Surprise d'automnes

savinien

Ce début d’octobre était décidément pluvieux. Un vent en bourrasques balayait les allées du bois de Vincennes et présageait un hiver précoce et froid. Des feuilles se collaient aux rares passants qui s’engonçaient dans leurs cols relevés en le tenant serré. Cette façon de faire leur donnait une démarche de marionnettes ridicules.

Bien à l’ abri dans son vieil imperméable démodé mais chaudement doublé, protégé des bourrasques d’équinoxe par son parapluie de golf aux armatures métalliques, Patrick avançait calmement de la démarche compassée de ceux qui se sentent à l’abri des intempéries de la vie.

Un peu d’embonpoint pour son âge sans être gros, de taille raisonnable, il portait avantageusement  une silhouette ordinaire que l’on ne remarquait pas. Loin de s’en plaindre, il en était fier et satisfait. Ses cheveux mal coiffés même par vent calme, étaient juste assez long pour se dire bohème, des lunettes rondes aux montures façon écailles, par soucis d’écologie…

Il avait une allure d’intellectuel, vieux garçon vaguement négligé. Cette image, qu’il donnait de lui au premier regard, sans la cultiver, lui plaisait. Elle repoussait les importuns et décourageait les quémandeurs.

En sens inverse, une femme, habillée trop courte pour une promenade dans cette nuit tombante, humides et venteuse. Il la regardait.

Elle devait rentrer du bureau.

Son imperméable court lui aussi, devait être très chic, sur une page de magasine, mais parfaitement inefficace dans cette situation . Elle essayait pathétiquement de se protéger la tête d’un de ces pépins plus esthétiques qu’utiles, made in China.

Le vent maltraitait ce falot obstacle au gré de ses fantaisies et permettait parfois de découvrir de longs cheveux quant il se glissait dedans.

Arrivée à sa hauteur en petits pas pressés, Cette femme en perdition sous la pluie, n’avait dans sa lutte avec le vent, pas encore découvert son visage.

L'homme pensait qu’une telle adresse, face aux éléments, ne pouvait être que le fruit d’une longue expérience, elle devait avoir au moins quarante ans.  Il se dit qu'au risque de faire se retourner son parapluie de golf, il se tournerait en la croisant, juste pour apercevoir son visage.

Le pépin tanguait de plus en plus et par un caprice d’Eole, le frêle rempart se retourna, découvrant sa propriétaire au regard satisfait de l'homme. Devenu sans utilité elle le lâcha et se protégea les yeux d’une rafale de pluie.

L’homme profita de la situation et s’interposa devant la femme avec son riflard démesuré. Elle leva vers lui un regard troublé par la pluie qui l’avait inondée et un peu craintif. Cet homme lui paraissait puissant mais sans agressivité.

Elle savait que le bois, passé septembre, pouvait devenir dangereux à la nuit tombante. Elle n’en avait cure. C’était le plus court chemin entre chez elle et chez sa chère Céline, son amie d’enfance qui habitait la lisière du bois.

-Puis-je vous aider? Si vous le permettez?

Les mots étaient venus sans qu’il s’en rende vraiment compte. Il l’avait prise par le bras afin qu’elle tourne le dos au vent. Il lui tendit un paquet de Kleenex qu’il avait dans une poches. Elle le regarda un instant du coin de l’œil et accepta en remerciant.

-Vous n’avez plus de parapluie…

Se rendant compte de la candeur de sa remarque il essaya de se rattraper.

-soyez sans crainte, le mien est assez grand pour deux. Où allez-vous ?

-Chez moi! Dit-elle méfiante.

-Je n’en doutais pas Madame, surtout par ce temps et à cette heure si. Je voulais juste vous apporter un peu d’aide dans cette tempête.

Elle se retourna pour le voir face. Elle dégagea sons visage d’une mèche de cheveux trempés.  L’homme souriait timide et vaguement gêné. Il lui dit :

-Vous voyez là, la grille, c’est mon immeuble. Je vous propose de vous y abriter au moins le temps que passe cette averse. Si vous voulez m’y attendre, je vous donnerai un autre parapluie, plus solide que le votre. J’habite au dernier étage .

Elle sourit à cette remarque et au souvenir de la reddition de son petit parapluie. Elle haussa les épaules et lui fit un signe d’acquiescement. C’est l’un contre l’autre qu’ils se dirigèrent vers l’immeuble. La pluie redoublait.

