Tākyong

Marc Chataigner

Tentative d'actualisation des Villes Invisibles d'Italo Calvino

Lecœur de Tākyong est complexe à pénétrer à quiconque y plonge sans sous-titres ni degré en linguistique. C'est une ville entourée de ville, tant et si bien qu'elle paraît sans issue. Je me souviens passer un temps infini quand l'envie me vint d'aller respirer au-delà de son enceinte. Après avoir baigné dans ses protocoles, je compris que c'est moi qui portais dorénavant Tākyong au creux de ma langue.

À mon arrivée, ce fut inversement un plongeon direct dans son bain de signes hétérogènes, saut auquel je ne m'étais pas préparé. De ce que je perçus à travers la vitre du véhicule qui m'emmenait à ma résidence, toutes les façades semblaient articuler leurs fonctions et services dans des langues inconnues, chaque portillon, chaque cadre de porte énonçait des invitations polies intraduisibles, les trottoirs roulants répétaient les bonnes manières à respecter à leur bord, avertissant mécaniquement l'approche du prochain arrêt, les heures étaient signifiées par des mélodies dans la bouche de haut-parleurs, les cendriers urbains rappelaient les amendes encourues par tout contrevenant aux règles sanitaires, les canalisations signalaient leur présence et leur bonne état via des boutons dorés plantés tous les mètres dans la chaussée, les murs et les piliers, les véhicules s'annonçaient, s'excusaient, se saluaient même parfois, les voiries faisaient scintiller leur marquage en fonction de l'affluence, toutes les transactions étaient précédées d'un rappel des conditions générales de vente dans toutes les langues du monde. Il n'y a que Tākyong pour battre de ce capharnaüm multi-culturel vibrant et grésiller de tous ses terawatts, à en concurrencer la lumière du jour.

Dés que je tentai de me frayer un chemin par moi-même, toutes ces interfaces furent autant de murs intraitables, m'empêchant d'accéder à la ville et ses habitants. J'ai bien tenté de décoder ce qui me submergeait en m'en remettant aux personnes présentes autour de moi, mais au moindre contact, je déclenchais malgré moi un script rôdé de salutations et autres protocoles d'évitement. Le plus souvent, masquées derrière des formes de questionnaires à choix multiple, j'en venais à me demander si j'étais bien en train de communiquer avec un humain. Sur quels terreaux d'urbanité pouvaient bien être constituées ces civilités ?

Bon an mal an, j'acquiérais certains repères. À ma résidence, je me vis offrir un dictionnaire trans-protocoles ; toutes les langues de Tākyong s'y interconnectaient savamment, dénouant alors mes premières incompréhensions. Mon dictionnaire sous le bras, je repartis parcourir les grands axes, les places de marché et autres sites accueillant des touristes.

En fonction de l'heure, du jour et des personnes en jeu, les protocoles d'interconnexion variaient. En fonction du lieu et de la situation, ils variaient encore. Le dictionnaire fut, durant ces premières virées, le passe-partout qui me permit de franchir nombre de murs, moultes barrières et autres check-points. Ici un geste pour connaître son chemin, un mot pour démarrer un véhicule, poser son doigt pour régler ses achats, taper dans ses mains pour varier l'ambiance, une phrase pour rechercher un film, ou encore dévoiler son iris pour s'identifier et déclencher un sourire de validation sur le visage de son interlocuteur. Au fil des jours dans les bras de Tākyong, les obstacles se disolvaient et le colosse de bitume et de néon devenait à mes yeux liquide. Je me rappelle ces soirées polysémiques où, l'alcool aidant, les messages finissaient par se brouiller et toute discussion s'apparentait alors à de la poésie surréaliste. Plus je gagnais en labilité, plus je maîtrisais les mots magiques et autres clés du language me permettant enfin d'accéder aux arrières cours intimes de la ville.

Là, un peu en retrait des espaces saturés de traces, les constructions restaient chargées d'indices d'un autre temps. Ma version du dictionnaire trans-protocole commençait à montrer ses limites. De ce que je suis parvenu à comprendre, les habitants de Tākyong sont invités à suivre des cours tous les ans, pour maintenir à jour leur permis de circuler librement. Celles et ceux devenus incapables de maîtriser le language du moment voyaient leurs mouvements limités à des zones culturellement dédiées, pour leur propre bien disaient certains, tandis que d'autres précisaient qu'il s'agissait de les empêcher de représenter un danger pour le reste de la population. Dans ses poches plus homogènes, Tākyong cultive des formes créatives de sociabilité, qui via les membres de cette communauté aptes à les transmettre ailleurs, participent à l'enrichissement des protocoles possibles de la ville.

Vous l'aurez compris, Tākyong est construite sur des strates de languages hétéroclites, hérités de ceux avec qui elle a commercé, ou inventés en son sein par de subtiles polyglotes. Mais par souci de stabilité, la ville doit tous les ans réduire sa dette technique et ainsi, se voit contrainte de mettre à jour tous ses formats d'interconnexions. Tous ceux qui y résident sont invités à faire évoluer leurs systèmes d'interfaçage propres ou se déclarer inaptes, et accepter alors de se voir réduits leurs droits d'accès. Et Tākyong continue alors de s'écrire sans eux.

Un certain temps passa avant que je ne me pris à désirer un expace-temps de déconnexion. Tākyong intègre dans son maillage complexe de tels lieux. Je découvris le premier, un jour où il me prit de suivre au sol les flèches pointant vers un point de ralliement en cas de panne générale. C'est en me laissant guider par cet itinéraire d'évacuation, que je me suis trouvé soudainement au milieu d'un poumon vert ne parlant aucun language connu. Du bruissement des feuilles et du gazouillis des oiseaux, je perçu une forme de silence bienvenu. Salvateur même. En marge des règles inscrites au dictionnaire, tout ce qui me parvenait ici provenait d'un monde non domestiqué. J'étais sorti de Tākyong.

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