Sûrement à cause des couleurs

evagreen

Alexandre regardait la mer, comme toujours depuis qu'il était enfant et que son grand-père, ancien marin, l'avait emmené sur le port pour la première fois. Il avait six ans, le ciel était ridiculement bleu, Il se souvenait parfaitement du cri des mouettes qui voletaient en traçant des arabesques au gré du vent et qui accompagnaient des bateaux dans leur voyage vers de nouvelles contrées. Il se souvenait de l'odeur de poisson qui se propageait sur le port, du cri des marchands, de la voix de cette grande femme au regard sévère et aux cheveux aussi sombres que courts qui brandissait toujours un poisson comme une arme de guerre.

"-Encore là ? demanda Jackie. Qu'est ce qui te fascine tant sur ce port ?

Jackie était un vieux marin à la peau tannée par le soleil, un regard d'un bleu franc, transparent. De longs cheveux d'un blanc éclatants tombaient sur ses épaules. Il portait seulement une salopette bleue vieillie aux genoux et se tenait pieds nus à la proue de son bateau, une corde à la main. Il semblait droit sorti d'un tableau, une aura irréelle flottait autour de marin aguerri.

"-Sais pas, sûrement à cause des couleurs.

-Toujours pas décidé à partir alors ?

-Non, pas encore."

Alexandre longea un moment le port en contemplant les bateaux, il imaginait la vie qu'on pouvait mener à bord. L'un était un voilier en bois vernis d'environ 8 mètres : le Voyage. Une cabine enfoncé surplombait la coque d'un bleu foncée qui rappelait à Alexandre les yeux de Camilla dans l'obscurité. Sur le balcon avant quelques serviettes bordeaux, jaunes d'or et bleu cyan étaient étendues, ondoyant sous le vent. Les cordes claquaient sur le mat comme les gouttes d'eau d'un robinet tapant le fond d'un évier. Rentré chez lui Alexandre s'assit à sa place habituelle, dans le coin du canapé usé. Il alluma la télé, par un réflexe mécanique, et leva le nez vers le plafond qu'il avait peint du même bleu que le ciel d'Ajaccio.

Il n'avait pas connu d'autres femmes que Camilla. Ils s'étaient rencontrés dans un petit café qui jonché dans l'impasse de la rue Bonaventure. Un petit renfoncement au fond d'un cul de sac, dans la roche. L'intérieur était en pierre ancienne et fleurait les tavernes d'antan, la fumé de la cigarette conférait à l'endroit une atmosphère onirique, embuée. Il l'avait repéré, seule au bar. Petite, la peau claire, des cheveux de charbon qui mourraient sur ses épaules. Un regard absent, toujours triste, et une bouche fine, expressive, qui en disait plus les que tous les sons qu'elle pouvait libérer. Sa présence chimérique l'avait immédiatement fasciné.

Il lui fallut tout le courage du monde pour aller lui parler, un courage qu'il n'a depuis jamais retrouvé. Il se tenait debout, près d'elle, à la fixer, d'un air mi- niais mi- contemplatif, lorsqu'elle se retourna et le fixa froidement de ses petits yeux qui le dévisagèrent plus violemment qu'une fouille au corps.

Ils parlèrent de Balzac, des Beatles, de leur prétendue supériorité aux Pink Floyd -Alexandre n'accepta cette hypothèse que sous la fascination exercée par la chute de reins de Camilla- de leurs études qu'ils aimeraient abandonner, de celles qu'ils aimeraient démarrer, de l'hypocrisie des vieux et une nouvelle fois des Beatles et de ce connard de Lennon qui avait vampirisé le talent du groupe.


Alexandre se décida à rejoindre sa chambre vide, toujours cette même chambre qui sentait le chagrin et le regret. Elle dormait toujours à la gauche du lit, alors comme un étudiant connaissant par cœur sa leçon il secoua la couette du lit, alluma de l'encens dont la fumée s'éleva au plafond, éteignit la lumière principale et alluma la petite lampe rose bonbon qu'il lui avait offerte-c 'était un mardi pluvieux, il se souvenait avoir fait le tour de la ville pour lui trouver une lampe susceptible de lui plaire-. Il s'allongea et fixa le plafond, noir celui-ci, d'un noir lumineusement profond. Comme chaque soir depuis le départ Camilla il ne dormait plus.

Alors il ouvrit la boîte de calmants que son médecin lui prescrit, versa les comprimés restants dans sa bouche et avala le tout avec un grand verre d'eau. Il rêvait qu'il rêvait.

Dans ce rêve il dormait, il dormait, profondément. Dans ce rêve il se tenait debout face à la mer, le vent sifflait. Dans ce rêve Il regardait un immense voilier s'enfuir au loin. Dans ce rêve il apercevait, ébloui par un soleil matinal, la silhouette de Camilla qui lui faisait signe. Était-ce un signe d'adieu ou un appel à la rejoindre ?

