Tandems
la-musique-de-l-ame
Elle était là, splendide, dispersée aux quatre murs dans l'une des pièces les plus élevées de la maison. J'avais voulu rompre avec ce cliché qui la plaçait habituellement à la cave, dans un endroit sombre et éclairé par des bougies, au mieux des lumières d'ambiance. Aux profondeurs et à l'obscurité j'avais préféré les étages et la lumière du jour, comme un hymne à l'envol, à l'exposition. La contempler me procurait bonheur, légèreté, désir et envie de partage. Définitivement non, le lugubre et le relégué auraient été une insulte à son existence, qu'importe le soin avec lequel j'aurais pu ensuite la mettre en valeur.
Je commençai par fermer la porte derrière moi pour entrer pleinement dans cet univers de finesse et de volupté. Une galerie faîte de deux étagères ininterrompues m'entourait. Je lançai un regard circulaire, cerné par ces belles dames de hauteur inégale sur leur piédestal, parfois dans leur plus simple appareil. Blanches, grises, brunes, roses ou noires, elles posaient en stars du podium et brillaient non pas par l'éclat de la virginité mais par les stigmates du vécu. Derrière certaines trônait encore la photographie encadrée du pied qui les avait portées, enlacé, enveloppé dans son écrin de beauté. Parfois la photographie trônait seule, attendant que le pied se lasse et fasse de moi l'heureux propriétaire d'une nouvelle paire. Toujours le même pied. Son pied.
Tout commença ce jour d'été 2014 où elle décida de faire le tri dans ses chaussures. Sept paires d'escarpins du plus couvrant au plus minimaliste, deux paires de ballerines et des bottines à talon rembourrées pour l'hiver. Désireuse de recueillir un second avis, elle gratifia l'ami que j'étais de photographies dont certaines présentaient la chaussure à son pied. Si le but premier était de mouler l'objet - en l'occurrence l'escarpin - pour assurer son maintien et le soumettre à mon jugement sous son meilleur jour, je fus subjugué à plusieurs reprises. Son pied d'une blancheur prononcée tranchait avec les différents coloris et me donna tour à tour l'impression de dominer son sujet, d'en être prisonnier et plus encore lorsqu'un lacet de cuir rose vint dessiner le contour de son talon pour s'enrouler ensuite autour de sa cheville tel du lierre, les orteils intégralement dissimulés sous un bout rond orné d'un nœud. J'eus grand peine à ne pas y voir un paquet cadeau et pus sentir à quel point cette chaussure pourtant minimaliste devait tenir du délicieux carcan. Plus son coup-de-pied était dégagé, plus l'envie de le caresser me brûlait les paumes. Je m'imaginai effleurer la bande de cuir qui couvrait ses premières phalanges et terminait, plus fine en passant par une boucle, à l'arrière de son talon pour l'en libérer, délicatement, et tenir son pied nu tout entier dans mes mains. Suivant le modèle elle serait grande dame, espiègle, petite fille ou bien reine du bal. Les bandes plus ou moins larges, plus ou moins nombreuses, parfois décorées, constituaient une entrave aux attouchements suaves qui submergeaient mon esprit mais m'enchaînaient à ces photographies comme son pied à ces chaussures. La beauté de l'un accentuait celle des autres et inversement, ce qui ne m'empêchait pas de trouver du charme à certains duos qui me parvenaient dans leur tenue d'Eve, sans artifice pour les sublimer.
Une fois mon avis recueilli sur chacune des paires dont certaines m'avaient laissé froid comme la glace - les ballerines pour ne pas les citer -, il ne fut pas difficile pour elle de prendre la mesure de ma passion envers les chaussures à talon, si tant est qu'elle ne le sut pas déjà. Elle me fit donc l'offrande de celles dont elle voulut se séparer et me les envoya par la poste, un présent qui toucha mon être jusque son for intérieur et dont je la remerciai chaque fois que nous évoquions le sujet. C'est alors qu'il me vint l'idée de les exposer, de leur dédier une pièce, comme une alcôve. Je fis également développer et encadrer les photographies, me languissant du jour, trop lointain, où nous nous reverrions. Seules ses chaussures, en grande majorité des escarpins, auraient droit d'entrée dans ce sanctuaire. Aucun autre pied que le sien n'apparaîtrait en photographie entre ces murs. Je retrouvai quelques clichés antérieurs, dont celui d'une paire de bottines d'hiver en cuir brun clair qu'elle avait photographiée alors qu'elle se tenait debout, vêtue d'un collant noir qui réfléchissait merveilleusement la lumière du flash. Une différence majeure avec les prises précédentes qui présentaient la chaussure et son pied nu couchés sur un drap mauve. Je m'empressai évidemment d'ajouter cette nouvelle perle à ma collection de cadres en réservant devant lui l'espace qui accueillerait peut-être un jour le tandem.
Bien plus tard, je reçus sur mon téléphone une photographie plongeante, vertigineuse de ses pieds. Ils étaient enveloppés de collants résille noirs eux-mêmes recouverts de "vieilles copines" qu'elle avait ressorties : une paire d'escarpins à talon haut et en cuir noir complètement ouverts sur son coup-de-pied. Le tout était surmonté d'une bride nouée sur le côté et composée d'un assemblage de fils resserrés dont l'extrémité était effilochée. J'en eus le souffle coupé, l'ensemble était à tomber ! Par chance j'étais assis... La résille m'appelait et je pus presque sentir son maillage étroit sur ma peau. L'ouverture complète de la chaussure dirigeait le regard jusqu'à la voûte plantaire et incitait irrémédiablement au massage. Je jurai que ses pieds, pourtant figés, s'animaient sous mes yeux dans une danse de salon improvisée et rythmée par le claquement exquis des talons sur le sol. J'observai la scène amoureux, passionné, aux anges devant ces objets de désir dont elle avait à l'évidence pris grand soin. Ils étaient beaux, ternis mais grandis par les années. Mon cœur battait douloureusement la chamade, comme victime d'un coup de foudre, d'un trop plein d'émotion qu'il me fallut évacuer, partager. Je lui soufflai l'idée de porter ses belles de cuir lors de nos prochaines retrouvailles, de me laisser alors les toucher, m'imprégner de leur matière, absorber leur sensualité sans jamais déborder sur ses pieds, chose qui me conduirait assurément à poursuivre sur son coup-de-pied, sa cheville, son mollet... Mon obsession dura encore un long moment alors que j'étais au travail, les pensées entièrement tournées vers le souvenir de ses pieds, de ses chaussures et de leurs atours. Ma passion, mon péché, ma perdition.
Chaque paire incarnait la prestance, parfois la fragilité, souvent l'impertinence. Ce havre était le sien, ce rendez-vous le nôtre. Une multitude de sentiments m'habitait chaque fois que je m'y arrêtai, une escale toujours synonyme de délice, de ravissement, jusqu'à en oublier le temps.