Tempus Fugit

Giovanni Portelli

Extrait

Un agriculteur arrive à l'embranchement sur une carriole à cheval, dont les deux grosses roues à bandage aux rayons épais sont aussi hautes que le jeune homme. Apercevant cet étranger drôlement attifé, il fait halte pour s'adresser à lui, une pipe coincée entre les dents, probablement éteinte depuis un moment :

– Demat ! Mat an traoù ? … Ça va ? Je peux t'aider ?

– Je… oui, bafouille le journaliste. Vous savez si un certain Le Gaennec habite par ici ?

Libérant sa mâchoire de sa pipe, il reprend, d'un ton duquel le biographe ne sait s'il est sec ou enjoué :

– Le Gaennec ? Bien sûr, gamin, tout ce que tu peux voir alentour est à Le Gaennec. Qu'est-ce que tu lui veux, à Le Gaennec ?

– Lui parler.

– Et de quoi, si ce n'est pas indiscret ?

– Des miroirs Cambusier.

Le fermier, derrière son épaisse moustache, pince les lèvres à l'évocation de l'œuvre de son ami. Son regard bleu ciel, perçant et vif, considère un instant l'étranger qui ne semble pas trop savoir sur quel pied danser. Puis, s'assombrissant quelque peu, il tire bientôt un cure-pipe de sa blague à tabac en cuir. Il nettoie le fourneau, sans se soucier le moins du monde que son attelage soit au beau milieu du carrefour. Trahissant son identité, il finit par demander, tout en bourrant sa bouffarde de tabac brun :

– C'est la vieille antiquaire qui t'envoie, c'est ça ?

Avant qu'Honoré ne réponde quoi que ce soit, Le Gaennec craque une allumette suédoise sur le grattoir du petit emballage en carton. Il remarque la fugace expression de surprise que ce geste anodin provoque chez le biographe, mais poursuit :

– Elle n'a pas eu la santé pour faire le voyage elle-même cette fois-ci ? Dam ! Ces miroirs ne sont toujours pas à vendre.

De peur de perdre le fil, le journaliste n'ose tirer des conclusions hâtives quant à l'identité de l'antiquaire en question :

– Vous les avez donc encore en votre possession ?

– Tu n'as pas bien appris tes leçons, gamin. Chez Le Gaennec, on ne cède pas un pouce de terrain.

– Euh ! Certes… Pourrais-je les voir néanmoins ?

Les sourcils froncés, le Breton n'a pas l'air décidé. Toutefois, la mine affable de l'écrivain le met en confiance :

– Tu as une bonne tête, va, et puis j'imagine que tu as dû faire un joli bout de chemin pour arriver ici. Ce ne serait pas très noble de te renvoyer chez toi sans que tu aies pu voir l'objet de ta visite. Retiens néanmoins que j'apprécie de moins en moins les méthodes de la vieille Cambusier. Auparavant, elle ne manquait jamais de me prévenir de sa venue par courrier ou télégramme.

– Je… C'est à la fois le hasard et le temps qui m'ont fait défaut ici. J'en suis désolé, veuillez bien me croire.

– Ça va. Allez ! Grimpe.

L'homme désigne de la tête la place vacante à ses côtés sur la charrette, attelée à un percheron blanc, digne de l'époque originale d'Honoré. Ce dernier émet aussitôt un soupir de soulagement à l'idée d'avoir échappé, une fois encore, à l'automobile.

– Tu as l'air déçu…

– Non, au contraire, je n'en peux plus des trajets en train, ment le jeune homme du tac au tac. Un peu d'air frais sera le bienvenu.

– L'air frais, pour sûr que c'est un privilège, ça, gamin.

Honoré ne sait que répondre à ce nouvel hôte du futur qui, par chance, se montre prolixe :

– Les automobilistes ne verront même plus ce qui les entoure un jour. Ils iront tellement vite qu'ils ne prendront aucun plaisir à se déplacer. Ils feront des kilomètres et des kilomètres et tout ce qu'ils retiendront, ce sera la quantité d'essence qu'aura consommé leur bolide !

