The LSD Effect
fairyclo
Au 75ème étage d’une gigantesque tour de verre, 14ème fenêtre en partant de la gauche, se trouvait le bureau de Jack. Où était-ce celui de John ?
Costume noir et cravate grise de rigueur, J. tapait frénétiquement sur le clavier de son ordinateur, comme des milliers d’autres en-dessous et au-dessus de lui. L’immense compteur sur le mur affichait 7h59 et il ne lui restait plus qu’une minute avant de laisser sa place à la relève : une jeune femme blonde qu’il croisait tous les jours depuis trois ans mais dont il ne connaissait pas le nom. A vrai dire, il avait une chance sur deux de se tromper et elle ressemblait plus à une Jane qu’à une Jill. Quant au troisième J. qui occupait cette chaise, il avait cette fâcheuse manie de manger en travaillant et Jack, appelons-le comme ça, perdait de précieuses minutes à nettoyer les ravages de l’autre mais jamais il ne lui était venu à l’idée de lui en faire la remarque. Ce n’était pas dans les règles de bienséance.
8 heures sonna et la vague de la relève déferla dans l’immense open space. Les J. se placèrent derrière leur box attitré et dans une synchronisation parfaite, millimétrée, on procéda à l’échange. Costume noir contre costume noir, Jack laissa sa place à Jane qui se mit aussitôt à pianoter sur leur clavier sans même lui accorder un regard. Le compteur avait été remis à zéro et égrenait déjà les premières secondes d’un nouveau shift de 8h00.
Une fois dans la rue, Jack sera le nœud de son trench-coat gris autour de sa taille et posa sur sa tête son borsalino noir, imité par pas moins d’une centaine de ses semblables qui venaient, eux aussi, de terminer leur journée. Il faisait nuit noire mais il aurait été bien incapable de dire quelle était l’heure exacte. Il savait seulement qu’il avait 16 heures devant lui avant de reprendre un nouveau shift ; 15h55, après avoir vérifié le décompte de sa montre. Sans perdre de temps, il se noya dans la masse de J. tous arborant les mêmes couleurs moroses et impersonnelles. Les uns derrière les autres, Jack parmi eux, ils marchaient en rang discipliné, tenant rigoureusement leur droite et avançant à la même allure. Ils étaient les wagons d’un train à l’itinéraire tout tracé, un métro humain où chacun prenait son aiguillage sans interférer, sans se démarquer. Jack avait trois blocks à traverser, avant de tourner à droite, de marcher encore 300 mètres et de retrouver son 20 mètres carrés sobrement meublé. Il allait manger, se reposer et passer le reste du temps à se faire lobotomiser le cerveau par l’unique chaine de télévision qui diffusait en boucle les bienfaits d’une vie harmonieuse et organisée. Une vie en cinquante nuances de gris.
Pourtant ce jour là, quelque chose vint s’immiscer dans l’engrenage. Le « train » s’était subitement arrêté, provoquant quelques collisions ici et là. La stupeur et l’incompréhension se lisaient sur les visages des J. qui, pour une fois, semblaient accorder de l’attention au monde qui les entourait.
« Que se passe-t-il ? » S’exclama une femme visiblement pressée.
- Un mort dans les rangs, ça arrive parfois. » Répondit platement un homme qui se trouvait juste derrière Jack dans la file.
Jack regarda sa montre en fronçant les sourcils. Cela faisait trente-cinq secondes qu’ils n’avaient pas avancé. En général, ce genre de déconvenue ne prenait pas dix secondes : la police était très efficace pour « déblayer les rails ». Puis on entendit des éclats de voix, des cris et un grondement sourd. Tous retinrent leur respiration quand ils virent un homme débouler brusquement au coin de la rue, pourchassé par une armada de policiers, matraque en main. Le grondement sourd c’était le bruit de leurs bottines en cuir qui frappaient le bitume. Les éclats de voix étaient les ordres qu’ils beuglaient et résonnaient en écho contre les parois de verre des buildings. Et les cris, ceux des J. qui, horrifiés par cette vision surréaliste, ne pouvaient contenir leur instinct le plus primaire.
Jack était à la fois pétrifié et fasciné. Un tel évènement n’était jamais arrivé. Briser les rangs ? Courir en dehors des salles de sport aménagées par l’Etat ? Fuir la police ? C’était juste impossible. Pourtant, Jack ne put s’empêcher d’être admiratif. Jusqu’au moment où le fuyard prit un virage serré pour se diriger droit vers lui. Les cris s’intensifièrent alors que le rebelle tentait de se frayer un chemin dans la foule de borsalinos. Il bousculait tout le monde, la femme pressée, l’homme résigné puis Jack, sur lequel il termina sa course, s’écrasant de tout son poids sur lui et l’entraînant dans sa chute. Un cercle se forma immédiatement autour des deux hommes à terre, mais personne n’osa s’interposer. Le fugitif prit Jack par le col de son imperméable et ancra son regard fou dans le sien.
