Tir na N-Og
jeffzewanderer
In a field down by the river, my love and I did stand
And on my leaning shoulder, she laid her snow-white hand.
She bid me take life easy, as the grass grows on the weirs
But I was young and foolish, and now am full of tears.
Down By The Sally Gardens
Chanson traditionnelle irlandaise
Une bruine glaciale m’accueillit dès ma sortie du métro. La même que celle que j’avais laissée derrière moi en prenant la ligne B, dans le Bronx. J’ai resserré mon vieux trois quart en cuir autour de moi. Une sensation inconfortable me rappela le .45 glissé à la va-vite dans le creux de mes reins. Il allait falloir que je me rachète un holster. Mais ce n’était pas le moment de penser à ça. Un coup d’œil à ma montre. 21h32. C’était trop juste. En cinq minutes je n’aurais jamais le temps d’aller de Bryant Park à Grand Central. Et le prochain train était à 22h22. Ça faisait trop longtemps pour attendre à la gare. Alors j’ai pris vers l’ouest, vers Times Square. Bonne chance pour me repérer au milieu de la foule. Pendant tout ce temps je n’ai jamais lâché le sac de sport que je portais de la main droite.
C’est sur la 45ème que j’ai trouvé l’endroit idéal, par hasard. Un pub, un peu à l’écart mais quand même fréquenté. Il s’appelait le Tir na N-Og. Un nom qui me rappelait quelque chose, mais quoi ? Peu importait. J’ai traversé la rue et je m’apprêtais à entrer, quand des éclats de voix attirèrent mon attention. J’ai tourné la tête machinalement. Un couple se disputait. Lui il approchait de la trentaine, et entre ses cheveux cradingues bruns mi-longs, ses fringues déchirées et ses tatouages, il avait l’air d’un pseudo-rocker punk. Elle je la voyais mal. Une petite blonde à priori, qui serrait ce qui semblait être un étui à guitare contre elle. Le faux punk gueulait quelque chose à propos d’un ampli qu’il lui aurait prêté et qu’il voulait récupérer. Elle répétait qu’elle en avait besoin, et que de toute façon il était à elle.
Ce n’était pas mes affaires. J’allais enfin pousser la porte du pub quand M. faux punk a décidé de jouer les durs. Il a poussé la fille contre le mur et l’a bloquée là avec son avant bras, en l’insultant. Je n’aurais pas dû m’en mêler. Mais j’ai horreur des minables dans son genre. En trois pas j’étais sur lui et le retournais en l’attrapant par l’épaule. La façon dont son expression passa de la colère à la surprise puis à nouveau à la colère et enfin à l’inquiétude fut presque amusante.
- Fous-lui la paix connard, grognai-je avant qu’il ait le temps de dire un mot, en resserrant un peu plus ma prise sur son épaule.
Il sembla songer à répliquer une fraction de seconde, mais se ravisa. J’ai souvent cet effet sur les gens. Ce n’est pas que je sois particulièrement impressionnant, avec mon faux air de Sting jeune. Mais il parait que j’ai un regard d’acier. Le fond de barbe blonde sur mes joues et mes cheveux courts un peu en bataille devaient achever de me donner l’air peu commode.
En tous cas ça suffit pour décourager l’autre idiot. Il se dégagea en tentant de préserver ce qui restait de sa fierté, avant de filer sans demander son reste. Je le laissai faire et le regardai s’éloigner avant de me tourner vers la fille. Elle était toujours contre le mur, à demi cachée derrière son étui à guitare.
- Ça va ? demandai-je d’une voix aussi affable que possible.
Elle hocha la tête, doucement d’abord, puis avec plus d’assurance, finissant par baisser son bouclier de fortune. Et pour la première fois je vis son visage. Vous avez déjà entendu cette expression, quand on dit d’une personne qu’elle est si belle qu’il est douloureux de la regarder ? Je ne l’avais jamais comprise. Jusqu’à ce jour. En un instant, mon cœur s’est serré. Mon estomac s’est noué. J’ai eu le souffle coupé. Tous les nerfs de mon corps ont pris feu. J’étais à la fois KO debout et survolté. Elle était… C’était impossible à décrire. Aucune métaphore, aucune comparaison, n’aurait pu rendre justice à ses traits.
- Vous êtes qui ? demanda-t-elle à son tour.
