tête pleine, ventre vide

Beneset

Comme tous les matins, Claude arriva en retard en cours. Mais aujourd'hui il avait une bonne excuse: une manifestation avait perturbé son bus. Et comble de la malchance, les mêmes manifestants avaient pris place devant la fac et empêchaient pour ainsi dire les étudiants d'aller en cours. Ils n'avaient pas complètement fermés les portes et il était par conséquent possible de rentrer mais sous les insultes et les sifflements d'une foule hostile, de plus en plus grandissante. Les leaders avaient entassés des palettes de chantier, des poubelles et des tables pour créer leur assise au dessus de laquelle flottait un drapeau noir. Des anarchistes. Ils protestaient contre le mal logement, la déstructuration de l'université, les inégalités croissantes et autres fadaises. En réalité pensait Claude, ils étaient simplement des emmerdeurs qui empêchaient ceux qui le voulaient de réussir. Enfin bon, il avait réussi à rentrer et attendait son professeur d'Histoire littéraire. Il était impatient de commencer. Autour de lui l'amphi était quasiment désert et se vida à mesure que le temps passait. Au bout de vingt minutes ils n'étaient plus que douze dans la salle, et toujours pas leur prof. Il finit par comprendre que ce dernier ne viendrait pas. Le maudissant il se leva. Il lui restait quatre heures avant son prochain cours, s'il avait lieu. Que faire? Sortir et aller en ville acheter les livres? Mais cela voulait dire repasser au milieu de la foule...

Il avait finalement réussi à passer sans déclencher l'animosité qu'il appréhendait tant. Il mit ses écouteurs et redescendit prendre un tram jusqu'en ville. Là, il se jeta sur les livres. Quand il passa à la caisse il n'avait pas la moitié des livres demandés. Il en eut tout de même pour soixante-dix sept euro... Avec un sourire amusé la caissière lui demanda s'il était un spécialiste du moyen-age. Non, juste un étudiant en lettres modernes lui répondit-il. La plupart des ouvrages d'ailleurs ne lui plaisaient pas. Mais il en avait eu pour soixante-dix sept euro... Il ressortit de là effaré. Avant cet achat il ne lui restait en tout et pour tout que cent deux euro et vingt huit centimes, comme le lui disait son dernier relevé bancaire. Il lui restait maintenant moins de trente euro pour finir le mois de septembre. En espérant que la facture d'électricité ne tombe pas avant ses prochaines bourses. Lui qui pensait prendre un sandwich il s'en passerait pour ce midi. Harassé par le poids des livres, le ventre vide il alla s'asseoir sur un banc et là il ressentit le besoin de pleurer. Mais aucune larme ne venait. A la place un sentiment nouveau se dessinait chez lui.

Fils de pauvre il ne l'était pas. Claude était né d'un père professeur de mathématiques et d'une mère professeur d'arts plastiques. Pourtant, si le couple avait pu accéder à la propriété quelques années auparavant, ils avaient du vendre la maison au moment de leur séparation. Et les années passant le niveau de vie s'était dégradé. Oh, ils ne manquaient de rien bien entendu. Mais les sorties, les vacances ou les cadeaux étaient choses de plus en plus rares. Tandis que Jean-François avait refait sa vie avec une autre femme sa mère avait continué seule son chemin, élevant trois enfants. Et son salaire de prof suffisait à peine à les maintenir hors de l'eau. Son père participait un peu pour lui mais ignorait pour ainsi dire son ex femme. A ce sujet une vieille polémique soufflait, que les années n'avaient pas résolues. Toujours est il que Claude avait pu mener une première année étudiante sans avoir à travailler. Entre les sous de ses parents, ses bourses et les colis alimentaires de sa mère il s'était toujours débrouillé. Il ne lui restait rien à la fin du mois mais il avait assez pour acheter ses deux paquets de tabac hebdomadaires. Il avait travaillé une partie de l'été comme caissier et avait ainsi pu changer d'ordinateur et payer les loyers d'été, sans bourses. En ce début d'année il ne lui restait plus grand chose.

