Toi qui auras ma peau
aude-r
« Ceux qui ont créé les mots croyaient au délire... »
[Platon]
- I -
Je m’appelle Anabelle.
— Bonjour Anabelle !
Les voix s’étaient élevées à l’unisson tout autour de moi.
J’observai, scrutai chaque visage, un par un, leurs regards braqués sur moi. Ceux-ci semblaient presque bienveillants à mon égard. Je pensais qu’une folle en devenir leur aurait flanqué la trouille.
Cette fois c’était officiel, je faisais partie des ACA, Auteurs Compulsifs Anonymes. A seulement 21 ans. Je pouvais passer des nuits entières à écrire. Ecrire jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Mais force était de constater que j’assistais, impuissante, au naufrage de ma propre raison. Mon manuscrit y était-il réellement pour quelque chose ? Peut-être que je déraillais complètement. A vrai dire, plus cette idée me revenait, plus j’y croyais dur comme fer. Evidemment que je devenais dingue ! Ce fichu texte ne pouvait pas rester seul maître de lui-même.
- II -
Dans la nuit du 13 au 14 Janvier 2011...
Je me réveillai en sursaut. Sur le bureau traînaient mes dernières notes sur ce roman en cours, récit d’un traumatisme, d’une perte. Je me donnais les moyens de la réussite, réduisant presque inconsciemment mon temps de sommeil. Les phrases glissaient toutes seules sur le papier, envahissant tour à tour les pages, les noircissant d’encre, de ratures, de reprises. J’étais comme en transe, possédée par un besoin extrême et violent. Les idées cognaient dans ma tête, me sautant à la gorge depuis un mois. Un mois déjà que mon héroïne restait sans identité, qu’elle traînait son « je », et moi ce « elle » qui ne l’identifiait que partiellement. Je me sentais incapable de l’appeler Marie, ou Suzanne, ou Clara. Peu importait ! J’avais plus urgent à faire, boucler ce manuscrit par exemple. Quelque chose me disait que, bientôt, je ne le pourrais plus.
- III -
Dans la nuit du 17 au 18 Janvier 2011...
L’insomnie me guettait. Un bruit dans le couloir attira subitement mon attention. Je tendis l’oreille. Plus rien. J’avais probablement rêvé, mais si réellement je n’étais pas seule, autant que je le sache.
Je saisis une paire de ciseaux sur le bureau avant de quitter discrètement ma chaise. La porte fermée, je ne voyais absolument rien de ce qui pouvait se tramer de l’autre côté. Prenant une grande inspiration, j’avançai. Un pas, puis un autre. C’était toujours le silence dans le couloir. Je crus alors percevoir un bruissement. Loin de me dégonfler, j’approchais toujours lentement, mais n’étais plus certaine de ce que je venais d’entendre. Ma main tremblante se posa alors enfin sur la poignée et, d’un coup sec, ouvrit la porte à la volée. Personne. Sauf que… Je crus apercevoir une silhouette se glisser vers les escaliers. Poussée par une curiosité que je ne maîtrisais pas, je l’y suivis dans la pénombre.
Rien.
- IV -
Dans la nuit du 27 au 28 Janvier 2011...
J’écrivais toujours aussi intensément, si ce n’était davantage. La tentation de l’écriture était bien trop grande, trop attirante pour que je résiste longtemps. C’était comme si mon héroïne, toujours en manque d’identité, m’appelait indescriptiblement. Je savais qu’elle était de ces personnages qui hantent vos nuits et vous séquestrent dans un récit qui ne vous appartient que parce que vous le racontez. Ce livre, le mien, le sien aussi en l’occurrence, représentait un tunnel dont je ne voyais pas l’issue. Quoi de plus normal à ce stade de l’avancée ? Mais cette peur de ne pas pouvoir finir m’étreignait de plus en plus chaque jour. Jamais je n’avais ressenti cela auparavant, c’était incompréhensible.
Je poursuivais ma relecture lorsque je discernai un murmure derrière moi. Je fis volte-face. J’étais seule. J’eus pourtant juré que l’on m’avait murmuré quelque chose dans le creux de l’oreille. Je n’avais pas pu l’inventer !
Apparemment, si.
Un frisson me parcourut l’échine.
- V -
Dans la nuit du 28 au 29 Janvier 2011...
D’atroces cauchemars me prenaient depuis deux nuits d’affilée, au point de ne plus oser fermer l’œil. Toutes lumières allumées, j’écrivais. Je raturais, reprenais, corrigeais, effaçais, chamboulais tout sur papier et dans ma tête. Je me trouvais dans une terrible spirale, obsédée par mon texte. Mon héroïne, à laquelle j’avais fini par attribuer mon propre prénom, me disait des choses. Je l’entendais qui me parlait ! Evidemment, personne ne semblait me croire. Pour être honnête, moi-même doutait de la véracité des faits.