Il sortit un bip de sa poche et ouvrit la porte du garage à distance. Il sentit une crispation dans le bras de sa protégée.

-La grille piétonne nécessite un code qui est capricieux sous la pluie, nous serons plus vite à l’abri.

Elle ne se détendit qu’une fois la grille passée, dès qu’elle découvrit un passage qui menait de la rampe du garage au hall allumé de l’immeuble.

Il l’entraina dans cette direction. Une dame attendait une hypothétique éclaircie pour sortir... Elle les toisa du regard, lorsqu’ils entrèrent dégoulinants. Elle s’attarda sur la vêture de la femme qui était trempée, de haut en bas.

-Bonsoir Mme Lebrun. Quel temps hein?

-Bonsoir M Vincant. Vous êtes dans un état… Vous allez salir tout le hall!

-Ce n’est que de l’eau. Puis se retournant vers sa protégée: Je monte vous chercher une serviette. Il pénétra dans l’ascenseur.

-Il va vous chercher une serviette ? Quel genre d’homme fréquentez-vous donc? Il ne vous autorise pas à monter chez lui ce vieux garçon?

-Nous ne nous connaissons que depuis cinq minutes Madame. Mon parapluie s’est cassé en traversant le bois.

-Et vous suivez un homme dans son immeuble au bout de cinq minutes? Curieuse éducation que vous avez là!  Enfin, de toute façon vous avez de la chance, c’est un misogyne qui vit seul. Jamais de visite, jamais de femme, de garçon non plus d’ailleurs…

Mme Lebrun toisa le regard surpris de la visiteuse d’un soir: «C’est la concierge qui me l’a dit…Mme Pétrovic…»  Puis gênée de la tournure du monologue : « Bon ! Ca ne semble pas vouloir se calmer, je mangerai des biscottes plutôt que du pain. Bonsoir Madame!» Dit-elle en tournant les talons, non sans avoir jeté un dernier regard scrutateur à la femme.

L’ascenseur s’ouvrit pour laisser sortir l’homme avec un drap de bain dans les mains. Mme Lebrun s’écarta pour le laisser sortir, leva les yeux au ciel en haussant les épaules, puis s’engouffra dans la cage. La visiteuse s’essuyait déjà les cheveux.

-Ce n’est pas très bien élever de vous laisser vous sécher comme ça, mais ça ne serait pas très respectueux de vous inviter chez moi...

-Vous êtes délicieusement vieux jeu. J’accepte votre invitation non formulée.

Elle se dirigea vers l’ascenseur tout en continuant de se sécher. Il la suivit la bouche bée et décontenancé.

A l’étage, il ouvrit une porte puissamment blindée. Il s’effaça pour la laisser entrer.

D’un pas décidé elle entra sur une moquette épaisse mais usée aux lieux de passage. Une odeur de vieux papiers flottait en couvrant une autre plus subtile de pain d’épice. Les murs étaient couverts d’étagères, elles-mêmes surchargées de livres et au dessus, des cadres de gravures et de tableaux, couvraient heureusement une tapisserie... 

La salle de bain était mal éclairée, les ustensiles de toilettes étaient rangés avec ordre et un flacon de Vétiver de Guerlain, semblait être le seul luxe du lieu. La serviette sentait bon l’adoucissant. Pas une trace d’eau séchée, ni de poussière sur les rebords. L’homme devait être un maniaque...

Elle sortie de l’espace pour retrouver la pièce principale. Le salon était vaste. Il donnait sur une large terrasse arborée que malmenait la tempête. L’homme était assis dans un fauteuil de cuir. Il se leva à son entrée.

-Comment vous sentez-vous ?

-Mieux merci! Mais vous ne vous êtes pas présenté! Dit-elle en lui tendant sa main.

-Patrick! Dit-il en buttant dans l’angle de la table basse. Et vous?

Elle lui sourit gentiment. Gêné, il lui proposa de s’assoir. Elle s’installa elegament avec ce sourire que les femmes ont lorsqu’elles dominent la situation. L’homme dont elle s’était méfiée était en fait un grand timide. Elle le regardait, visitait la pièce des yeux, et régulièrement, prenait un air navré en scrutant la large baie vitrée qui laissait entrevoir le désastre de la terrasse.

-Ca ne se calme pas: Dit-elle pour rompre le silence.

-Non! Heu, Voulez-vous boire quelque chose de chaud. Un chocolat, un café, un thé?

-Un thé.

