"Tant que fleuriront les coquelicots"

Patricia Oszvald

extrait, libre d'éditeur

"(...)

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Chut !

Paul continua de dresser ce qui ressemblait à un autel. Lorsque tout fut installé, il fit craquer une allumette et enflamma la mèche de deux bougies. D'une petite boîte métallique dont la peinture rouge était craquelée, il saisit le reste d'une cigarette qu'il posa devant lui. C'était une Gitane. Lorsque tout fut prêt, il plongea un court instant dans un silence méditatif. D'une mise en scène dont il avait le secret, il déshabilla un couteau, religieusement emmailloté dans un tissu de velours rouge lui-même ficelé d'un cordonnet doré. La petite brise qui soufflait faisait danser les flammes, ce qui rendait la scène mystique. Il s'adressa enfin à Pierre.

— Pierre, je te considère comme un frère, un vrai.

— Ben, moi aussi, Paul, je te considère comme un frère !

— Oui, mais moi, ce que je veux dire, c'est que j'aimerais ici, aujourd'hui, avec toi, faire un serment d'amitié.

— Tu veux dire un truc du genre à la vie, à la mort ?

— Non, pas un truc du genre, Pierre ; un vrai serment d'amitié à la vie, à la mort. C'est sacré. Tu vois ce que je veux dire ?

— Ben, ouais.

— Pas sûr ! Ça veut dire que c'est comme un pacte, tu comprends ; on va se promettre que quoiqu'il arrive dans notre vie, toute la vie, pour toujours ; on sera amis ; c'est à la vie, à la mort. Quoiqu'il arrive, je serai là pour toi et toi pour moi ; sans condition ! Tu marches ?

— Oui, oui ; je marche !

Paul saisit le couteau avec précaution, passa la lame dans la flamme à plusieurs reprises et entailla d'un geste franc la partie charnue de son pouce qui saigna aussitôt. Pierre, très impressionné, en eut le souffle coupé et éprouva soudainement des difficultés tant à respirer qu'à avaler sa salive.

— Ah…

Paul tendit le couteau à Pierre.

— A toi !

Pierre s'exécuta et grimaça aussitôt.

— C'est rien, ça pique un peu, ça va passer ; pense à autre chose.

Paul saisit le pouce de Pierre et y accola le sien.

— Par ce pacte ; je te promets mon amitié à la vie, à la mort et quoiqu'il arrive !

Pierre, un peu fébrile à la vue du sang, répéta le serment en bégayant.

— Par ce pacte… je je… te promets mon a… amitié à la vie, à la… à la mort et… j'ai oublié la fin.

— Et quoiqu'il arrive !

— Ah oui… et quoiqu'il arrive ! Ça saigne fort…

— T'inquiète ! Faut rester calme ; ça va s'arrêter !

Paul servit à présent deux verres du mystérieux breuvage et en tendit un à Pierre.

— C'est pas trop fort ? Mon père m'interdit de boire de l'alcool…

— C'est de la grenadine ; je crois que tu pourras supporter !

Paul vida son verre cul sec et le jeta par-dessus son épaule ce qui plut beaucoup à Pierre. Il vida à son tour son verre en une seule gorgée et partit aussitôt dans une quinte de toux dont il eut toutes les peines à se défaire, alors que le liquide ingurgité lui enflammait la trachée et menaçait les bronches d'un incendie volontaire.

— Qu'est-ce que t'as ? C'est trop fort ?

— Ben ouais ; je savais pas que c'était si fort, la grenadine…

— C'est parce que je l'ai diluée dans de la vodka ; pour faire plus officiel !

Alors que Pierre tenta péniblement de calmer cette quinte de toux, Paul alluma la Gitane et tira quelques coups. Il laissa ensuite s'échapper les ondulantes volutes d'une majestueuse rondeur de sa bouche entrouverte, dans une parfaite chorégraphie. Il tendit ensuite la clope à Pierre.

— C'est pas trop fort ?

— Moins fort que la grenadine. Au pire, t'auras des coliques ; si c'est le cas, t'auras qu'à dire à ton père que t'as mangé trop de chocolat chez moi !

Pierre porta alors le mégot à ses lèvres et imita Paul, aspirant aussi fort qu'il le put, avant de replonger dans une nouvelle quinte de toux, plus agressive que la précédente.

— C'est fort, ton truc ! En plus, mon doigt n'arrête pas de saigner ; tu crois que c'est normal ? Ça devait s'arrêter, non ?

— Quand t'auras plus de sang ; ça s'arrêtera !... Non, je déconne..."

 

© Patricia Oszvald

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