J’ignorais exactement où me mènerait ce livre en cours, où me mènerait Anabelle, cette espèce d’autre moi, cette folle à lier. Ecrivais-je, nuit après nuit, ma propre histoire ? Etais-je le sujet d’une analyse insoupçonnée sans limites ou devenais-je simplement démente ?
- VI -
Après maintes délibérations avec le corps et l’esprit, j’avais repris la route vers ces saletés de réunions des ACA. Mais, pour autant que je m’en souvins, la nuit restait mon royaume. Le silence guidait mes mots, phrasé nocturne, cela va de soi.
Mes prises de parole aux ACA tendaient plutôt à me concentrer sur autre chose que mon texte. Ma hantise reprenait toutefois le dessus dès que je quittais leurs locaux. C’était toujours pareil. Ecrire ! Je n’avais que cette idée en tête. Plus rien d’autre ne comptait.
Dans la nuit du 06 au 07 Février 2011...
Je me sentais épiée lors de mes séances d’écriture, parfois comme guidée par une main extérieure. Ce n’était plus tout à fait moi qui écrivais. Je vivais en introspection, en concubinage avec la démence, délirant à voix haute. Je ne pouvais nier ces évènements qui se produisaient occasionnellement sous mon nez. Les bruits de pas que j’entendais dans le couloir, cette ombre qu’il m’arrivait d’apercevoir, tout ceci était bien réel pour moi. Impossible de concevoir les faits autrement. Je ne me considérais pas comme folle, pourtant certains détails en avaient décidé autrement.
La raison se jouait apparemment de moi.
L’effroi s’installa définitivement dans la nuit du 6 au 7 Février 2011. Le sommeil me fuyait, la fièvre ne tombait pas. J’étais incapable de taper quoi que ce soit, l’ordinateur tournait dans le vide. Je me retournais, m’agitais dans mon lit, rejetant tantôt les draps puis les ramenant sur moi afin de contrer le froid soudain. Dans un élan de lucidité, je compris tout à coup. Les courants d’air semblaient provenir d’un incessant va-et-vient. J’ouvris les yeux. Je n’y voyais absolument rien, cherchant à bout de bras l’interrupteur de la lampe de chevet. Une main me saisit brusquement avant de me lâcher. Après plusieurs secondes de peur panique, je me ressaisis. Qui pouvait avoir intérêt à me flanquer la trouille ? Absolument personne. Alors quoi, j’attendais là que le jour se lève ?
Dans un élan de courage — ou d’inconscience, j’allumai. La pièce était vide. Mais la sensation de ces doigts glacés me retenant au poignet restait bien ancrée dans ma mémoire.
- VII -
Dans la nuit du 13 au 14 Février 2011...
Il ne s’était rien produit d’étrange durant toute une semaine. Était-ce dû au fait que je n’écrivais quasiment plus rien ? Mon obsession ne délogeait pourtant pas de mon esprit. Elle devenait même de plus en plus envahissante, n’ayant aucune indulgence envers moi.
J’avais pris l’habitude de rester face à une page blanche, raturée de ci de là. Je craignais sans doute de me replonger à corps perdu dans mon manuscrit. Et si quelqu’un entrait en douce pour me prendre par surprise ? Voilà que, d’une semaine à l’autre, le son de cloche avait changé ! Avec le recul, je voyais les choses différemment. Non, non, un je ne savais quoi ne cadrait pas avec le reste. Le contexte, à lui seul, constituait un putain de paradoxe. Il me fallait un acte concret, une sorte de preuve sous le nez, si je voulais étayer quelques théories. Et je n’en avais pas la moindre. Seuls mes souvenirs pouvaient témoigner mais on ne les avait pas appelés à la barre.
Je sentais alors régulièrement comme une présence dans l’appartement. Seulement la nuit. Le jour, tout allait bien. J’avais envisagé de déménager, prendre mes cliques et mes claques et me tirer bien vite pour un autre coin de paradis. Mais rien n’y ferait, le problème résidait dans l’esquisse de mon bouquin. J’en avais à présent la certitude.
- VIII -
Dans la nuit du 17 au 18 Février 2011...
J’ouvris ma porte de chambre à la volée. Le couloir était désert, je me trouvais seule sur le palier.
— Anabelle ? susurrai-je avec hésitation.
Des bruits de pas me parvinrent.
— Anabelle.
Cette fois, ma voix s’était naturellement posée. Il s’agissait d’une affirmation.
On dit souvent craindre ce que l’on ne peut nommer. Qui mieux que moi connaissait mon propre personnage ? Pourtant, la peur m’étreignait toujours. Un sentiment indescriptible m’envahissait au fur et à mesure que les pas approchaient. Un frisson me parcourut puis plus rien. J’aperçus soudain comme une ombre dans le miroir accroché face à moi. Je m’approchai. Effectivement, une sorte de voile noir s’y trouvait, flottant un instant avant de disparaître… pour réapparaître dans une autre glace, un peu plus loin. Je me mis à la suivre sans trop savoir pourquoi.
