un coq. Qu'on me donne une épée ! Qu'on me donne une épée !

Sire Yvain tenta d'intervenir et de raisonner le vieux Gontran.

_Voyons, sire Gontran, arrêtez cette folie ! Vous n'avez aucune chance contre sire Godefroi ! Calmez-vous, je vous en prie !

Mais sire Gontran ne voulait rien entendre. Il jeta son gant au visage de Godefroi, qui ne put empêcher l'inévitable. Sous les yeux effarés des invités, les deux hommes se munirent d'une épée. Ysolde, terrorisée, saisit Godefroi par le bras et le supplia :

_Monseigneur, je vous je prie ! Ne le combattez pas !

Mais Godefroi lui répondit :

_C'est lui qui me provoque. Je ne peux ne pas y répondre. C'est une question d'honneur, aussi bien pour lui que pour moi.

Ysolde ne put le retenir. Décidément, l'honneur les poussait bien souvent sur des chemins qu'ils n'auraient jamais imaginé emprunter ! Dame Guillemette courut jusqu'à Ysolde et la prit par les épaules.

_Ma fille ! Mais qu'avez-vous encore fait ? Empêchez sire Godefroi de se battre ! Il va tuer votre promis ! Et qu'adviendra-t-il donc de nous ?

Ysolde la dévisagea, stupéfaite.

_Mère ! Est-ce donc la seule chose qui vous préoccupe ? Sire Gontran risque de mourir et vous ne pensez qu'à notre situation ?

_Si, pour une fois dans votre vie, vous pouviez arranger les choses au lieu de les envenimer !

_Mère…

Ysolde fut interrompue par le bruit des épées qui s'entrechoquaient. Le duel avait commencé, sous les acclamations soit enjouées, soit indignées de ceux qui y assistaient. Les deux adversaires combattirent l'un contre l'autre, aucun des deux ne voulant céder le pas à l'autre. Gontran, quoiqu'assez âgé, faisait preuve d'habileté. Il avait de l'expérience. C'était un guerrier, autrefois. Il avait même déjà combattu maintes fois pour le Roi. Mais, Godefroi avait l'avantage de la jeunesse et de la fougue. Et même s'il n'était pas aussi expérimenté que le vieil homme, il était animé par sa passion pour Ysolde. Il refusait de la laisser épouser ce bougre d'âne ! Un moment d'inattention de sa part lui occasionna une blessure au bras. Ysolde étouffa une exclamation. Sire Gontran se mit à rire.

_Déclarez forfait, jeune fou ! Dame Ysolde de Courmont est ma promise ! Elle sera ma femme avant la fin du mois et elle me rendra père avant la fin de l'année !

Godefroi vit rouge ! Ce vieil homme lubrique ne s'en tirerait pas à si bon compte. Il se jeta dans la bataille avec rage et contra toutes les feintes de sire Gontran. Il n'était pas aussi expérimenté que lui, il le savait. Mais il savait aussi une chose : s'il faisait durer le combat, il en sortirait vainqueur. Le temps lui donna raison : le vieux Gontran se fatiguait de plus en plus, ses gestes étaient plus lents, moins précis, il s'essoufflait de minutes en minutes. Godefroi tenta de le raisonner :

_Renoncez, sire Gontran ! Ne me forcez pas à combattre jusqu'à la fin !

_Jamais ! Je ne vous laisserai pas me prendre ma femme !

_Dame Ysolde n'est pas votre femme ! Elle refuse de s'unir à vous !

_Vous l'avez corrompue avec vos belles paroles ! Vous n'êtes pas un homme d'honneur ! Je jure de vous tuer comme un chien !

Il se jeta en hurlant sur Godefroi qui se défendit. Ce qui devait arriver, arriva. Gontran finit par tomber sous les coups d'épée de Godefroi. Plusieurs femmes parmi les spectateurs hurlèrent en voyant s'écrouler le corps inerte du vieil homme. Dame Guillemette en faisait partie. Les larmes qui coulèrent de ses joues n'avaient, toutefois, rien à voir avec une éventuelle tristesse. Si l'honneur de sire Gontran était sauf, il n'en était pas de même du sien.

Ysolde se jeta dans les bras de Godefroi.

_Monseigneur, vous êtes blessé. J'ai eu si peur pour vous !

_Vous doutiez donc de ma victoire ? demanda-t-il, presque outré par une telle éventualité.

_Bien sûr que non ! Mais, sire Gontran vous a quand même blessé...

_Ce n'est rien, répondit Godefroi en jetant un regard vers le cadavre gisant à ses pieds. Il fit appeler ses serviteurs et donna des ordres pour qu'on emporte le cadavre du vieil homme. Plus tard dans la soirée, il organisa le rapatriement du corps sur les terres de sire Gontran, afin qu'il soit enterré avec les honneurs dû à son rang.

 

ÂPRES NEGOCIATIONS

Ysolde était imaginative, mais Godefroi n'était pas en reste. La mère de la jeune femme s'opposait à leur mariage et voulait que sa fille s'unisse à sire Yvain, qui avait fini par se fâcher avec la duchesse de Montcourt.