Il soupira et se leva. Il lui restait encore deux heures à tuer et il choisit d'aller courir un peu. Sur le chemin qui menait au stade il croisa un jeune de son âge, SDF. Ce qui le choqua, c'est qu'il connaissait ce garçon, Matthieu, un étudiant de sociologie avec qui il avait eu quelques cours l'année dernière. Selon ses souvenirs il était plutôt bon élève et intéressé. Il accéléra le pas et sentit son coeur battre: il le suivait. Il finit par le rattraper et, lui arrachant ses écouteurs, il s'adressa à lui :

alors, on dit plus bonjour?

Ouais, excuses... Je...

Claude se sentait penaud. Il n'avait aucune raison de l'éviter ainsi. Et pourtant... La honte aussi, honte de s'exposer avec de tels gens. Peur, peur des bêtes, poux, puces, chiens, des maladies, de l'alcool. Prenant son courage à deux mains il osa engager la conversation :

et tu fais quoi là?

Là, on récupère les invendus, qu'ils jettent à la poubelle... - voyant la tête de son camarade il s'expliqua – Dans le circuit de la restauration notamment il y a un tas de nourriture qui ne sera plus présentable ou aux normes mais qui est encore parfaitement comestible. Ils la balancent et nous on récupère

Et la discussion s'engagea. Ils avaient quitté le groupe et s'étaient assis sur un muret. En même temps qu'ils parlaient Matthieu faisait la manche.

et vivre à la rue c'est pas trop dur?

Si, je pense

tu penses?

Ouais, j'y suis pas. Je vis dans un squat. On a tout ce qu'il faut : eau, électricité, Internet...

Il en apprit énormément et quand il fut l'heure de se séparer c'est avec regret qu'il abandonna son copain. Mais il devait retourner en cours.

Une semaine était passée depuis sa rencontre avec Matthieu, et depuis il le retrouvait de temps en temps. Ils étaient là, à parler de travail quand justement il décrocha un entretien téléphonique, urgent avait précisée l'employeuse; il fut pris. Un poste d'animateur périscolaire. Il devrait accueillir les enfants le matin et attendre avec eux le soir. Pour fêter ça ils ouvrirent une bière. Il commençait le lendemain.

Il sortait de cours et avait une demi heure de pause pour manger. Il voulut retirer au distributeur mais sa carte refusa de le servir. Elle fut rejetée. Vide... Et encore huit jours avant la fin du mois. Au travail il ne toucherait son salaire qu'en octobre. Ses bourses tomberaient vers la mi octobre. En attendant il devait faire sans. Son frigo était vide...

Vide il le resta un moment. La fin du semestre arriva et il se sentait de plus en plus fatigué. Il mangeait un repas par jour, se contentant au reste de grignoter. Il en était arrivé à ne plus avoir faim. Ou alors, s'il avait cette sensation un verre d'eau la faisait aussitôt disparaître. Lui qui autrefois consacrait le petit déjeuner il l'expédiait aujourd'hui, quand il en prenait un. Ses repas, en tête à tête avec un mur, duraient, montre en main, cinq minutes chrono. Mais le pire, c'était cette sensation de fatigue permanente. Il se réveillait chaque jour plus fatigué et perdait peu à peu son énergie. Le moral aussi diminuait. Et le poids suivit. En trois mois il avait perdu quatre kilos. Ses amis avaient l'habitude de l'appeler le résistant pour le charrier, souvenir d'un moment hélas révolu où il ne tombait jamais malade. Il ne demandait rien à personne, conscient pourtant qu'il y avait le droit. Mais tout le monde souffrait d'une société dirigée par l'argent. Il n'y avait personne qui ne soit épargnée dans son entourage.

Et puis on lui proposa de travailler en plus les midis. Lorsque sa directrice le convoqua il hésita, conscient qu'il lui faudrait alors manquer des cours. Il accepta, songeant que ainsi il aurait au moins un repas assuré dans la journée. Quelque chose en lui lui dit qu'il faisait une erreur. Il réussit aussi à trouver un emploi comme serveur chez Macdonald. Il espérait ainsi en finir avec ses soucis financiers. Mais en ce début du second semestre il était de plus en plus fatigué. Progressivement, il abandonna ses cours. D'abord les travaux chez lui, pour lesquels il n'avait plus de temps, puis les cours eux mêmes. Il n'y comprenait plus rien. Et pourtant, il aimait ses études. Il avait acheté toutes les œuvres au programme sans en ouvrir aucune, ou s'endormant dessus au milieu de la nuit. Et puis un beau jour sa professeur de grammaire le fit rester aprés les cours.

monsieur Chagaud, vous allez bien en ce moment?