– Vous semblez bien sûr de vous. Ces engins ne vont pas tellement vite pourtant, gaffe l'écrivain.

– Ben moi, gamin, j'ai assisté à une de leurs courses, au Mans, en 1925. Eh bien, il y avait ce coureur, Marius Mestivier, avec sa Ravel. Ils vont bien assez vite pour se tuer, dam !

Le cultivateur donne fermement la direction à suivre à son cheval. Il a au moins quarante-cinq ans. Donc il pourrait fort bien être l'arrière arrière-petit-fils du Breton qui a acquis les miroirs de son ami. D'un rapide calcul mental, l'écrivain se dit qu'il pourrait fort bien être arrivé autour de 1940. Pour confirmer son hypothèse, il relance maladroitement le paysan :

– Il y a combien de temps de cela ?

– Ben je te l'ai dit, 1925, ça fait onze ans, tu ne sais plus compter ?

– Excusez-moi, j'avais mal compris.

1936. Honoré peut enfin déduire qu'il a bondi de vingt-quatre ans dans l'avenir. Élisabeth a donc près ou plus de soixante ans. De là à ce qu'un quadragénaire l'appelle « la vieille » Cambusier, ce serait très grossier, à moins que le paysan n'ait pas quarante ans comme le journaliste l'a supposé au départ. Pourtant sous cette moustache généreuse se cache un visage marqué par des souffrances certaines. Comme son regard s'attarde un moment sur l'épaisse cicatrice qui souligne un creux à hauteur de la mâchoire du paysan, celui-ci repart :

– Qu'est-ce que tu regardes comme ça ?

– Votre cicatrice.

– Ah ! Méchant souvenir de 14, mon garçon. Tu veux que je te raconte ?

– Volontiers.

Le fermier explique bientôt, avec force détails, comment il croisait la mort à chaque motte de terre, dans la Somme. Il avait rapidement perdu la notion du temps, les jours se succédant sans distinction. Dormir était devenu un privilège, penser une torture, espérer une utopie. Puis, en juillet 1916, tout avait basculé pour lui lors d'un énième assaut. Le feu était nourri, les Hotchkiss crachaient leurs rafales meurtrières et les « fritz » n'étaient pas en reste. Des obus explosaient tout autour. Le cultivateur semble revivre la scène qu'il décrit, grave. Ses mains trahissent son émotion de tremblements et de légers à-coups sur les rênes. Chaque détail lui pèse et les mots qu'il émet sont tout aussi lourds pour l'écrivain qui l'écoute. Il espérait qu'au vingtième siècle, la guerre ne déchirerait plus l'Europe. Abasourdi, il écoute la fin du récit du Breton :

– On ne voyait pas à dix mètres. C'était monstrueux. Tout à coup, j'ai pris une balle perdue ! J'ai senti une brûlure, le goût du sang affluant dans ma bouche et je me suis écroulé. s'en est pas fallu de beaucoup pour que l'Ankou ne me fauche. j'entendais presque les roues grinçantes de sa charrette…

Le paysan raconte ensuite qu'il est resté alité des semaines à ne plus manger que du bouillon. Finalement comme il ne reprenait pas assez de forces, il fut démobilisé.

– Quoiqu'il en soit, cette balle m'a certainement sauvé la vie. Cette boucherie nous a pris plus de deux cent mille camarades, rien que sur le front de la Somme.

– C'est épouvantable, émet Honoré dans un souffle.

– J'ai une paire de copains qui n'en sont pas revenus. Et chaque dimanche, lorsque je traverse la place, je m'arrête toujours un moment devant le monument aux morts. Tu ne peux pas imaginer l'émotion qu'on peut avoir de voir ces noms que notre instituteur énonçait chaque matin, à l'école...

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