- Finn. Finn Mac Cumail, répondis-je comme un automate.
- Moi c’est Dana. Dana Kelly. Je bosse ici…
Dire quelque chose. N’importe quoi. Une partie de mon cerveau se moquait de moi, qui me retrouvais là comme un collégien timide avant son premier rencard. L’autre partie cherchait désespérément quoi dire. Trois mots finirent par sortir de ma bouche :
- Tuatha de Danann...
Imbécile ! Pourquoi j’avais dit ça ? Ça n’avait aucun sens ! Pourquoi j’avais pensé à cette vieille légende ? A en juger par son air surpris, elle se posait la même question :
- Quoi ?
- Rien, rien, tentais-je de me reprendre tant bien que mal. C’est juste… Rien. Qu’est-ce qu’il vous voulait ce type ?
Voila, enfin une phrase sensée. Je commençais à reprendre un peu mes esprits. Il était temps.
- C’est mon ex, Matt, fit-elle avec un geste de la main comme pour chasser un insecte agaçant. Il voulait me piquer mon ampli. Enfin, il dit que c’est le sien… Mais peu importe, j’en ai juste besoin ce soir. Après il pourra aller se pendre avec pour ce que j’en ai à faire.
- Ah…
Quelle éloquence… Heureusement elle choisit ce moment pour regarder sa montre :
- D’ailleurs je vais être à la bourre ! s’exclama-t-elle. Mais vous n’avez qu’à venir écouter ! Je vous offre votre premier verre ! Je dois bien ça à mon chevalier servant.
Elle conclut sa phrase d’un sourire qui me paralysa à nouveau. Mon instinct me criait que c’était une mauvaise idée. Mais après tout, j’avais bien eu l’intention d’y entrer dans ce pub. Je n’aurais qu’à boire mon verre et filer. Comme prévu. Et puis merde, on n’a jamais vu un Irlandais refuser un verre gratuit !
Alors j’ai hoché la tête en marmonnant des remerciements et l’ai suivie à l’intérieur. Je lui ai même tenu la porte. Elle s’est dirigée directement vers la petite scène, à droite de l’entrée, avec un petit salut en direction du barman et une série de gestes ésotériques de la main lui indiquant probablement de ne pas tirer à vue quand je viendrais réclamer mon verre gratuit. J’ai parcouru la salle du regard. Un réflexe. L’endroit était propre et bien éclairé, à la différence de pas mal de pub New-yorkais, qui considèrent que plus il y a de crasse, plus c’est traditionnel. Le mobilier était en bois massif, comme le comptoir. Il y avait quelques affiches de pubs pour du whisky ou de la bière sur les murs, ainsi que des posters de paysages Irlandais (et un du New Hampshire, ne me demandez pas pourquoi). La clientèle semblait majoritairement composée d’habitués, mais il y avait quand même pas mal de touristes. On les repérait facilement, entre les t-shirts I love NY et les appareils photos. Bref l’endroit idéal pour attendre mon train. Peut être que ce n’était pas une si mauvaise idée que ça finalement.
Je me suis donc avancé vers le bar, en face de l’entrée. Le gaillard qui m’y accueillit était le prototype du barman Irlandais. Costaud, limite enrobé, avec des cheveux d’un roux criard et un collier de barbe à l’avenant. Il portait un gilet noir sur une chemise blanche impeccable. Je devinais sans peine qu’un pantalon assorti et un long tablier complétaient l’ensemble.
- Qu’est-ce que ce sera ? demanda-t-il d’une voix parfaitement neutre.
- Guiness.
Je vous avais bien dit que j’étais Irlandais. Le verre arriva aussitôt. Sans trèfle à la con dessiné sur la mousse. Un bon point pour lui. Je m’installai donc sur un tabouret pour profiter de ma « récompense », réquisitionnant aussi celui à côté pour poser mon sac de sport. Vu ce qu’il contenait, hors de question que je le quitte des yeux une seconde. Ou alors juste une, le temps de jeter un œil en direction de la scène. Dana avait fini ses branchements et venait de s’asseoir sur une chaise, guitare à la main. Et puis sans préavis, elle se mit à chanter. La plus belle version de Down By The Sally Gardens que j’ai jamais entendue.
