Sur le quai

Robert Blanchet

Rencontre surprenante, sur un quai de métro, entre un jeune pied-noir rapatrié d'Algérie et un Kabyle de noble allure, originaire comme lui du Constantinois.

Sur le quai

Robert BLANCHET

Il pouvait être minuit, minuit et quart, dans cette nuit glaciale de l’hiver 1972. Sur le quai du métro, quasiment désert, de la station Boissière, plusieurs personnes, chaudement emmitouflées, patientaient. J’étais inquiet pour ma correspondance. Je sortais de la Cinémathèque Nationale de Chaillot où, cinéphile acharné, à l’époque, je venais d’assister à une conférence sur Ivan Ilich Mosjoukine et l’expérience de Lev Koulechov. C’est dire si j’étais cinéphile ! Plus particulièrement friand de « la puissance évocatrice et cognitive du montage alterné dans l’écriture cinématographique du cinéma post-léninien ».  C’est dire si j’étais con ! Je me remémorais ce que nous avait distillé le conférencier sur « le réalisme prolétaire et social dans le cinéma soviétique » dont le comique désopilant n’échappera à personne quand l’homme qui attendait à mes côtés, m’aborda. C’était un magnifique Arabe, une véritable figure de médaille, un berbère sans doute, de noble allure, à qui je donnai immédiatement la soixantaine. Visage buriné, taillé à la serpe, rides lourdes, profondes, graves, front large, yeux limpides, il portait la gandourah blanche, brodée de fils dorés, et était coiffé d’un turban immaculé, savamment torsadé. Je saisis, dans son français hésitant, qu’il voulait rejoindre la station Stalingrad et qu’il ne comprenait pas le principe des correspondances. Nous nous déplaçâmes vers un plan mural et je tentai, avec les bribes d’arabe qui me restaient de mes quinze premières années en Algérie, où j’étais né, de le renseigner. De l’index, je lui traçai l’itinéraire. L’étonnement le saisit. Son regard changea sur moi. Mon vocabulaire arabe était limité mais mon accent lui indiqua que sa culture ne m’était pas inconnue. Dans son français approximatif et avec mon arabe de fortune, nous engageâmes alors une conversation d’attente. Je lui appris que j’étais natif de Philippeville, coquette ville balnéaire de l’ancien Constantinois français. Son expression fut tellement sidérée que j’en conclus qu’il devait être, lui aussi, de cette région algérienne. Ce qu’il me confirma, ému. Il était originaire d’Aïn Kechra, petit village des alentours que je connaissais assez bien puisque mon grand-père paternel y avait possédé des orangeraies et établi ses écuries de demi-sang. J’y passais régulièrement mes vacances d’enfant.

« Je suis Abdelazziz Boudoukana »  m’annonça-t-il. 

 « Boudoukana ! ». Ce nom résonna dans mes souvenirs brumeux mais notre différence d’âge jouait contre nous.  Certainement, nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant.

 « Et toi, c’est quoi, ton nom ! »

 Ce tutoiement ne m’étonna pas. Il n’y avait là rien d’impoli ou d’injurieux. Il était de tradition dans la culture arabe. Volontiers donc, je lui donnai mon nom. Et ce qui se passa alors oscille entre surréalisme et malaise.

 « Ti es le p’tit Gaston ? »

 Comme foudroyé, l’homme tomba à genoux. Là, sur le quai ! À mes genoux ! Il m’agrippa les mains avec une intensité passionnée et me regarda comme l’apparition miraculeuse, surgie d’un passé nostalgique à jamais perdu.

 « Ti es le p’tit Gaston ! Woullah ! Allah est grand et Mohamed est son prophète ! »

 Effectivement, j’étais « le p’tit Gaston », le petit de Gaston. Mon père. Il n’est pas rare, dans la déférence arabe, de faire appel au prénom du père pour désigner le fils. Pour lui donc, j’étais le « p’tit Gaston ». Cela relevait de l’indiscutable ! Sans aucun doute et sans appel ! Je crus lire dans certains des regards qui nous entouraient comme une lueur coloniale satisfaite. Un peu nauséeuse. Comme si, lui, l’Arabe, et moi, l’Européen, nous recréions, ce soir-là, sur ce quai, la hiérarchie historique naturelle de l’Indigène et du Colon ! Je refusai instinctivement cette situation et j’invitai l’homme à se relever. Gêné. Et ému à mon tour.

 « J’ai connu ton père, tu sais, p’tit Gaston. Qu’Allah le garde dans sa grande miséricorde ! C’était un homme bon ! Woullah ! »

 J’avais toujours pensé que mon père était un homme bon mais, comme ça, simplement. Par cette certitude absolue de l’enfant aimant son père. Sans preuve. Sans faille. Naturellement et de toute évidence. Et ce soir, cet homme, surgi de nulle part, venait me confirmer qu’il l’était, bon ! Mon père ! Et de m’en donner la preuve quand nous montâmes, tous les deux, dans la rame qui venait d’arriver à quai.

 Tandis que nous roulions, il me raconta les brutales représailles de l’Armée Française après l’attaque sanglante du FLN sur Philippeville, le 20 août 1955. Mon père avait caché, dans les écuries de son père, à Aïn Kechra, plusieurs familles arabes, dont le destin aurait implacablement basculé si elles avaient été trouvées par les soldats français. Il s’agissait pour ces derniers de répondre à un massacre aveugle par une hécatombe programmée qui dura plusieurs jours et ne cessa que quand l’horreur dépassa l’acceptable.

 Nous arrivions maintenant à ma station de correspondance. L’homme avait parfaitement compris ce qu’il lui faudrait faire pour atteindre la sienne. Je pouvais donc l’abandonner à son sort. Nous nous saluâmes et je descendis sur le quai. Les portes du wagon se refermèrent derrière moi. Le métro s’ébranla avec lenteur et la distance de nos regards s’étira jusqu’à s’engouffrer dans le tunnel.

 Les choses de la vie ne permirent jamais de nous retrouver ! D’ailleurs, quoi nous dire de mieux, si nous nous étions revus ? Tout avait été dit de ce qui devait être dit. Entre nous. Il est des émotions qui se doivent d’être brèves pour être intenses. Celle-là le fut sans doute, un bref instant, par cette rencontre improbable. Elle fit revivre mon père, le « grand Gaston », qui reposait, depuis quinze années, dans le caveau familial, au cimetière de l’ancienne Philippeville, coquette station balnéaire de l’actuelle wilaya de Skikda.

Robert BLANCHET

blanchet.r@noos.fr

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