Dans ce rêve le bateau rétrécissante jusqu'à devenir une tâche blanche noyée dans l'immensité bleue. Il tendit la main pour essayer de l'attraper, le retenir, mais impossible, le bateau lui glissait entre les doigts comme une poignée de sable. Il essaya de crier et réalisa qu'il était incapable de prononcer le moindre mot. Bloqué, emmuré, les mots s'étaient enfouis sans sa gorge sans jamais vouloir s'échapper. Et le point blanc disparut. "C'est sûrement à cause des couleurs » pensa Alexandre. Le matin il se réveilla, baigné par l'absence de Camilla.

Il avait gardé cette habitude d'étirer son bras gauche pour caresse ses cheveux. Pourtant, chaque fois la même sensation qu'elle venait juste de quitter le lit. Une lettre, juste une lettre. Une lettre qu'il n'a jamais voulu ouvrir, posée là, ou elle l'avait laissée, sur la table de nuit à côté du lit, éclairée par la faible lumière jaunâtre de la lampe de chevet. "Je devrais l'ouvrir se dit Alexandre, vraiment, pourquoi je l'ai a fait en 10 ans ?"

A cette pensée il sentit une vague d'optimisme monter en lui. Il s'habilla et décida qu'une marche dans les rues lui ferait du bien. Il enfila son trench noir et glissa la lettre de Camilla dans la poche intérieure.

Les rues étaient désertes. Il était pourtant 10 heures du matin, le vent frais baignait les rues et se répandait dans les avenues, les moindres recoins de la ville. Quelques glaciers, des bijouteries aux vitrines illuminées, des bâtisses colorées de jaune vif, de rouge-rosé, de vert pâle, parsemés de fenêtres aux volets verts rouillés grands ouverts. Des nuages solitaires dans le ciel se coursaient. Alexandre fit une halte dans la boulangerie où il avait l'habitude d'aller, mais personne à l'intérieur, vide, désert, aussi déserte que les rues. Rien non plus en vitrine, ni pains au chocolat ni croissant, aucune pâtisserie. Surpris il s'engouffra dans un magasin de souvenirs. Idem. Rien, personne. La panique gagna ses muscles et s'immisça en lui comme une berceuse, une infime mélodie qui naissait en son cerveau et grossissait pour ressembler à une infâme symphonie.

Il courut à travers les rues en hurlant, gesticulant, les larmes lui montant aux yeux. Personne. Juste l'écho de sa propre voix. Au hasard de sa panique il frappa à des portes, rien .Les restaurants, déserts, les avenues, le ciel, la terre, le vent, la poussière, rien, rien, rien. Il remonta la rue et constata avec effroi que les routes aussi étaient vides. Les habitants, la vie, les voitures, le bruit, tout, comme évaporé, en un claquement de doigts. Il essuya la sueur sur son front du dos de sa main. Il s'assit au milieu de la route, bordée par les palmiers et le cri des mouettes. Le silence percutait ses os comme un ricochet sans fin heurtait la surface de l'eau.

Il reprit son souffle et se dirigea vers le port. La ville lui semblait alors magnifique. L'absence de vie et de bruit conférait à la plus banale des trivialités un étrange halo de beauté. Les poubelles débordantes de déchets que venaient picorer les mouettes, les rues pavées, des pots de fleurs aux portes des magasins, tout cela conférait à ce décor les attraits d'un souvenir qu'on aurait oublié.

Il se rappelait à quel point pourtant Camilla détestait Ajaccio, à quel point elle se sentait étouffée ici. Il se rappelait ses crises d'angoisse ou d'hystérie parfois dans les rues, suffocante, obligée de s'allonger dans la rue, ou son regard mélancolique vers les avions qui quittaient la terre. Elle a toujours préféré les avions aux bateaux. Parce que vu de très haut, les couleurs sont moins vives, et plus supportables.

"-Je préférerais mourir que vivre ici, parce que vivre ici c'est déjà mourir. -tu veux t'en aller ? Où ça ?

-Ailleurs, loin. La mer m'effraie, le bleu de la mer, le bleu du ciel, le rouge des maisons, le jaune des champs, l'orangé du soleil couchant. C'est à cause des couleurs, elles me cernent.

-Quoi ? Quoi les couleurs ? Je comprends pas, c'est magnifique ici, je ne comprends vraiment pas Camilla. -Je sais...je sais que tu ne comprends pas.

- Mon père avait une peur profonde des couleurs, et que chez moi on vivait en noir et blanc. J'imagine que je ne me suis jamais habituée aux couleurs, mon père avait raison, le monde est pas fait pour être coloré, il est plus beau en noir et blanc, les couleurs polluent le monde, il y en a trop, on peut jamais les définir. Ce genre de phobie c'est héréditaire je crois, comme toutes les folies qu'on traîne de génération en génération comme un héritage maudit qu'on préférait brûler.

