Ton père
zelia
J'avais seize ans le jour ou j'ai rencontré mon père pour la première fois.
Le matin même il avait neigé, en plein mois de mars.
Je portais un pantalon bleu qui s'evasait en bas, un t-shirt rayé, des bottes, et du fard sur mes paupières. C'etait un évenement, du genre de ceux qu'on attend toute une vie, ou plutôt toute une enfance.
Avant ça il y a eu ma vie avec ma mère dans cet appartement un peu étouffant au coeur de cette ville ou j'etais née.
De l'amour il y en avait, oui, presque trop, quelque chose de constant, de doux, de fort, mêlé à ce vide que je ne pouvais pas nommer.
Le sourire un peu faux accroché aux lèvres de ma mère. Ce secret, ce non-dit contre lequel je ne pouvais rien.
C'etait pourtant évident, non, pourquoi tous ces enfants avaient un père, cette chose immaterielle que je ne pouvais cerner, imaginer, pourquoi eux tous, et pas moi ?
Je m'etais pliée à l'accord tacite de ne jamais en parler.
Refouler les questions qui parfois montaient dans mon cerveau, impossibles à faire taire.
Qui suis je ?
Comment faire pour grandir bien comme il faut avec ce pied bien ancré en terre, et l'autre flottant, sans prise, comme un point d'interrogation volant dans l'air ?
Il y a eu cette fois ou en fouillant les placards à la recherche de mes cadeaux d'anniversaire bien cachés, je suis tombé sur une photo jaunie et un peu surexposée, cet homme aux cheveux fous et à la moustache bien taillée, avec sur ses genoux un petit garçon blond hilare.
J'ai du me dire que ma mère ne pourrait pas esquiver, pour une fois. Cet homme sur cette photo, c'etait bien une preuve de quelque chose, non ?
Je suis allée inocemment lui montrer, ma voix risquant un :
« Maman, c'est qui, là ? »
Ma mère était en train de se maquiller, je revois cet instant, sa main armée d'un mascara restée perché quelques instants là haut, près de son oeil, ses lèvres soudain pincées et puis sa réponse :
« Mais enfin Emilie, c'est ton cousin Frédéric, tu vois bien»
Et soudain dans ses yeux bruns une injonction, une supplication qui signifiait :
«N'insiste pas. Je t'en prie, ne m'en demande pas plus »
Alors, j'ai abandonné. Tout a repris son cours, l'ecole, le violon, la danse, le mercredi après midi. Ma copine Lise, son père, cette créature étrange, immense, qui sentait l'eau de cologne et sa grosse voix qui devenait mielleuse quand mon amie le regardait en souriant et en battant des cils.
Ce mystère qui m'echappait.
A l'adolescence, les questions sans réponse dans ma tête et dans mon coeur qui finissaient par me faire perdre pied.
Aidée par le pretexte de cette fameuse crise qu'on attribue à cette période, je m'opposais à ma mère, remplie d'une aggressivité qu'elle ne semblait pas
comprendre, m'enfermais des heures entières à jouer encore et encore du violon car avec lui c'etait moi qui décidait, moi qui avait le contrôle, et les questions et ce vide lancinant finissaient par s'atténuer un peu.
Un jour comme tous les autres, et sans que rien ne le laisse prévoir, ma mère est venue m'interrompre, s'est assise sur mon lit et a parlé.
Décontenancée par ses yeux tristes je n'ai rien dit, juste écouté.
Elle disait qu'elle avait eu tort, que c'etait pour me protéger. Elle disait qu'il était plus que temps maintenant que je sache qui il était, que je le rencontre enfin.
C'est ce que j'avais attendu toutes ces années, pourtant, j'ai fait semblant de ne pas comprendre. J'ai balbutié un :
« Mais de qui tu parles ? » et plus tard il y a eu nos larmes mêlées, moi contre son torse, son épaule, elle qui sanglotait, et moi qui rêvais de pouvoir un jour pleurer contre le cuir tanné d'un vieux blouson de cuir à l'odeur d'homme.
Elle a essayé de me mettre en garde, pourtant, doucement, gentiment.
« Tu sais, ton père, tout ce qui compte pour lui, c'est son métier. Je ne veux pas que tu sois déçue, que tu attendes trop de lui. S'il avait voulu être dans ta vie, je ne l'aurais pas empêché, tu sais. »
Pourquoi cette phrase faisait naitre une douleur sourde et etouffante ?
Et puis, doucement, l'excitation etait née.
Mon événement.
Allais je être suffisemment aimable pour qu'il m'accorde son attention et son amour ?
Ma mère m'avait appris qu'il était journaliste à la télévision.Est ce que cela faisait de moi quelqu'un de plus important ? D'être sa fille ?
Le jour dit, ma mère m'a aidé à mettre de son fard à paupières rose sur mes paupières et un peu sur mes joues.
Elle a pris ma main et m'a emmenée dans le salon.
Elle a a mis cette chaine qu'elle ne mettait jamais, j'etais postée devant et elle a tendu un de ses longs doigts vers l'ecran de la télévision, vers cet homme que je n'avais jamais vu.
Elle a dit :
« Pierre, je te présente ta fille, Emilie.
Emilie, voici ton père. »