J’étais à nouveau envoûté. Transporté. Chaque note me faisait frissonner. D’autres chansons traditionnelles Irlandaises suivirent. The Rose Of Tralee, The Kerry Dance, Will Ye Go, Lassie Go… Et même quelques titres pop que j’avais entendus à la radio. Le charme ne fut jamais rompu. Si bien que quand elle se leva finalement de sa chaise pour saluer son public, je réalisai que j’avais raté mon train. Et merde. Bon, il y en avait un autre dans une heure. Je prendrais celui-là. Et puis comme ça je pourrais rester un peu plus longtemps. Et peut être même boire ma bière, que j’avais à peine touchée.
J’étais en train de remédier à cela quand Dana vint se planter devant moi, de l’autre côté du bar. Elle avait troqué le chemisier qu’elle portait jusque là contre un t-shirt noir orné du logo du Tir na N-Og, et attaché ses cheveux en queue de cheval. Elle souriait.
- Ça vous a plu ?
- Beaucoup, répondis-je du tac au tac. C’était superbe.
- J’ai vu que vous étiez à fond.
Un silence. Qu’est ce que j’étais sensé dire là ? Et merde, je n’allais jamais réussir à enchaîner deux phrases devant elle ou quoi ? Heureusement elle ajouta :
- Ça voulait dire quoi, ce que vous avez dit dehors ? Tata de je sais plus quoi… ?
- Tuatha de Danann, expliquai-je, soulagé d’avoir enfin quelque chose à dire. Ça veut dire « les enfants de Dana ». C’était sensé être une race de dieux en Irlande. Votre prénom m’y a fait penser.
Elle rit doucement.
- On ne me l’avait jamais sortie celle-là. Enfin, si vous êtes fan du vieux pays vous avez dû aimer les chansons.
- Sûr. Mais pourquoi vous chantez All Through The Night au milieu ?
- Pourquoi pas ? s’étonna-t-elle. Qu’est-ce que vous lui reprochez ?
- Rien, mais c’est pas Irlandais. C’est Gallois. Le vrai titre c’est Ar Hyd y Nos.
Elle fit un pas en arrière et m’examina en levant un sourcil. J’avais gaffé. Pourquoi j’avais fait le connard pédant ? J’allais m’excuser quand elle dit :
- Vous aviez pourtant pas l’air d’un expert en musique.
- Ni vous d’avoir une voix à rendre Mary Black jalouse.
Pendant une seconde j’ai cru qu’elle allait se vexer. Mais au lieu de ça elle éclata de rire. Et une nouvelle pinte de guiness atterrit devant moi, au bout du bras du barman.
- Celle-là c’est parce que vous connaissez Mary, déclara-t-il d’un voix beaucoup plus chaleureuse que la première fois. Et les suivantes c’est pour avoir aidé la petite tout à l’heure. Elle m’a raconté.
- Rory ! protesta Dana.
Il me tendit la main.
- Rory Sweeney, se présenta-t-il tandis que je la lui serrai.
- Finn Mac Cumail.
- Et bien, Finn, vous êtes mon invité ce soir. Et vous êtes arrivé juste à la bonne heure. On va bientôt commencer les histoires.
- Les histoires ? demandais-je.
- C’est une tradition ici, expliqua alors Dana avec enthousiasme. Le mardi Rory raconte des histoires, et tous les clients qui veulent aussi. On leur offre un verre pour chaque histoire. Vous allez adorer je parie !
- C’est que… commençais-je.
- Ne me dites pas que vous devez partir ! me coupa-t-elle aussitôt. Je suis sûre que vous en connaissez des supers !
Et c’est en voyant son air déçu que j’ai su que j’allais rester. Que je ne quitterais pas mon tabouret. Tant pis pour le train. Tant pis pour tout. Le temps s’était arrêté pour moi ce soir. Il reprendrait son cours bien assez tôt. Il y aurait d’autres trains.
Les histoires se succédèrent. J’en racontai plusieurs. Les rires résonnèrent tandis que les verres défilaient. La nuit passa. Trop vite. Les touristes plièrent bagage les premiers. Les habitués furent les suivants. Même Rory finit par partir, laissant à Dana le soin de fermer. Et finalement on s’est retrouvés tous les deux. Côte à côte.
- J’ai bien aimé ta dernière histoire, dit-elle doucement, en posant sa main sur la mienne. Celle d’Oisin, qui ne doit pas toucher le sol s’il veut revoir sa princesse fée.
- C’est le nom du bar qui me l’a rappelée.