Une fois le corps de sire Gontran rapatrié sur ses terres, Godefroi fit part des découvertes d'Ysolde au sujet de la famille de Croisselle à un bon ami de son père, prévôt. Ce dernier lui promit de mener l'enquête et de les garder sous surveillance. Godefroi se devait donc de garder le silence sur cette affaire et ne surtout pas alerter les suspects. Il ne pouvait donc pas utiliser l'argument de la fortune pour convaincre Dame Guillemette de l'accepter pour gendre. De toute façon, il ne pouvait pas encore y prétendre, tant que toute la lumière n'aurait pas été faite sur la mort de son père, qui était tout, sauf naturelle. Et Dame Guillemette n'en démordait pas. Elle lui en voulait à mort d'avoir tué le seul homme, selon elle, qui aurait pu les sauver de la misère ! Ysolde eut beau tenter de la raisonner, elle ne l'écouta pas. Elle avait décidé de quitter le château de Godefroi le surlendemain de la mort de sire Gontran. Godefroi refusait de baisser les bras. Il n'était pas dit qu'Ysolde était la seule à faire preuve de raisonnements farfelus et de plans rocambolesques. Il eut donc une idée, pas des plus orthodoxes certes, mais Ysolde l'accepta de bon cœur. Ils avaient convenu que le matin de leur départ, de très bonne heure, avec la complicité de Briséis, Godefroi pénétrerait dans la chambre de sa Dame. Le but était de faire croire à la mère d'Ysolde que Godefroi l'avait déshonorée et qu'elle était obligée d'accepter leur mariage. Il était évident que sire Yvain ne voudrait plus d'elle si elle n'était plus vierge. Ysolde n'en était plus à un mensonge près. La nuit étant venue, elle se mit donc au lit, le cœur un peu anxieux. Sa mère serait furieuse contre elle, mais elle n'en pouvait plus de la laisser diriger sa vie ! Au bout d'une heure d'insomnie, elle finit par s'endormir.

En pleine nuit, elle sursauta en sentant quelqu'un contre elle dans le lit. Ysolde se redressa promptement et eut la surprise de voir Godefroi, assis près d'elle. Il posa sa main contre sa bouche pour lui intimer le silence. Quand elle fut remise de ses émotions, il la laissa parler.

_Monseigneur ? Mais… quelle heure est-il ? Il fait encore nuit noire ! Vous arrivez trop tôt… bredouilla-t-elle en se cachant sous ses draps. Godefroi grimpa sur le lit et s'allongea contre elle.

_Ma Dame, j'ai cru comprendre que vous êtes décidée à aller jusqu'au bout. Suis-je dans l'erreur ?

Elle fit non de la tête, en le regardant bien dans les yeux. Godefroi sourit et se rapprocha d'elle davantage.

_De plus… je dois avouer que depuis que vous êtes ici, vous ne cessez de me provoquer : votre chute dans la rivière, votre façon de me dire que vous me donnerez plus que votre main et ce baiser… ce baiser si langoureux que vous m'avez donné et que je ne peux oublier… Vous m'avez laissé entrevoir des délices qui me tiennent en éveil…

_Monseigneur…

Mais il posa un doigt sur ses lèvres et le fit glisser lentement le long de son cou.

_J'ai réfléchi. J'ai longuement réfléchi et plutôt que de faire croire à madame votre mère que nous n'avons pu contenir notre brûlante passion, faisons en sorte que ce soit totalement crédible !

Ysolde le regarda, interdite. L'espace de quelques secondes, Godefroi eut peur d'avoir poussé le bouchon un peu trop loin et de l'avoir choquée. Mais, elle se mit à sourire d'un air malicieux et une lueur qu'il n'avait encore jamais vue dans son regard, éclaira ses prunelles.

_Vous voulez dire…

_Oui. Je veux dire, que je ne peux plus attendre.

Il se pencha vers elle et lui embrassa le cou. Elle souleva les couvertures et l'invita à la rejoindre. En un instant, son corps s'embrasa. Elle était dans les bras de Godefroi, elle était dans la chaleur de Godefroi, elle était dans le cœur de Godefroi, plus rien n'avait d'importance pour elle.

Le lendemain, quand Dame Guillemette pénétra dans la chambre de sa fille, elle faillit tourner de l'œil, en la voyant, toute échevelée et totalement nue, dans les bras de sire Godefroi ! Elle eut beau crier et réprimander, rien n'y fit. Elle sortit de la chambre en claquant la porte. Ysolde fut très ébranlée de la dispute qu'elle venait d'avoir avec sa mère et Godefroi lui promit d'arranger la situation. Il s'habilla et sortit à son tour.

Il finit par retrouver Dame Guillemette dans les jardins. Godefroi serra les poings et réunit tout son courage. Cette femme était tout de même impressionnante et ses colères, démesurées. Il n'était pas fier de ce qu'il s'apprêtait à faire, mais il était déterminé à obtenir ce pour quoi il s'était battu.