Il partit sans attendre vers sa cuisine. Puis il lança de la pièce: Menthe? Citron? Russe? Ceylan? Chine?

Un vieux garçon timide amateur de bonnes choses... Pensa-t-elle en souriant.

-Russe! Dit-elle en scrutant les magazines littéraires bien ordonnés sur la table basse.

Il revint avec un beau plateau couvert d’un napperon, de deux tasses de porcelaines et d’une théière fleurie à l’anglaise. Une coupelle de cristal, débordait de macarons colorés. Elle qui resta sans voix. Un point partout pensa t-il…

-Vous vivez seul?

-Oui…

-Que faite vous dans la vie? Elle tenait à reprendre l’avantage et le control de cette situation qu,i pour être originale n’en était peut-être pas moins dangereuse.  Un homme seul, et maniaque, mais maniaque à quel point?

-Je suis nègre… Et vous?

Elle ne put masquer sa surprise. Il lui expliqua que ce titre couvrait le fait d’écrire sur tout et n’importe quoi, mais pour quelqu’un de connu qui n’en avait pas le temps ou l’envie mais n'en désirait pas moins les retombées médiatiques.

Ne souhaitant pas trop se dévoiler, elle maintenait un feu roulant de questions et écoutait les réponses d’un air captivé.

Non, il n’était pas maniaque, c’était Mme Pétrovic qui entretenait son appartement aussi propre qu’il la payait bien.

 Non ça ne le gênait pas d’écrire pour d’autre. Il avait été élevé dans le culte de la discrétion et aimait sa tranquillité. Il laissait les feux de la rampe aux autres. Et puis écrire sur des sujets variés, l’obligeait à se documenter et il aimait s’instruire.

Elle découvrait un homme intéressant, sans véritable désirs ni ambitions personnelles mais qui aimait le calme et la communication.

Ce qu’il faisait au bois ce soir? Il aimait sortir tous les soirs pour une promenade et les soirs de pluie, la faune nocturne des bois ne sortait pas, lui laissant ainsi plus de temps. Il appréciait lorsque les éléments se déchainaient, rappelant aux hommes que la nature serait toujours la plus forte.

Le vent et la pluie se calmaient. La femme s’était laissée bercer par le timbre grave et calme de cet homme, qui se dévoilait sans mystères inutiles ni coquetterie malsaine à une femme de passage. Il y avait de la détresse dans cette sérénité. Elle se leva pour sortir de sa torpeur.

-La tempête se calme je dois partir il est déjà Vingt deux heures.

-Vous êtes attendue?

-Ho… Si peu…

-Vous ne pouvez pas sortir comme ça, il pleut encore beaucoup, je vais vous accompagner en auto.

-Ce n’est pas loin vous savez?

-Raison de plus!

Ils descendirent au parking par l’ascenseur. Il se dirigea vers un coupé Jaguar ancien model. Pour quelqu’un qui aime la discrétion… Pensa-t-elle avec un sourire.

-J’aime les voitures anciennes. Elles ont un charme que les modernes n’ont pas. C’est presque sensuel… Il rougit de ce qu’il venait de dire en lui jetant un coup d’œil.

Des la sortie du garage, les essuies glaces entamèrent leur ballet amoureux d’intouchables. Dix minutes de silence plus tard, il se stationnait rue de Montreuil, sous une pluie adoucie. Il avait fait durer le trajet aussi longtemps qu’il lui était possible.

Elle mit la main sur la poignée chromée de la voiture, pris sa respiration pour dire au revoir, mais il ne lui en laissa pas le temps. Il se lança.

-N’y voyez pas d’offense Madame; Il y a encore de beau jours à déguster sur une terrasse avant l’hiver. Voudriez-vous les partager avec moi? J’ai aimé votre conversation, je me permets de penser que la mienne ne vous a pas déplu. J’aimerais que nous puissions nous revoir et échanger encore des idées, mais cette fois peut être dans les deux sens, dit-il avec un sourire complice qu’elle lui rendit en baissant les yeux sur la loupe d’orme du tableau de bord. Nous pourrions prendre un café ou un thé? Non, ne répondez pas tout de suite, voici mon numéro de téléphone. J’attendrai votre appel.

Il lui tendit une petite carte de visite. Elle regarda un instant le bristol avec un léger sourire, tendit la main et s’en saisi. Elle ouvrit la porte et sortit sous la pluie.