Je me trouvais alors en quête d‘explications. Comment ? Pourquoi ? Depuis quand exactement ? Une histoire invraisemblable comme celle-ci ne pouvait intervenir sans un fou dans le contexte même. Cela voulait donc dire que j’étais… cinglée, plus en possession de mes facultés. Je me baladais avec une araignée au plafond, prête à tout pour trouver des réponses que seule moi détenais. Il me fallait à présent jouer cartes sur table avec Anabelle.
- IX -
Dans la nuit du 7 au 8 Mars 2011...
Elle se tenait devant moi, un bouquet de chrysanthèmes à la main. Son sourire était si radieux. Elle s’avançait à mesure que je reculais.
J’avais parlé d’elle aux ACA, certains autres semblaient se trouver dans le même cas que moi. La femme qui animait les réunions disait que c’était dans notre tête. Les hallucinations, les sons… Tout, quoi. Evidemment, je n’en croyais pas un traître mot. J’étais peut-être folle mais, dans ma démence, une part de discernement, celui des jours heureux, résistait aux attaques. Mon cerveau n’était pas encore tout à fait rongé pour que je déraille complètement. Je le savais, nom d’un chien ! Pourquoi ne me croyait-elle pas ? Pourquoi est-ce que personne ne m’avait crue ?
Mon internement se déroula dans la nuit du 7 au 8 Mars 2011, suite à l’alertement des voisins criant déjà au meurtre. Dès lors, une petite voix couina inlassablement dans ma tête pour que je reprenne l’écriture.
Ecris, écris, écris !
Tais-toi. La ferme !
Prends un stylo et note quelque chose, n’importe quoi.
Non.
Fais-le !
Non ! Ta gueule ! TA GUEULE !
Je beuglais toute seule dans ma chambre, me jetant au sol, les mains plaquées sur les oreilles. Je ne voulais plus l’entendre. Je réclamais le silence. J’espérais crever sur l’instant, que cesse le cauchemar, que s’éteigne définitivement cette voix.
Stop !
- X -
Je ne mangeais presque plus, ne reconnaissant plus la sensation de faim. On m’avait mise sous sédatif, je voyais des ombres, des couleurs, des lumières mêlées. La nuit, Anabelle m’observait longuement, debout, avec ce sourire agaçant. J’aurais exulté à lui ôter les yeux, les écraser au sol, les piétiner. Lui arracher la langue, répandre son sang partout sur les murs. Je n’avais qu’un unique désir, me libérer de son emprise, et seule l’écriture pouvait m’y aider. Je devais terminer mon roman, achever son histoire, et après… tout serait fini. Définitivement. Mais l’inspiration s‘égarait. Je gardais les yeux ouverts toute la nuit durant, face à Anabelle. C’était elle qui me rendait folle. J’avais un récit à raconter, des phrases à peaufiner à son effigie. Il me fallait retranscrire son exacte douleur, la mienne aussi, du reste. Dépouiller son esprit et replacer l’ensemble dans son contexte.
Dans la nuit du 12 au 13 Mars 2011...
Je déchirais les feuilles au fur et à mesure que je les noircissais d’encre. J’en semais les miettes partout dans la chambre, me déchaînant corps et âme sur ces mots que je ne parvenais à saisir.
Anabelle me rendait chaque nuit visite, m’observant longuement. Cela faisait un petit moment déjà qu’elle ne m’effrayait plus. Je m’étais habituée à sa présence. Elle demeurait une compagnie aphasique.
Bloquée dans un mutisme dont moi seule détenais la clef, j’attendais qu’elle accepte enfin de me laisser partir. Autant ouvrir les yeux, jamais je ne terminerais cette saleté de manuscrit. Jamais.
Je ne me rendais plus aux réunions des ACA, les ayant jugées d’inutilité publique. Elles ne m’auraient pas aidée à recouvrer la raison puisque le problème ne venait pas tout à fait de moi.
La seule solution restait de mettre fin aux jours de mon personnage.
Au matin du 13 Mars 2011, toi qui aurais ma peau, tu avais gagné. Je ne pouvais dès lors plus te laisser exister dans mon esprit et guetter mes pensées.
Je supprimai la totalité du fichier avant de monter sur la petite chaise de ma chambre, passai le foulard autour de ma gorge nue. Ta mort aura été belle et rude ! D’un coup de pied, je fis tomber la chaise. Mes jambes se mirent à se tortiller dans le vide. L’espace d’un instant, je fus prise d’une angoisse saisissante et voulus me libérer. Trop tard.
Terhi Schram, © 2011
Extrait du recueil Toi qui auras ma peau