Tonnerre

Coralie Bru

Dans le coin d'une chambre aux murs multicolores, une petite fille attendait dans un lit blanc qu'on vienne lui lire un album.  Tous les soirs, sa mère faisait la conteuse. Son père était occupé à autre chose, il lui avait dit bonne nuit par un baiser sur le front et s'en était retourné à ses activités. Elle entendait les volets qu'on fermait, sa mère faire des allers-venus dans la maison, répondre à un appel, dire qu'elle était sur le point de coucher la petite (c'était elle!) mais que la personne pouvait parler à " son mari " en attendant.  Sa mère avait ri et dit au revoir, répété qu'elle pourrait revenir au bout du fil, signifiant que surtout on n'oublie pas qu'elle allait revenir, qu'il n'était pas question de ne pas être disponible, mais que c'était l'heure de l'histoire. La petite l'écoutait arriver, passer à la salle de bain éteindre une lumière avec un soupir agacé, et voilà elle était là, ses pantoufles sur la moquette de sa chambre, et demandait en regardant la bibliothèque ce qu'elle voulait qu'elle lui lise. La tortue sur le chantier.

Sa mère sourit, elle le connaissait par cœur, cette histoire de tortue perdue sur un chantier immense, au milieu des bêtes métalliques géantes, et qu'à chaque fois on retrouvait. Elle la raconta avec patience sans pour autant traîner à poser des questions d'institutrice. De toute façon la petite s'endormait déjà.

Comme d'habitude on la borda, on lui dit bonne nuit, elle s'emmitoufla dans ses couvertures trop épaisses (mais dont le poids la rassurait) pour un mois de juin si chaud, et elle s'endormit.

L'orage commença à deux heures du matin. Au premier roulement de tonnerre la petite se retourna dans son lit, et se trouva toute étonnée de ne pas trouver l'interrupteur à l'endroit où il devait forcément être : là, en plein milieu du mur près de sa main gauche. Elle cherchait, encore, et encore, se mit à genoux puis à quatre pattes, les bras tendus, mais déjà un deuxième coup de tonnerre fit vibrer la maison. Il lui sembla entendre les cordes du lourd piano du bureau se mettre à vibrer. Il lui fallait trouver l'interrupteur, elle glapissait presque dans son lit, battant des bras à la recherche du mur, il fallait être forte, on le lui avait dit, il suffisait d'allumer la lumière et on était rassuré sans hurler pour que papa et maman ne se réveillent. Mais elle savait bien que sa mère était bel et bien tirée du sommeil, déjà, les yeux ouverts dans le noir, que dans la seconde elle s'était demandée si Émilie crierait cette fois, ou si elle avait enfin trouvé le courage de s'occuper de cette peur toute seule. A force de chercher, on entendait qu'elle s'essoufflait dans la chambre. Elle avait chaud d'avoir dormi si couverte, mais elle s'agrippa aux couvertures  pour les tirer de toutes ses forces des bords du lit où elles étaient coincées et les rabattre sur sa tête. Elle avait plié les jambes pour ne pas qu'elles dépassent et soient dévorées par la sorcière qui vivait dans la penderie.

Elle s'était encore perdu dans son lit.

A travers un bout de drap elle voyait, au coin des volets, les lumières vaciller dans la nuit tonitruante et vouloir pénétrer sa forteresse de tissu. Elle essaya de se raisonner, autant qu'on peut le faire à son âge, elle tenta même de se rendormir en se répétant ce qu'on lui avait dit une dizaine de fois.

Ce n'était qu'un orage.

Ce n'était qu'un orage.

Elle attendit.

C'était long.

