Sylilani
Marc Chataigner
Sylilani est un cimetière vivant. Accrochée à son monticule sacré, elle ne s'éveille que durant les sept jours du solstice, à la saison où les vents, enfin, deviennent moins abrasifs. Le reste de l'année, seuls cinq familles de gardiens vivent là. Ainsi se sont-ils habitués à avoir pour eux seuls ses avenues pour dix milles âmes, ses larges places pour cinq milles, ses autels et statues d'une opulence majestueuse.
Aux prémices du solstices commencent à affluer les familles expatriées. Deux milles en tout, elles arrivent chargées, en voitures, diligences ou tout autre mode de locomotion capables de tracer sa voie parmi les vastes étendues de sable. Le fois où je fus du voyage, ayant été témoin plus tôt dans l'année du mariage de deux descendants de Sylilani, je ne peux oublier l'allégresse qui gagnait mes compagnons de voyage dés que son sommet fut en vue, perdu au milieu du désert d'Issilack.
À mesure que nous approchions d'elle, l'anticipation des retrouvailles à venir nourrissait les arrivants d'une joie profonde, en même temps qu'ils étaient gagnés par l'empressement d'arriver enfin, les premiers arrivés étant les premiers servis. Sur chacune de ces embarcations chargées des vivres pour une semaine et des cendres des défunts de l'année, tous les corps drapés d'orange apportaient de la couleur à l'univers monochrome de Sylilani.
Seuls les gardiens, vêtus pour l'occasion d'un blanc immaculé, rechignaient à partager l'enthousiasme collectif, bousculés et contraints qu'ils étaient de partager Sylilani. Celle-ci se rassemble, empilée, sur le mont Akusaï, la plus haute des sept collines éparpillées au milieu du désert d'Issilack. Derrière les premières constructions à ras de désert, s'empilent ensuite une nuée d'immeubles sépultures, sillonnée de large voies et parsemée de chapelles, de monastères et d'autels. L'ensemble est surplombé par les toits d'or du temple d'Akusaï, aïeul premier de la grande tribu de Sylilani.
En l'espace de quelques jours, des rues aux toits en passant par les places, la ville prend corps. Elle est maintenant encerclée par des grappes d'embarcations colorées, accrochées les unes aux autres, dessinant des pontons éphémères. Alors que s'ouvrent ses volets, se déploient ses terrasses et autres sites de rencontres, bientôt parée de toutes ses décorations, Sylilani balaie de mille mains la poussière que, le reste de l'année, les gardiens en sous nombre pour la chasser ont fini par tolérer.
Durant les sept jours de commémorations, des processions se constituent, tonitruantes, frappant tambours et cymbales pour réveiller l'esprit des ancêtres. Le premier jour, les chefs de chaque famille vont inhumer les cendres de leurs défunts, puis entreprennent l'ascension jusqu'au temple d'Akusaï afin de mettre à jour le grand Graph généalogique de Sylilani. Y figurent tous les liens d'appartenance, les naissances, les décès, les unions et désunions, les métiers et autres signes distinctifs. Le second jour, ce sera au tour de leurs épouses, le troisième au tour des mères, le quatrième au tour des pères, le cinquième et sixième au tour des enfants et enfin des petits-enfants âgés de plus de sept ans. Tous rendent hommage à Akusaï et s'assurent que les liens du grand Graph soient à jour.
Au coucher du soleil, les gardiens sonnent le rappel. Les toits, places et balcons se remplissent alors et, le temps de se recueillir sur la mémoire des anciens, il y a du silence. Le reste du temps, les familles s'affairent au sein des logis à cuisiner les vivres pour préparer les offrandes aux morts et les réceptions entre vivants. Tandis que dehors, de la mémoire vive, en image, en texte ou en son, est capturée continuellement de chaque rencontre et de chaque fête. Tous ces items sensibles sont reliés à un des nœuds du Graph généalogique de Sylilani, et ainsi surajoutés à l'ossature de la ville, ils assurent un simulacre de vie le reste de l'année.
Sylilani est l'unique plateforme des rencontres entre les deux milles familles. Dispersées aux quatre vents le reste de l'année, impossible pour elles d'être présentes les unes aux autres. Ici est consignée la vie de tous ses membres, et nul ne pourra jamais s'effacer du fichier central.
Le dernier jour du solstice, tous les membres de la grande famille, y compris les pièces rapportées, sont invités à gravir le chemin jusqu'à l'esplanade du temple d'Akusaï, pour y déposer là leurs médisances et jalouseries, effacer leurs dettes et autres rancœurs envers tout membre de la famille. Le grand Graph ainsi nourri de nouvelles aventures et nettoyé de ses conflits, peut être à nouveau remis entre les mains des cinq familles de gardien.
À ses pieds, Sylilani regarde toute sa masse vivante reprendre place le soir au creux de leurs embarcations, avec à leur bord la lanterne illuminée des souvenirs et de vivants. Chacune vise le large, et durant quelques heures, le désert plongé dans l'obscurité prend l'allure d'une constellation inversée et neuve.