Tempus fugit

ana

Les lieux ont une âme.

Promenade à Honfleur. Félix Vallotton.

                Tempus fugit.

         Accoudée à la table devant un citron pressé, Fanny laissait son regard bleu délavé  voguer sur les clapotis du bassin qui semblaient participer à sa méditation. Si elle avait désiré s’éloigner de sa chère maison qui avait été le point d’ancrage de sa famille et dont le destin était maintenant d’abriter des inconnus, c’était pour éviter de se trouver mêlée aux tracas matériels de son entourage qui retournait tout de la cave au grenier, rangeait, triait ou bien abandonnait des souvenirs qui avaient toujours été pour elle des objets inséparables de son existence. Pendant quelques journées, elle s’était efforcée de jouer le jeu et était partie s’isoler dans la petite pièce au fond du grenier dont la porte basse n’était guère  accueillante et là, les écouteurs vissés sur les oreilles, elle avait commencé à passer cet endroit au peigne fin, bien décidée à fouiller dans les entrailles de sa famille dont on parlait si peu au cours des repas familiaux, autour de la robuste table de chêne patiné.  Et c’est alors qu’elle était tombée sur un petit tableau poussiéreux, enveloppé dans un tissus de fil de lin et délicatement déposé au fond d’une armoire branlante dont les charnières lui avaient résisté. Elle avait forcé légèrement la porte, observant avec inquiétude les débris de bois rongés par les vers qui tombaient sur le sol comme des feuilles mortes puis, prenant son courage à deux mains,  elle avait réussi à l’ouvrir  en s’arc-boutant, mais  c’était avec une immense déception qu’ elle s’était trouvée face à un placard presque vide, habité par quelques vieux pots de confiture poussiéreux abandonnés ; son regard aiguisé et curieux avait cependant vite aperçu au fond de l’armoire le paquet ficelé qui semblait lui tendre les bras et l’inciter à assouvir son défaut majeur, la curiosité. La fine toile de lin grisâtre qui l’entourait l’avait bien protégé  et comme une princesse endormie que le temps n’a pas flétrie, il s’était offert à elle dans toute sa pureté, offrant l’image de sa Normandie natale, la lumière de sa terre chérie inséparable du clocher qui l’avait si souvent accueillie. L’homme et la femme qui se promenaient paisiblement en direction d’Honfleur semblaient être des habitués de ce trajet et elle eut l’illusion d’entendre par-dessus les sons agressifs de ses écouteurs et entre les courants d’air du grenier et les tourbillons de poussière,  une conversation :

-          Promettez-moi que jamais vous ne regretterez de m’avoir suivi dans mon pays : je le sais verdoyant et si différent de votre île natale que pour rien au monde je ne voudrais vous y voir malheureuse. Dites- moi le fond de votre cœur et si je sentais en vous une once de regret, jamais je ne pourrais m’habituer à vous voir le regard perdu et affligé.

-          Cher, depuis que vous m’avez ramenée de mon île canarienne perdue au fond de l’océan, jamais cette pensée ne m’a effleurée : vous connaissez mes sentiments envers vous et n’ignorez pas combien j’aime Honfleur et toute sa campagne ; mais jamais je ne pourrais m’y aventurer seule, car Honfleur et vous ne font qu’un et si j’aime votre Normandie c’est avant tout parce que je vous aime, vous plus que tout.

-          Mais la brise des alizés ne vous manque-t-elle pas ? La chaleur de votre soleil ne vous est-elle pas nécessaire ? Vous ne dites rien et pourtant, je le sens, vous pensez à votre île.

-          Si je vous ai suivi en acceptant de partager votre destin de Normand, c’est peut être parce qu’il coulait déjà dans mes veines, ce sang normand !

-          Oui, le sang des Betancort, ces intrépides navigateurs,  je le sais, vous me l’avez déjà expliqué, mais c’est si lointain !

-          J’aime votre Normandie qui est à moitié mienne ; j’aime ses fossés, ses murets, ses vallons, ses peupliers, ses frondaisons et sa lumière,  j’ai pris goût à Honfleur et la vue depuis Notre-Dame de Grâce m’est devenue nécessaire. La présence de l’eau me rappelle mes îles et votre compagnie et la mer suffisent à mon bonheur. Voyez-vous, les années ont passé  et jamais je n’aurais pensé, lorsque j’arrivai de là-bas, que je m’attacherais tant à cette terre : regardez-donc la campagne comme elle est belle en cette saison ; les couleurs se fondent dans la douce lumière automnale et les cieux rosés nous incitent à la méditation ; voyez ! Honfleur est comme un bijou dans un écrin, une perle déposée au bord de l’eau.

