Tarot reader, ou le miroir perdu de l'Amérique

Lauriane Pdp

lauriane pdp- New Orléans. Un plastique cuit sur Bourbon Street, du Jazz qui baille et des gerbes de flouze.

Au croisement de Bourbon Street et de St Louis, Mike attend. Il attend que quelqu'un s'arrête à table noir pour s'y échauffer les coudes sur son plastique noir et s'assoir sur une chaise trop étroite. Sur un trottoir, il attend. Son boulot est de lire l'avenir des badauds dans un jeu de tarot. Il vous dira surement que c'est pour aider les gens, qu'il le fait par sympathie et que les 5 dollars qu'il vous demande sont une juste rétribution au bénévolat de bobards produit.

Pourtant, son nez rougi et sa peau brulée en disent tout autre chose : des nuits cernées, des lendemains qui se ressemblent et de la dope dès le réveil. Il en faut surement autant pour supporter l'ennui et la répétition des jours et des nuits hantée par une « so called » décadence mise en scène pour les touristes. Un Disneyland du vice. Une attraction bien huilée qui brasse des mécaniques, roule des biceps et recommence à chaque nuit qui se lève. Des néons qui brillent appâtent le chaland. Les filles à l'intérieur les allègent de quelques sous et la réputation de la ville soulage leurs conscience. Elle flatte, en passant, leurs égo de coq mal dégourdis dans une Amérique qui attend dans la torpeur la plus adolescente, la « vague de sexe qui ferait tout péter» annoncée par Miller. ça devient long et les eunuques en ont marre d'attendre sans fin, sans foi. Les crocs dans le ventre et dans le pantalon, ils avancent en petite bande pour se faire la nuit. Ils en profitent en oubliant, tant mieux pour eux. Mais Mike s'ennuie.

Sa table de bonne aventure, pratique si mal nommée –l'aventure était partie depuis longtemps et elle ne saurait être bonne, assise à une table- prend place tous les matins en face du same old Fat Catz Music Club. Tous les soirs, il observe le lent ballet des musiciens qui s'installent sur scène pour y jouer une musique à la sulfure révolutionnaire poussive. Elle est même plus que poussive, elle est passé. Bourbon Street ressemble à bien des égards, à un couffin de poupon mort : le jazz en mort infantile. Effrayant, n'est-ce pas ? Ces musiciens de ce soir ont de commun avec leurs ancêtres d'être esclaves des riches et gras blancs dont ils assurent le divertissement. Les riches gras et blancs leurs beuglent des morceaux, toujours les mêmes qu'ils doivent jouer avec le sourire. Avec leurs troupeaux de beuglements, s'envolent des gerbées vertes d'argent et de suffisance, jetées par des mains dodues d'enfants retardés. Les dollars volent un instant dans les courants d'airs des ventilateurs à palmes Art Déco avant de retomber, froissées, sur un sol lisse de dalle mouchetée.

Depuis ce matin, Mike a entendu 23 reprises, toutes identiques de « oh when the saints ». Du sur-mesure à la chaine. L'Amérique ! Les trompettes résonnent dans les oreilles abruties de toute une populace si satisfaite de sa sortie culturelle. Ces quadragénaires qui viennent à la Nouvelle Orléans sous couvert de visites culturelles du French Quarter, fiers de montrer à leurs enfants des rues pavées où crottent des voitures tirées par des chevaux, des fleurs de lys sur les drapeaux ; fiers d'effrayer leur progéniture obèse avec des squelettes en plastique, zombies phosphorescents, triste alchimie des représentations grotesques du vaudoo ancestral et des films d'épouvante américains au karma ratés ; fiers, encore, de montrer à leur épouse de quel romantisme courtois ils sont encore capables après des années d'emprunts, de cafés tièdes et de plateaux télé froids avalés devant les derniers insipides d'HBO. Ces mêmes quadragénaires bedonnants dont le regard s'allume, à la nuit tombée, famille couchée, devant les néons des courtisanes, devant leur charmes décharnés qui s'offrent à la pelle et que l'on croise à l'abandon le jour venu dans Bourbon Street.

Mike a conclu, après 16 reprises de « you are my sunshine », que les sunshine en question n'étaient plus si brillants, ni dans la gorge du chanteur, ni dans les pognes du batteur qui baille au corneille en jouant. Le Jazz est mort, bien enterré sous des couches de vice sans ambition. Peu importe les écriteaux qui se balancent aux grès des tempêtes sous les porches de Louisiane : « ici, nous sauvegardons le jazz ». Personne n'a jamais bien compris pourquoi ni comment le bouillonnement, la sulfure et le scandale pouvait être conservés, ni de quoi il fallait le sauver, mais on le met sous plastique. On le protège de la poussière pour le resservir bien propre aux touristes du soir sûrement allergiques aux aspérités. Depuis des années que Mike est assis là, il a eu le temps de comprendre que la seule préservation est celle du nom mais que l'âme y est mise en bouteille par des clampins sourds de frustration, sourds comme des pots, qui veulent tout vendre sans rien entendre.

Mike entend tout mais n'attend rien, plus rien de ce coin de rue où il économise quelques dollars pour mieux se perdre. Cinq sous en poche, faute de repartir dans le Vermont, il boit sa bière tiède au coin d'un bar quand sa journée prend fin. Il en aura raconté, des histoires à ces passants, toujours les mêmes qui cherchent l'amour, la fortune ou la gloire. Il profite des doutes et des peurs de ces hommes et femmes à la réussite sociale certaine, mais aux tréfonds personnels inconnus. Alors il fouille dans leurs yeux, empoche quelques billets, remplace les miroirs perdus de l'Amérique : ceux où on se regarde chaque matin pour sonder son âme avant d'explorer sa journée sous un nouvel angle. Mais les angles sont émoussés, corrompus par ces regard en biais, cul de poule maquillés à l'extrême et fond de teint qui dégouline sous les tropiques. Mike les plonge dans leurs angles morts, attend un peu juste le temps de la macération, de l'inquiétude, avant de les sauver de la noyade. La solution, toujours la même, tiens en quelques mots : arrêter d'avoir peur, suivre son instinct et laisser tomber le reste. Il voudrait incruster un peu d'insouciance dans le cœur de ces familles qui polissent de leurs pas lourds la Big Easy fraichement reconstruite. Faire revivre la décadence créative, les folles herbes qui grandissent dans les fissures du bitume.

 

 

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