Elle fit rapidement un code, la porte s’ouvrit sous sa poussée. Elle se retourna, il l’a regardait comme attendant désespérément une réponse. Il avait ouvert sa fenêtre et la pluie tachait de sombre le cuir de son siège.

Elle se pencha dans l’entrebâillement de la porte et lui dit : Aline… La porte retomba et le claquement le sortit de sa torpeur. Il moulina la vitre de sa porte pour fermer la fenêtre et redémarra.

Le lendemain, Aline prenait son petit déjeuner seule. Son mari était au travail, elle allait encore passer une de ces journées d’automne interminables. Se rendre chez son amie Céline lui pesait. Elle développait un début d’Alzheimer et se rassurait en répétant inlassablement se dont elle se souvenait. Céline lui donnait l’image d’une vie oubliée, perdue on ne sait où ni comment.

 Aller voir sa fille ou sa belle-fille ? L’une et l’autre n’appréciaient sa visite que lorsqu’elle sortait ou gardait les enfants. Elle repensa à cet homme beaucoup plus jeune qu’elle. Au jeu ambigu de mutuelle séduction. Le plaisir d’une rencontre et celui de la découverte de l’autre…

Le lendemain, Patrick se regarda au réveil et se dit qu’il avait fait un beau rêve. Le miroir reflétait une image de lui lamentable. A cinquante ans passés, comment pouvait-il espérer séduire une femme tellement plus jeune? La jambe fine et ferme, les cheveux blonds et soyeux. Il se palpa le ventre, fronça le front, il n’avait rien à espérer de ce coté là.  C’était mieux ainsi, il avait la paix. .. Mme Pétrovic sonna, entra avec sa clef et commença son ménage.

Elle épousseta comme à son habitude avec méthode et précision.

Patrick sortit de la salle de bain dans son peignoir, lui dit bonjour et entra dans la cuisine où elle avait déjà fait le café. Il l’entendit lui demander depuis le salon:

-Vous aviez de la visite hier au soir?

-?

-Une femme blonde?

-Vous avez croisé Mme Lebrun?

-Non! Elle a laissé un cheveu sur le dossier de votre canapé…

Il pouffa et se repassa le film de sa soirée. Le ménage de la chambre terminé, il alla s’habiller. Mme Pétrovic dans la cuisine l’entendit dire:

-Je sors, je vais chez le coiffeur…

Mme Prétrovic souriait en faisant la vaisselle de la veille.

Trois jours plus tard son portable sonna. Il regarda, un numéro masqué. Il hésita une seconde et décrocha.

-Allo? C’est Aline. Si l’on profitait de se rayon de soleil pour une promenade autour du château? C’est à mie chemin pour chacun.

-Quand?

-Maintenant!

-J’arrive!

Une heure plus tard ils étaient déjà de l’autre coté du Château, appuyés contre la gallerie bien à l’abri du vent.

Ils bavardaient sur le temps qui passe, l’histoire, la musique, l’architecture et la douceur du soleil d’automne. Puis brusquement Aline lui demanda:

-Arrêtez-moi, je suis indiscrète, quel âge avez-vous ?

Le cœur de Patrick se vrilla. Mentir? Dire la vérité? Pour prolonger le rêve il donna 47 ans, en se disant que c’était un petit mensonge facilement rattrapable en cas de relation prolongée.

-Je vous donnais un peu moins, surtout aujourd’hui où vous êtes rasé, les cheveux cours… C’est pour moi que vous avez fait cet effort? Demanda-t-elle mutine.

Il lui sourit comme un gamin. Il jubilait de la réussite de son mensonge, si puéril soit-il. Il n’osa pas lui retourner la question.

Aline pensait le cœur ensoleillé, qu’elle ne devait pas encore être trop défaite. Elle réalisait qu’elle avait séduit un gaillard bien plus jeune qu’elle, qui se conduisait en adolescent timide. C’était touchant.

-Je suis plus âgée que vous. J’ai 50 ans. Dit-elle en baissant les yeux.

-Ca n’a aucune importance. Je garde en tête celui que je vous avais donné le soir de notre rencontre. 45 cinq. Le temps fraichit, je vous invite à un goûter.

-Aline rayonna et paru effectivement Quarante cinq ans.

Le temps passa comme toujours très vite quand on est amoureux et qu’on ne le sait pas encore... 

Au fil de leurs rencontres Aline lui dit tout de sa vie, sauf son âge véritable. Son mari bourreau de travail, qui ne la voit que lorsqu’elle est absente pour faire à diner. Ses enfants qui ne pensent même pas à lui téléphoner lorsqu’elle est malade.