« Vous êtes Jack 784F45 ? » hurla le type en le secouant comme un prunier. Question purement rhétorique puisqu’il n’eut qu’à baisser le regard sur le revers de son col pour y lire son matricule. Rassuré, il le releva sans ménagement et posa une main solide sur son épaule.
« Je suis envoyé par la LSD ! Reprit le type. Je viens vous libérer ! »
Puis tout se passa rapidement. Jack sentit une vague glaciale courir le long de son échine, lui coupant la respiration pendant quelques secondes. Le décor se mit à trembler tout autour de lui, les bruits s’étouffèrent progressivement et Il eut l’étrange impression d’être aspiré de l’intérieur. La seconde suivante, les deux hommes s’étaient tout bonnement évaporés dans la nature, sous le regard médusé des J. témoins de la scène.
***
Il allait mourir, il en était certain. Son cœur était sur le point d’exploser et ses yeux allaient certainement s’enflammer à force de voir toutes ces couleurs et ces formes étranges. Des arbres tortueux avaient remplacé les buildings. De la terre, de l’herbe et des fleurs tapissaient le sol à la place du bitume mais ce n’était rien à côté de la profusion de rouge, de vert, de jaune qui l’entourait et l’oppressait. Incapable de supporter toute cette agressivité multicolore, il se concentra sur le gris rassurant de sa peau et sur le noir réconfortant de son pantalon. Mais lorsqu’il leva la tête, espérant y trouver la sérénité du ciel blanc et du brouillard, voilà que lui aussi avait changé de couleur. Il était bleu criard et pas un nuage à l’horizon. Jack se prit la tête à deux mains et hurla à plein poumons. Où était-il ? Que lui était-il arrivé ? Il était devenu fou, fou comme ce type qui s’était jeté sur lui et qui l’observait sans rien dire, accolé à un arbre, les bras croisés sur son torse.
« Où est-ce que je suis ? Qui êtes-vous ? Cria Jack.
- Je m’appelle Winston Smith. Déclara l’homme d’une voix calme. Je sais ce que vous pouvez ressentir, je suis passé par là moi aussi mais ne vous inquiétez pas, vous vous habituerez.
- Mais ces couleurs ! Répliqua Jack d’une voix plaintive, en se frottant les yeux pour la énième fois depuis son arrivée.
- Oui ça surprend, votre monde était bien terne, pire que le mien on dirait.
- Je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
- Oh tu es le petit nouveau ? » Jaillit subitement une voix enfantine qui le fit bondir sur ses pieds. En voyant l’origine de cette voix : une sirène assise sur un gros nénuphar au milieu de l’eau, Jack en tomba à la renverse.
Il allait ouvrir la bouche mais la jeune femme le coupa immédiatement dans son élan.
« Qui êtes-vous ? Où est-ce que je suis ? Pourquoi moi ? Et bla... bla… bla, changez de registre par Triton! » Soupira la jeune femme avec lassitude avant de quitter son grand nénuphar et de plonger dans le lagon, dévoilant sa longue queue de poisson brillante aux reflets bleus. Elle réapparut la seconde suivante sur la berge et rampa jusqu’à lui, la nageoire frétillante et indomptable. Jack fut bien incapable de faire le moindre mouvement, sous le choc.
« Bienvenue au Pays Imaginaire ! Deuxième étoile à droite et tout droit jusqu'au matin ! S’exclama-t-elle d’une voix cristalline. Mais vous n’avez pas pris le même chemin que tout le monde on dirait bien. »
Elle tourna la tête vers Winston qui afficha un petit air gêné.
- J’ai dû faire vite tu comprends, se défendit-il. Je n’ai pas atterri dans un chef d’œuvre, c’était bourré d’incohérences.
Au milieu Jack était totalement perdu. Il regarda tour à tour Winston et la sirène qui se chamaillaient comme des enfants à propose d’une rupture de stock de poussière de fée et finit par exploser.
« Nom d’un chien vous allez me dire ce qu’il se passe oui ou non !
- Tu es un personnage de fiction ! Avoua-t-elle sans détour. Comme Winston et comme moi… mais ça j’imagine que c’est plus facile à croire. Poursuivit-elle en agitant sa queue de poisson et en arborant une moue courroucée.
«Je ne comprends pas…
- Tu n’es pas réel, tu es le personnage d’un livre !
- Un mauvais en plus ! Ajouta Winston.
- Mauvais ou non, il a des droits et quoiqu’en pensent son auteur, ils n’a pas le droit de lui faire endurer un tel univers. En noir et blanc en plus, tu te rends compte ?
- Vous êtes fous. Conclut Jack en se massant les tempes. Vous m’avez drogué c’est ça ? Vous parliez de LSD tout à l’heure ! Je suis en train de délirer n’est-ce pas ?
- Mais non, soupira la sirène. LSD… Littérature Sans Dystopie ! »