Ton homme.

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Un adieu en hommage à un amour qui s'est envolé.

      Un homme est mort hier, aux alentours de trois heures du matin. Il est sorti d'un bar. Il a marché, un peu, puis s'est arrêté au bord du trottoir. Il a levé sa main droite en direction de la poche gauche de son imper, arrêtant son geste à mi-chemin, peu assuré. Sa main a semblé alors se mouvoir d'elle-même, se remettant en marche, oscillant comme un pantin désarticulé, et s'est engouffrée dans la poche. Elle en est ressortie étreignant fermement un revolver. Ce revolver, l'homme l'a regardé un instant, juste un instant, avant que sa main n'en fixe le canon contre sa tempe, et presse la gâchette.

      Un bruit solitaire a résonné dans les rues, se démultipliant et devenant le cri du crime. Puis le silence s'est installé. La nuit s'est tue au-dessus du corps étendue sur le bitume froid.


      En entrant dans un bar, aux alentours de minuit, hier soir, j'ai rencontré un homme. Il était seul à une table, elle aussi seule. Il avait posé ses deux mains sur la table, l'une tenant un verre à moitié vide, l'autre serrant fermement mouchoir froissé. Son regard était perdu dans une sorte de brouillard imperceptible. Pourtant, il releva la tête et ses yeux rencontrèrent les miens. Ce regard rencontré ce soir-là, ce regard entièrement défait, je ne pourrai jamais l'oublier.

      Je me suis installée à côté de l'homme, sur une banquette assez peu confortable. Nous avons entamé une conversation parfaitement creuse et ce, de façon tout à fait naturelle. Je ne lui ai pas demandé son nom. Il ne m'a pas demandé le mien en retour. Personne n'est venu nous le demander. Alors nous sommes restés assis là, une heure, puis deux et trois, à discuter d'inanité. J'ai compris à un moment de son récit qu'une partie de sa physionomie lui faisait défaut. Quelqu'un s'en était allé avec il y a de çà trois ou quatre mois. Lui-même ne savait plus bien. Il ne savait plus grand chose visiblement. Peut-être ne lui avais-je pas demandé son nom sachant qu'il l'aurait oublié. Il n'était plus qu'un homme parmi tant d'autres, assis sur cette banquette assez peu confortable, un homme qui parlait à une inconnue pour faire passer le temps, pour tenter de remplir tant bien que mal cette soirée.

      Au bout d'un long moment de silence, il a enfoui sa main gauche dans l'une des poches de son imper – qu'il n'avait pas ôté en dépit de la chaleur étouffante de la salle - et en a sorti une enveloppe, froissée et immaculée. Il l'a tapotée du bout des doigts, puis me l'a tendue. Je l'ai ouverte tout de suite, et y ai trouvé une lettre couverte d'une encre épaisse. D'un geste, il m'a simplement invité à la lire.


«  Ma Chérie,


      Je ne sais plus depuis combien de temps tu es partie. Je me souviens seulement que c'était un mardi. Un mardi brumeux, pas pluvieux, mais invisible au milieu des autres jours de la semaine. Un mardi qui s'est réfugié dans ma tête fracassée.

Ce mardi, tu as pris tes sacs et tu es donc partie. C'était bien un mardi. Il n'y avait pas de pluie. Pourtant, à l'intérieur de moi, tout s'est mis à couler. Tu as fermé la porte et j'ai débordé. Mon cœur est devenu gros, énorme dans ma poitrine, puis mon sang s'est mélangé au liquide lacrymale qui s'échappait de mes pores. Tout est sorti. Tout est parti.

      Maintenant, mon corps s'est asséché. Je suis creux. Évidé. Ébréché et évacué du sens. Mes organes sont toujours en place, mais je ne les sens plus. Parfois, je me surprends à poser la main sur mon torse pour vérifier si mon cœur y est encore, et s'il bat toujours. C'est bête, peut-être. Tout s'est enfui avec toi.


           Où es-tu maintenant ? Que fais-tu ? Penses-tu à moi ? Quand rentres-tu ?


      Je te cherche dans la maison ; je te cherche dans la rue ; devant, derrière ma fenêtre ; devant, derrière ma porte. Je ne sors plus beaucoup. Je n'ai rien à trouver dehors.

      Cependant, j'ai décidé sortir ce soir. Je voudrais prendre une dernière bouffée d'air, voir la vie, à quoi elle ressemble. Je ne me rappelle plus très bien ce que ça fait de se sentir entier, rempli de tout ce qu'il nous faut. Mon existence s'est enfuie elle aussi. Tu l'as emportée dans tes bagages et je doute la revoir un jour.


                Rentreras-tu ?

                Bien sûr que non.


      Je dois te dire au revoir. Je te demande pardon de ne pas avoir su être celui qu'il fallait pour nous, pour toi, et même pour moi. Je ne sais plus ce qu'il s'est passé. J'ai oublié, tout oublié, tout sauf toi. Toi et ton sourire, toi et tes mots, toi et tes lèvres enflammées sur les miennes gercées, givrées, mais désirées. Toi qui as su me réchauffer, me redonner vie, me redonner le goût du monde.


                Où les saveurs sont-elles passées ?

            Était-ce vraiment le goût du monde, ou seulement le goût de toi ?


      Il me faut partir à mon tour, quitter l'endroit où se meut le souvenir. Je n'ai plus la force de rester ici.

      Pour autant, je ne dis pas adieu à notre amour. Il doit seulement apprendre à vivre par lui-même dans ces rues qui nous ont vu nous enlacer tant de fois. Il continuera de côtoyer le voisinage, ne manquera pas de lui rappeler qui nous avons été ensemble, toi et moi. Partout, on se souviendra de nous comme je m'en souviens.


      Où que j'aille, je t'attendrai.

      Je te dis à un jour prochain, ma chérie.


Ton homme.  »

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