C’est pour cette raison qu’elle ne lui donne pas de numéro de téléphone. Elle souhaite encore garder un peu de mystère en ce début d’automne de sa vie de femme. Ne dit-on pas qu’une femme sans mystère est une femme sans intérêt?

Lui s’en contente, il attend, dès le troisième jour, avec fébrilité, un appel, au point de ne plus pouvoir écrire, par manque de concentration. Il lui a raconté sa vie.

Un long ruisseau tranquille…

La gloire des autres lui plait, elle lui donne en retour une image d’homme de l’ombre. Il vit bien dans cette ombre, il y est heureux.

C’est en novembre que tout s’accéléra. Elle accepta de se rendre chez lui.

Comme elle aimait le thé russe, il avait ressortit du placard un antique samovar. Une légère odeur de fumée flottait dans le salon qui se mélangeait avec celle de pain d’épice de son tabac hollandais, le samovar ronronnait et sa théière vibrait.

Cette touche d’exotisme, la chaleur du thé et son goût discret de violette, effondrerent ces dernières résistances.

Le samovar ronronnait, la théière crépitait, la pluie clapotait, eux roucoulaient…

Ils s’abandonnèrent l’un a l’autre sans retenue ni préjuger, là, sur le canapé. Chacun cherchant le plaisir de l’autre tant dans les caresses que dans les actes. Expérience oubliée et inexpérience touchante. Adresse et maladresses. Tantôt professeur, tantôt élève, ils apprenaient la leçon de leur corps par cœur. Ils se retenaient au bord de l’extase pour finalement y sombrer ensembles dans un délicieux coma de plénitude amoureuse.

Lorsqu’ils revinrent à eux, Patrick l’invita à diner sans espoir au restaurant en pensant: elle ne pourra pas. Son mari... Elle ne répondit rien, chercha, puis ouvrit sont portable et dit sur la messagerie:

« Céline ne va pas bien, je rentrerai tard! »

Une seule brasserie était  encore ouverte à Vincennes. Comme un gamin Patrick alla jouer un loto qu’il abandonna à Aline. Cadeau! Dit-il. Elle l’empocha en lui disant que son gros lot à elle, c’était lui.

Ils se vouvoyaient comme deux êtres qui ne réalisent pas ce qu’ils vivent et veulent encore préserver les apparences, juste pour vivre ce sentiment d’intensité plus longtemps…

L’automne fraichissait, on sentait l'hivers affuter ses armes de glaces. Les dernières feuilles venaient mourir sous les pieds des passants indifférents.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans nouvelles. Patrick ne vivait plus. Il rodait dans la rue de Montreuil aux pieds des immeubles Haussmanniens, sans oser y entrer.

Puis au bout d’un mois de silence, n’y tenant plus, il entra dans l’immeuble du 7. Cossus mais sans ostentation, le silence régnait. Il sonna à la porte de ce qui semblait être une loge de concierge. Il se fit rabrouer par un couple de jeunes  qu’il avait dérangé. Il regarda les boîtes à lettres sans espoir. Il ne connaissait pas son nom, seulement son prénom.

 Il ne pouvait décemment pas faire tous les appartements sans risquer de la compromettre. Il dormit trois jours dans sa voiture, mordu par le froid et l’angoisse, sans résultat.

Sitôt trouvée, il l’avait perdue. Pourquoi la vie était elle ainsi? Méchante et mesquine? Elle lui avait donné le gout de vivre qu’il n’avait jamais connu et elle le lui avait aussitôt reprit.

Dix mois passèrent… La vie avait peu à peu repris son cours. Le samovar avait regagné son placard avec une promesse de vente à un antiquaire. On se venge comme on peut… Les promenades solitaires au bois se faisaient plus longues et plus tristes. Les choses reprenaient leurs places après ce grand dérangement des sentiments.

Mme Lebrun avait repris à lui sourire. Mme Pétrovic se faisait plus discrète et lui avait offert une icône au retour de ses vacances. Octobre allait se terminer.

Le téléphone sonna au moment du second café. Un numéro apparaissait, qu’il ne connaissait pas. Il décrocha machinalement.

-Patrick? Vous êtes là?

Il faillit s’effondrer. Cent fois il avait imaginé, rêvé cet instant. Il avait toutes les réponses en têtes préparées, prêtes à être assénées. De la plus mesquine à la plus méchante. Mais il n’avait jamais pensé que ce timbre de voix, presque un an plus tard, lui mettrait encore le cœur en folie et qu’il battrait toutes les rancœurs.