Je... - son ventre se mit à cet instant précis à gargouiller – ne mange pas beaucoup. Et je ne dors plus assez non plus

C'est bien ce que je me disais. Limitez un peu vos sorties, monsieur Chagaud, et vous verrez tout s'arrangera...

je ne sors pas... Je travaille...

pas vos cours je suppose...

non, je suis serveur, et animateur dans une école

mais monsieur Chagaud, la France n'a pas besoin de travailleurs pauvres mais de cerveaux. Vous, les étudiants, vous êtes l'avenir de notre pays. L'avenir de la France...

Et comment voulez vous étudier le ventre vide?

Débrouillez vous monsieur Chagaud. Mais si vous aimez vos études, n'abandonnez pas. Il existe d'autres solutions...

Écoutez, j'ai un autre cours maintenant. Je vous remercie de vous soucier de moi mais je sais pourquoi je fais ce choix là. Au revoir...

Au revoir monsieur Chagaud. Et revenez nous reposé la semaine prochaine...

Claude ressortit énervé. Pour qui se prenait-elle? Et puis sa morale, complètement stupide : vous êtes l'avenir du pays... Quel avenir... Il pressa le pas pour attraper son bus et aller au travail.

Les enfants étaient pour la plupart gentils avec lui et l'aimaient bien. Sauf un petit nouveau, un jeune blondinet qui refusait de lui adresser la parole. Comme il essayait de s'en rapprocher l'enfant lui cracha au visage. Avant qu'il n'ai pu réagir Frédéric, un collègue, l'entraîna chez la directrice. Ils étaient là, en train de s'expliquer quand arriva la mère de l'enfant. Alors, sortant des larmes de crocodile, ce dernier dit à sa mère, assez fort pour que tout le monde puisse entendre : maman, c'est le clochard qu'on a vu hier. Cette parole immobilisa Claude, le clouant. La maman lui jeta un regard méprisant et regarda la directrice, lui lançant un regard glacial et « vous me décevez madame, je ne pensais pas ça de vous – ça sera réglé, soyez sans crainte – je l'espère bien, ou Simon ne remettra pas les pieds ici ». La phrase de la directrice lui resta en tête : ça sera réglé, soyez sans crainte... Il voulut retourner avec les enfants mais elle l'en empêcha :

dîtes moi que c'est faux! - Comme s'il était responsable de la situation... -

C'est vrai... L'autre jour j'ai mendié... C'était la première fois...

mais vous vous doutez bien que je ne peux pas vous garder. L'image de l'école en serait appauvrie

alors je suis viré?

Écoutez, vous...

parfait. Parfait.

Et il s'en alla, claquant la porte. Il rentra chez lui et ce soir là il n'alla pas travailler. Il lut un peu et se mit au lit tôt. A dix heures le sommeil avait déjà eu raison de lui.

Le lendemain il prit le temps de se raser, de se doucher et de déjeuner. Tandis qu'il était sous l'eau il prit conscience d'être rentré dans un cercle vicieux. Il avait commencé par travailler pour payer ses études, mais s'était retrouvé à devoir enchaîner les emplois. Et ce matin là il décida de ne plus accepter cela : ce rythme ne le mènerait nulle part. Et encore moins là où il voulait. Et il y avait un responsable à sa situation, à la situation de milliers d'autres étudiants: ce système qui le poussait à consommer davantage, qui le fatiguait. Était-il normal de devoir travailler autant simplement pour payer ses besoins vitaux : logement, santé, nourriture, eau, culture, éducation, loisirs? Pouvait-il accepter de se taire? Et les solutions existaient... Pour lui, la lutte consisterait en reprendre sa place comme étudiant. L'année n'était pas finie et il pouvait encore réussir, il en avait la certitude. Simplement redevenir étudiant, et chercher les solutions, se poser des questions.

Ce jour là, devant les grilles de la fac un groupe d'étudiants brandissait une pancarte :

Étudiant – Tête pleine, ventre vide –

REFUSONS CETTE SITUATION. DES SOLUTIONS EXISTENT

Ce jour là, sur le parvis de la fac il venait de comprendre qu'il n'était plus seul, que d'autres, comme lui, s'organisaient... Timidement il s'approcha, rassuré par l'absence de drapeau...

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