- En tous cas j’avais raison tu vois… A propos de toi.
- Peut-être. Mais tu ne me connais pas pour autant…
- Alors qui es-tu Finn Mac Cumail ?
Elle m’a regardé droit dans les yeux. Je me suis penché vers elle. La porte du pub s’est ouverte. Et Declan Hayes et Sean Duffy sont entrés, flingues à la main.
- Bouge pas Finn ! lança Declan avant même que j’ai pu esquisser un mouvement.
- Merde, c’était vraiment lui ! s’exclama Sean. Putain, je le crois pas ça.
- Ecoutez les gars… commençai-je en me tournant vers eux.
- Ta gueule !
Encore Sean. Ce crétin avait toujours été une brute au front bas. Il faut dire qu’il avait le physique de l’emploi, avec sa silhouette trapue et son crâne rasé. Je l’ignorai et continuai à parler à cet escogriffe de Declan.
- Vous aimiez pas plus Eamon que moi. Et vous savez bien que c’était qu’un pion des ruskofs. Il sera remplacé dans la semaine et vous pourrez retourner aux affaires comme avant. Alors qu’est-ce que ça peut vous foutre ce qui m’arrive ?
- Finn ? De quoi tu parles ? C’est qui ces types ?
Dana. J’avais espéré qu’ils ne la remarqueraient pas.
- Je vais régler ça, ne t’inquiète pas, lui soufflais-je pour la rassurer.
- Ecoute Finn, reprit Declan, t’as raison. On s’en fout d’Eamon. Et de toi. C’est pas pour venger ce vieux con ou faire plaisir aux ruskofs qu’on t’a cherché. C’est parce qu’on sait que tu as emporté un petit souvenir avant de t'enfuir.
Il ponctua sa phrase d’un petit geste du canon de son arme en direction du sac de sport posé à côté de moi.
- Ouais, renchérit Sean. On sait que tu lui as piqué sa réserve de cash pour les coups durs. Et maintenant tu vas nous la donner bien gentiment. Et nous on veut bien t’oublier.
- Alors Finn ? Qu’est-ce que tu en dis ? Tu joues le jeu ? Ou on vous bute, toi et ta pétasse, et on se sert sur ton cadavre ?
Comme si j’avais le choix. Je m’étais fait coincer comme un con. Parce que j’avais cru que le temps avait suspendu son cours pour un soir. Et je venais de me prendre toutes les heures que j’avais passé ici dans la gueule en retour. Merde ! C’est à ce moment que Dana a posé une main tremblante sur mon épaule.
- Donne leur ce qu’ils veulent, murmura-t-elle d’une voix où la terreur était palpable. Je t’en prie…
Pas le choix.
J’ai levé les mains. Lentement. Puis je les ai posées sur le bar, bien écartées. Et j’ai attendu. J’ai entendu des bruits de pas dans mon dos. J’ai vu la main de Sean saisir le sac par les anses. Tant pis. C’est alors que cette enflure a posé le coude sur mon épaule et m’a murmuré à l’oreille :
- J’ai toujours su que t’étais un connard Finn, mais j’avais jamais pensé que t’étais un trouillard en plus.
Sale petit con. Pour qui il se prenait ? C’est facile de faire le malin à deux contre un. Surtout avec Dana au milieu. Dana. C’était pour elle que je faisais ça. Il ne fallait pas l’oublier.
- C’est bien, lança Declan à son tour. Tu as enfin compris qui étaient les patrons ici.
Fils de pute ! Hors de question que je me laisse dépouiller sans rien faire par des minables pareils ! D’un coup je me suis balancé en arrière. Sean prit le tabouret en plein dans l’estomac. On a roulé au sol. Je me suis relevé le premier, .45 à la main. Surpris, Declan essaya d’ajuster sa visée. Je lui envoyai deux balles dans la poitrine, et une troisième dans la tête. Sean voulut me braquer. Je bloquai son bras de ma main libre et lui mit à son tour une balle dans la tête. Tout fut fini en quelques secondes.
Je me relevai, couvert de sang mais indemne, et me tournai vers Dana. Elle n’avait rien. Mais elle me fixait avec l’air horrifié, tremblante. Je tendis la main vers elle. Elle eut un mouvement de recul. Et je compris qu’à l’instant où j’avais touché le sol, moi aussi j’avais perdu ma princesse à jamais…