_Je crains que nous ne soyons partis sur de mauvaises bases, ma Dame, lui déclara-t-il en s'inclinant devant elle. Dame Guillemette détourna les yeux de lui, comme si pour elle, le simple fait de le regarder, était une insulte à son encontre.

_Epargnez-moi votre salive, voulez-vous ! Sire Gontran avait bien raison ! Vous n'êtes pas un homme d'honneur !

Godefroi soupira et dit :

_Je veux épouser votre fille, je ne la laisserai pas à sire Yvain. Et vous savez très bien qu'il refusera de la prendre pour épouse s'il apprend qu'elle n'est plus vierge.

Dame Guillemette le regarda, scandalisée :

_Vous n'oseriez pas ! Vous n'oseriez pas le lui dire !

Il la regarda dans les yeux, très calme, et lui répondit :

_Je n'hésiterai pas une seule seconde !

_Alors, dans ce cas, je lui dirai que vous avez abusé de ma fille ! Que vous lui avez pris sa vertu par la force !

Godefroi sourit, repensant à ce qui s'était passé entre lui et Ysolde au cours de la nuit.

_Je n'ai absolument rien pris qu'elle ne m'ait donné de son plein gré, répondit-il, conscient que faire part d'une telle chose à cette femme était des plus irrespectueux. Mais après tout, il ne mentait pas. Ysolde avait tenu sa promesse : elle lui avait donné bien plus que sa main. Et pas qu'une fois !

_Vous êtes ignoble, cracha Dame Guillemette, le visage déformé par la rage.

Godefroi croisa les bras et se rapprocha de la Dame. Il plongea son regard dans le sien et lui murmura :

_Et vous ? Si je vous racontais une petite histoire. C'est l'histoire d'une famille noble qui se retrouve ruinée par le père qui part en croisade. La famille est au bord du déshonneur et la fille est prête à se sacrifier pour sauver les siens, en épousant un homme riche. La mère est donc bien contente et, plutôt que de protéger sa fille, elle est prête à la vendre au plus offrant, tout en leur cachant leur véritable situation financière… Dites-moi, pensez-vous que sire Yvain appréciera mon histoire ?

Dame Guillemette devint aussi blanche que la robe qu'elle portait. Elle ouvrit la bouche, bougea les lèvres, mais aucun son n'en sortit. Godefroi lui sourit d'un air railleur et lui déclara calmement :

_Vous avez raison, il n'appréciera pas. Voilà donc, ce que nous allons faire, ma Dame : vous allez oublier toute idée de mariage entre votre fille et sire Yvain et moi, je garderai ma petite histoire pour moi. Personne n'en saura jamais rien. Vous n'avez pas le choix. Consentez à mon mariage avec votre fille.

Dame Guillemette serra les lèvres et les poings, dévisageant Godefroi avec mépris. Mais au bout de plusieurs secondes, elle se relâcha et capitula. Elle consentit au mariage, malgré elle. Godefroi, étant d'avis que les mots s'envolent et les écrits restent, lui extorqua une promesse écrite et signée de sa main.

_Je savais que nous étions faits pour nous entendre, ma Dame, lui susurra-t-il en récupérant le document. Sur ce, je vous laisse et je retourne auprès de ma future femme.

Il commença à s'éloigner d'elle quand il fit volte-face et lui déclara :

_C'est vrai. Sire Gontran avait bien raison. Je ne suis pas un homme d'honneur.

Il la quitta, après s'être incliné devant elle.

Ysolde, anxieuse, faisait les cents pas dans la chambre. Godefroi prenait du temps… pourquoi ne revenait-il pas ? Et si sa mère refusait leur mariage, malgré tout ? Elle n'en pouvait plus d'attendre et s'apprêtait à partir à sa recherche quand la porte s'ouvrit sur celui qu'elle espérait tant.

_Godefroi !

_Quel accueil ! Tu te languissais déjà de moi !

_Cesse de te moquer de mon inquiétude et raconte-moi… qu'a dit ma mère ?

Il lui sourit et la prit dans ses bras.

_J'ai la promesse écrite et signée de ta mère qu'elle accepte notre mariage !

La jeune femme sauta dans ses bras en riant.

_Oh Godefroi, je suis si heureuse ! Que lui as-tu dit pour qu'elle change d'avis ?

Il l'embrassa sur les lèvres et lui murmura :

_Disons que… je ne lui ai pas laissé le choix.

_Tu ne me diras rien, n'est-ce pas ?

Il l'embrassa de nouveau, plus passionnément, cette fois, mais ne répondit pas. 

La lueur malicieuse qui avait éclairé le regard d'Ysolde la veille s'alluma de nouveau et elle se pressa davantage contre lui. Elle posa ses lèvres contre son oreille et lui proposa, dans un murmure des plus aguichants :

_Je crois que j'ai encore besoin d'entrainement. Et si nous répétions de nouveau notre nuit de noces ?

 

FIN

 

 

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