Sultana

clarethemadmary

Il l'avait rencontrée un soir de hasard, entre deux gouttes de liqueur. La musique, il s’en souvenait, avait ce petit quelque chose qui lui correspondait – réminiscences de l’adolescence et brûlure au toucher : quand son corps avait commencé à vibrer.

Ils dansaient, se remuaient. Comme tout le monde sur la piste. Euphorie alcoolisée sur rythmes nostalgiques : célébration rituelle d’une époque virtuelle. Les perturbations dans le champ électromagnétique du désir, on le sait, sont particulièrement fréquentes dans ce genre de contexte. Et particulièrement pathétiques.

Mais là, au lieu d’être diffus, le sentiment s’était manifesté comme un choc à sens unique, une déflagration cosmique. Il avait trouvé ça vulgaire, surtout sa façon à elle de céder à l’appel avec des yeux brillant d’envie. Ça lui avait rappelé l’histoire du Sultan et de la courtisane.

Autrefois dans un pays lointain etcetera, un Sultan bien aimé et plusieurs fois marié avait croisé le chemin d’une jeune femme sans intérêt.  Sa vie avait changé. La fille, absolument banale aux yeux de tous, exerçait sur lui un attrait incroyable. Il l’avait donc, à la surprise générale, non seulement intégrée à son harem mais dressée au rang de favorite.


Constamment dopé au désir, notre Sultan se montra de plus en plus obsédé par la satisfaction de ses pulsions et de moins en moins enclin à traiter les affaires d’Etat. Bientôt, ses relations avec les pays voisin commencèrent à montrer des signes de tension. Le Sultan s’en foutait.


Ses finances s’effondraient. Son autorité s’effritait. L’aura de son pays s’amenuisait. Le Sultan s’en foutait.

C’est seulement l’affaiblissement du désir, à cause de son accessibilité constante, qui réveilla le Sultan. Parce que le diktat du corps pervertit, il décida de ne plus toucher sa favorite, dans l’espoir de pouvoir continuer à mener de front ses affaires tout en ressentant les vibrantes joies du désir. Mais de ne plus pouvoir toucher la fille le jeta dans un état d’usure extrême – ses nuits et jours se confondaient en une longue et douloureuse attente. Il en conclut que tout était question d’hormones et qu’il faudrait dorénavant tenir la jeune femme éloignée.  Même en silhouette dans la pénombre, la présence de l’autre le ramenait aux jours d’ivre bonheur qu’ils avaient partagé. Il blâma son apparence et lui fit raser le crane.

Quand le Sultan compris qu’il n’était pas allé assez loin dans son entreprise, il appela son esclave. Ce dernier écorcha la fille comme on pèle une orange : avec application, en faisant bien attention à ne pas déchirer la peau.

« La cornée se souvient. » C'est ce qu'il s’était dit avant de s’arracher les yeux avec ses petits doigts boudinés.

Il avait erré comme une âme en peine. La ruine de son pays lui rappelant qu’il avait perdu d’avance. La jeune femme; son corps à vif, intolérable et ses yeux, toujours aussi expressifs. Un spécialiste était venu lui faire une lobotomie, pour cautériser la douleur qui irradiait tout son être.

A la fin, il se fit faire un splendide poignard; avec un manche incrusté de pierres, travaillé par ses meilleurs orfèvres.

De ses propres mains.

Dans ses toutes petites paumes, il sentit avec délectation la douce chaleur de son cœur enfin apaisé.

C’était le dernier des grands sultans.

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