-Si tu veux je repeindrais le monde en noir pour toi, comme dans la chanson des Rolling Stones. Dit Alexandre en se forçant à afficher un sourire.

-Pourquoi pas ?" dit Camilla en tournant la tête.


Camilla n'a jamais vraiment été présente. Ils ne faisaient jamais l'amour que dans le noir le plus total, dans la même position, tout était si clinique, si distancé, cette relation charnelle était finalement si peu charnelle qu'Alexandre en venait à se demander s'il faisait vraiment l'amour à Camilla dans la pénombre, ou s'il ne fantasmait pas sur un fantôme qui n'existait pas vraiment. Après avoir terminé ils rallumaient la lumière, Camilla gisait sur le dos et regardait le plafond noir de la chambre avec un sourire qu'Alexandre n'avait jamais compris. "Pourquoi ce sourire, ce même sourire se demandait-il ? Ça avait fini par l'obséder, il y pensait jour et nuit, chaque seconde de sa vie. Pourquoi je n'ai pas eu le courage de lui demander avant son départ ? L'amour nous fait oublier le temps et le départ de ceux qu'on aime c'est un coup de marteau sur une horloge, c'est comme d'un coup rattrapé ces heures qu'on a pas vu passer, et la vue défile en accéléré."


Le port aussi était vide. Les palmiers, recourbés sur eux-mêmes. Jackie se tenait debout sur une barque qui autrefois était sûrement blanche, vêtu de sa sempiternelle salopette. Cheveux au vent, il fumait une cigarette. Il semblait attendre Alexandre depuis des heures déjà, peut-être des années. Alexandre jeta des regards inquiets autour de lui tourna plusieurs fois sur lui-même pour s'assurer qu'effectivement, il n'y avait bien que Jackie et lui sur le port.

"Eh, Jackie, ils sont où ?

-Qui ça ? répondit-il en tirant sur sa cigarette.

-Comment qui  ?dit Alexandre en agitant les bras, mais les gens merde ! Ils sont tous partis comme ça, c'est quoi cette blague ?

-Alors, toujours pas décidé à partir ?

-Que…Quoi ?

Alexandre eut soudain chaud, terriblement chaud. Il voulut plonger dans l'eau, même celle du port, et nager jusqu'à déchirer l'horizon. Tout fut préférable à ce sentiment d'abandon d'incompréhension qui se propageait dans ses veines comme un insidieux venin.

-Assieds-toi un peu avec moi tu veux, on parle plus beaucoup ces temps-ci, dit Jackie en pointant du doigt la place libre face à lui dans la barque.

Alexandre hésita un moment, regarda le ciel en fronçant les sourcils, tourna de nouveau sur lui-même puis soupira et sauta dans la barque.

-Je comprends pas, explique moi Jackie.

Jackie sourit comme si Alexandre avait dit exactement ce qu'il attendait.

-Alors tu comprends toujours pas ? dit doucement Jackie.

-Non.

-Pourquoi tu lis pas la lettre alors ?

Alexandre se souvint alors qu'il avait effectivement la lettre de Camilla dans la poche de sa veste. Il la sortit et se demanda comment Jackie pouvait être au courant.

-Allez, ouvre là lui dit Jackie en hochant la tête.

«Alexandre, je quitte le royaume des couleurs, définitivement. Je m'en vais loin, mais ne t'en fais pas, je serais heureuse là où je suis, dans un monde sans lumière, sans rouge, ni vert, ni bleu, ni jaune, ni marron, ni blanc, ni gris, ni orange, ni mauve, ni magenta, ni cyan, ni azur, ni corail, ni citron, ni cuivre, ni toi ni moi. Je t'en prie, ne me suis pas. J'ai juste besoin d'être seule.Peut-être qu'on se reverra dans la pénombre de notre chambre d'amour Ta Camilla. »

-Dis, Jackie, tu peux m'emmener là où elle est ?

Jackie sourit en crachant de la fumée.

-on est déjà en route mon p'tit, et depuis un moment."

Alexandre jeta un coup d'œil vers la route et constata avec surprise que la rive n'était plus qu'un infime trait gris perdu dans le vague de l'horizon, ils naviguaient au beau milieu de la mer.

Et face à lui il aperçut le même bateau que celui qu'il voyait dans ses rêves, il voyait Camilla, debout sur le pont, avec ses cheveux qui lui masquaient le visage, un sourire grand comme il ne lui en avait jamais vu, sa mains s'agitant dans les airs.Et il se demanda encore "était-ce un adieu ou un appel à la rejoindre ?"

Il sentit son corps se glacer, se couvrir d'algues d'un vert sombre et profond, il se sentit plongé dans le bleu-nuit des profondeurs marines, baigné par le rouge calme d'un soleil mourant. Ses pupilles se chlorent légèrement, «sûrement à cause des couleurs » se dit-il en fermant les yeux.

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