-          Que diriez-vous de poursuivre jusqu’à la sente ?

-          Allons-y ! Mais donnez-moi la main, mes souliers ont du mal à résister à la fraîcheur du sol !

        L’air sentait  les embruns et les promeneurs étaient loin de leurs vingt ans ; lui s’était appuyé sur sa canne et lui avait offert son bras avec élégance, se frayant un chemin avec soin au milieu des mottes de terre encore humides ; une odeur de fraîcheur et de moisissure flottait dans l’herbe, leurs pieds s’enfonçaient dans la terre meuble et les feuilles d’automne jaunissantes les enveloppaient de mélancolie. Ce fut elle qui rompit l’humidité silencieuse :

-Rentrons, très cher, rentrons, je sens le froid qui me glace, mon chignon se défait et mes jambes ne me soutiennent plus. Ah ! Si seulement nous pouvions encore arpenter la campagne sur nos montures, quel bonheur ! Mais le temps a gagné : la femme à l’accent chantant  que vous aimiez, la fraiche petite canarienne  du cœur de l’océan,   comme elle est  loin de ses jeunes printemps ! Mon chignon brun cache mes cheveux grisonnants et il me semble que tous deux, nous faisons maintenant partie  de ce paysage automnale. Oui, nous sommes en automne et je suis l’automne ! Les années  ont passé et le vent qui commence à siffler autour de nous  me glisse aux oreilles des mots qui ne sont pas ceux que vous me prodiguiez lorsque nous étions sur le bateau, de retour de mon île. Le gagnant, nous le connaissons, rien n’a d’emprise sur lui, nos efforts sont vains et il nous domine tous avec la même violence…

-De qui voulez-vous parler, mon amie ?

-Mais cher, de celui qui est sans limite, de cet ami, de ce traître, de cet ennemi, du temps qui passe, voyons!

-Sans lui nous n’aurions pas  les doux souvenirs de notre vie commune…

-Sans lui nous serions encore jeunes et déjà arrivés à  Honfleur: nous nous serions assis sur le port autour d’un vin chaud et vous m’auriez déclaré votre flamme sans hésiter.

-Mais que suis-je en train de faire voyons ? Et qu’êtes-vous en train de dire vous-aussi ? Nous nous aimons encore malgré les années ?

-Oui, mais le temps nous a vaincus : seule la beauté reste, seule votre Normandie peut rester le témoin  immuable de nos amours passés. Voyez comme Honfleur nous tend les bras, mais voyez aussi comme cet arbre couvert de verdure et décharné nous rappelle notre destinée ; comme il est sec ! Comme il est seul !

-Chassez-donc ces pensées sombres de votre esprit et appuyez-vous sur moi; faisons donc demi-tour et d’ici peu nous irons nous blottir auprès du feu et vous me raconterez les histoires de votre île pendant que je vous frictionnerai les épaules ; Maria nous aura préparé un bon feu et votre mélancolie ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Vous vous réchaufferez avec un bon chocolat et moi je gouterai au cidre de Marcel.

      Mais le retour au manoir avait été difficile, la bruine avait commencé à tomber, ils étaient tous deux arrivés gelés au manoir, elle avait commencé à tousser, et cette promenade lui avait été fatale…Quelques semaines après, et il était retourné vers Honfleur, mais seul et sans sa perle de l’océan. Il en avait toujours conservé une mélancolie troublante et avait peuplé son manoir de souvenirs des îles…

         Fanny soupira et regarda sa montre avec inquiétude. Une heure s’était écoulée depuis son arrivée au bassin ; le soir tombait et les familles de promeneurs  étaient peu à peu remplacées par des noctambules qui traînaient çà et là auprès d’attirants petits restaurants. Elle pensa à ces étranges coquillages qu’elle avait trouvés au fond d’un tiroir, à ces flacons de cristal remplis de fin sable clair ou sombre, à ces grands chapeaux de paille ornés d’un épais ruban qui étaient soigneusement empilés au grenier et comprit enfin : oui, comme l’abandon d’une maison chérie était douloureux pour une famille, mais il y resterait toujours un parfum , le parfum d’une longue histoire d’amour entre un Normand et une perle de l’Océan. Elle frissonna et sentit une ombre se pencher au-dessus d’elle, puis de robustes bras l’enlacèrent et elle entendit chuchoter à son  oreille un doux murmure :

          -Fanny ? Où étais- tu ? Je te cherchais depuis trois heures ! J’étais mort d’inquiétude ! Fanny, ma Fanny, ma perle de l’Océan, je ne peux vivre sans toi!

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