-Aline, mais où êtiez vous? Que vous est-il arrivé?

-Vous connaissez Royan?

-Oui? mais…

-Vous avez un train à Montparnasse à 11 heures. Vous descendrez à Surgères et vous prendrez le car pour Royan, je suis à la gare routière, je vous attends… Elle avait raccroché.

D’abord, trouver la valise, la remplir, courir au RER, ligne A, puis courir dans les correspondances de Châtelet et prendre la ligne 4, Porte d’Orléans. Après un nombre surprenant de pieds écrasés, de sueur exsudé, les portes du TGV atlantique se fermaient sur lui. Il rappela le numéro apparu.

-Aline? je suis dans le TGV.

-Je vous attends!  Elle avait raccroché ou était-ce le réseau qui avait coupé?

 A Royan, Aline était là, plus belle que jamais. Elle en était sûr, il l’aimait vraiment pour avoir bondit comme ça, dans le premier train sur un simple appel. Elle rayonnait de bonheur.

Ils s’étreignirent. Elle lui souffla:

-Vous m’avez manqué.

Il fondit en larmes.

Ils sortirent de la gare au milieu des gens indifférents à leur bonheur. Les gens sont toujours indifférents et c’est tant mieux, sans quoi ils sont jaloux…

Aline conduisait prudemment et silencieusement. Ils passèrent au pied de la fausse cathédrale de vrai béton et arrivèrent en vue de la mer. Aline tourna d’abord vers St Palais puis à gauche pour la route de la corniche. Les villas anciennes affichaient coquetterie et couleurs. Aline tourna brusquement à droite et s’engouffra dans portail ouvert.

-Nous sommes arrivés! Dit-elle.

-Mais enfin, allez-vous m’expliquer?

-Plus tard! Répondit-elle en lui posant un doigt sur la marque de l’ange. Il se tut.

Ils dinèrent, firent l’amour comme la première fois, puis le matin comme si c’était la dernière fois. Passion et désespoir entremêlaient leurs deux cœurs. 

Un brouillard épais cachait l’océan. La corne de brume de Royan raisonnait au loin. Ils prirent leur petit déjeuner presque en silence, si non pour s’enquérir des besoins de l’autre. Elle lui proposa une ballade sur la plage qu’il accepta d’un signe de tête boudeur.

Ils marchaient depuis un quart d’heure quant elle débuta son récit de l'année passée.

Après leur première et dernière soirée de novembre dernier, en rentrant chez elle, elle avait trouvé son mari mourant d’une crise cardiaque. Il avait essayé de composer son numéro, mais elle n’avait pas répondu à la vibration. Elle avait refusé d’être dérangée pendant ce bonheur attendu depuis si longtemps. Elle s’en était beaucoup voulue et avait énormément culpabilisé. Ses enfants n’avaient rien arrangés en la harcelant de questions sur sont absence.

C’est après la cérémonie funèbre qu’elle avait retrouvé le ticket de loto. Elle avait faillit le jeter tel un mauvais souvenir. Puis après réflexion, elle était allée vérifier. Certes ce n’était pas une cagnotte, mais elle avait gagné trois millions. Tout de même... Décidément la vie se jouait d’elle.

Plus tard chez le notaire, l’homme lui expliqua, comme seuls les notaires savent le faire, que son époux ne lui laissait rien sinon sa réversion de retraite... il n'avait pas le choix. Tout allait aux enfants qui trouvèrent cela normal… Les mufles!

Elle décida de quitter l’appartement sans en garder la jouissance. C’est ainsi qu’elle trouva cette villa en vente sur Royan. Elle ne dit rien aux enfants du loto. Mais elle voulait en parler à son amant d’automne qui lui avait fait vivre hors saison, un merveilleux printemps.

-Et vous qu’avez-vous fait?

-Je vous ai espéré, puis haïs, puis espéré encore.

-Je vous aime savez-vous?

-Veux-tu m’épouser?

-Dans ce cas je dois vous dire que je vous ai mentis…

-Mentis? C’a m’est égale moi aussi... Tu veux m’épouser?

-Je sais; j’ai lu votre bio sur internet. J’ai soixante et un ans.

-Et alors, j’en ai cinquante six. Tu veux m’épouser?

-J’accepte devenir ta femme. Je t’aime…

FIN

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