Sur le fil de la plume

Soben

Etrange.

C'est le mot-ment, comme l'appelle la profession. C'est l'instant ou notre perception du temps s'altère. Tout nous semble ralenti, alors même que tout s'accélère. Hormis ce fil, tout ne devient plus qu'illusion. Plus rien n'existe. Il concentre pour quelques minutes toute notre vie. Mes yeux ne clignent même plus. Mon environnement devient flou. Il ne reste plus que cette longue ligne droite, pure, parfaite. Je sens les battements de mon cœur s'accélérer tandis que les éclaireurs me crient de part et d'autre du précipice que la corde y est bien encrée. Ma respiration s'accélère. Tout est prêt. Mon pied se décolle de son appui sur au sol. Le précipice appel mon regard, mais non, il me faut lutter. Ne pas le regarder. Surtout, ne pas le regarder. Ma jambe s'avance. Seule. Automatiquement. Je suffoque. De l'air ; j'ai besoin d'air. Mon pieds se pose. Les puissants vents ascendants soulèvent ma mèche. Un frisson me parcours l'échine. Je tremble. Je sens toute la force de la gravité m'attirer vers le sol. Il est loin, le sol. Peut être à des centaines de lettres. Non, stop. Ne pas penser à ça. Surtout, ne pas penser à ça. Il y a des tabous, y penser, c'est causer sa perte. Le sol, blanc et vierge, sale, sans inspiration, en est un. La chute, aussi. Elle arrive souvent trop tôt, occultant les péripéties et  raccourcissant le voyage. Supprimant tout plaisir. Il faut y aller maintenant. 3 , 2 , 1. D'une impulsion, je m'élève. Je monte, monte, monte encore. J'atteint l'apogée de ma parabole. Je suis comme suspendu, je n'entends plus rien, ne vois plus rien, ne sent plus rien. Puis c'est le plongeon. Le vertige saisi tout mon être, la peur égoïste de ne plus être m'étreint. Souffle du vent sur mes bras nus. Mes mains saisissent juste à temps la longue ligne de vie. Une seconde pirouette suit la première, je prends de l'assurance. Je me risque à courir, m'essouffle. Repars. Je manque un pas, me rattrape, poursuis ma route sur les mains. Je laisse mon corps partir en arrière, continue à reculons. Je ne suis plus tout à fait un homme, je suis à plusieurs endroits à la fois, mon corps trace dans le ciel vide des formes connus, mais leur succession est imprévisible. Je suis ivre de mon expérience mais bientôt déjà se dessine la fin de l'histoire. Je pose le pieds sur la terre ferme, encore étourdi par tant de sentiments, comme revenant d'un rêve. L'éclaireur me félicite. Me serre dans ses bras. Il va me falloir recommencer à vivre. Mais c'est cela maintenant l'irréel. Après avoir vu l'arc en ciel, la palette semble bien pauvre en couleur. Mon esprit est de nouveau tourné vers mon seul objectif : vivre encore un peu sur le fil de la plume.

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