Elle compta les secondes entre l'éclair et le bruit, mais bientôt elle ne savait plus si l'éclair précédait le coup ou si c'était l'inverse tant l'orage se rapprochait, comme un éléphant de la taille de la maison, qui pourrait l'écraser avec une seule patte, qui se poserait sur son lit en toc, et qui éventrerait la chambre de ses parents dans un bruit de bois déchiqueté et de verre brisé. Il lui semblait que c'était long, elle ne savait pas très bien. Peut-être parce qu'elle était toute seule ? Elle entendit sa mère se lever au bout d'un moment, et au retour des toilettes, elle sut qu'elle viendrait voir comment allait sa petite, elle était fière de n'avoir pas fait de bruit. La vérité c'est qu'elle avait plus peur que les dernières fois et que la peur l'empêchait de crier. La porte s'entrouvrit et elle entendit la respiration de sa mère avant un nouveau coup de tonnerre. Elle vit son visage ensommeillé, ses cheveux en bataille, qui lui faisait toujours un peu peur car elle n'était pas sensée voir sa mère endormie. Elle se disait qu'elle était en mauvaise santé quand elle était comme cela, réveillée au milieu de la nuit. Elle restait muette sous sa couverture, mais sentit qu'on la souleva pour la remettre dans le bon sens. Elle faisait semblant de dormir, mais sa mère lui parla tout de même.

Tu t'es perdue dans ton lit.

Elle entendait qu'elle souriait.

C'est bien ma chérie, dors bien ce n'est qu'un orage. Tu es une grande fille. 

Sa respiration se calma un peu et elle sentit qu'on refaisait soigneusement le lit autour d'elle. Sans qu'elle le demande le couloir fut laissé allumé et la porte de sa chambre entrouverte, et Émilie se força à contempler ce rectangle de lumière le temps que l'orage passe.

Mais l'orage ne passait pas.

Il était encore si proche, elle avait envie de faire pipi mais elle avait trop peur de sortir de son lit. Elle entendit son père se lever, le vit traverser le couloir vers la salle de bain, ouvrir une fenêtre. Il ne pleuvait pas. Il siffla pour montrer qu'il était impressionné : ça c'est un sacré orage, dut-il rapporter à sa femme de retour au lit. Cela finit de paniquer Émilie, que papa se lève, qu'il y prête attention. Elle sentait son cou trembler sous la pression de ses dents de lait les unes contre les autres. Ça mitraillait, oui ça mitraillait. Comme au ballon prisonnier à la fin, quand le dernier qui reste s'en prend plein la tête, mais en pire. Elle pensa à Thomas et Tristan ses meilleurs copains, ça ils allaient avoir des choses à se raconter. Elle se disait que sans doute ils pleuraient dans les bras de leurs parents, et qu'elle était plus courageuse qu'eux. Peut-être même qu'elle pourrait bien faire semblant de ne pas avoir entendu.

Ça n'arrêtait pas.

Ce serait vraiment dommage de faire comme si on n'avait pas entendu.

On se leva de nouveau, cette fois pour ouvrir la porte d'entrée sur la véranda.

Son frère était descendu et il s'était installé là. Elle entendit sa mère lui parler. Il parlait plus fort qu'elle, il s'exclamait des choses, elle lui dit : Chhhh, et Émilie savait qu'on lui recommandait de ne pas effrayer sa sœur. Le père aussi se leva, elle le sut car il bailla comme un chanteur d'opéra, comme d'habitude, et bientôt elle fut seule dans son aile de la maison, ce qui la fit hurler de terreur et se lever d'un bond. Elle parcourut le couloir immense et vide sur les carreaux froids sous ses plantes de pieds, et fondit en larmes dans l'entrée devant le grand miroir, en se regardant pleurer de terreur au milieu des éclairs qui n'en finissaient pas.

La maison des voisins était allumée aussi. Comme à chaque orage son frère spéculait sur la tenue du grand cèdre dans le jardin, comme s'il souhait qu'il tombe. Son père la souleva dans sa chemise de nuit et l'amena dans la véranda. Elle enfouit sa tête dans son cou, incapable de se calmer complètement, mais silencieuse dans le vacarme des rochers invisibles qu'on lançait sur la maison.

Ce qui est bizarre, c'est qu'il ne pleut pas... lançait son frère, ou d'autres phrases qui indiquaient qu'il se délectait de cette vision d'apocalypse alors que sa sœur était prête à mourir de terreur.

Elle ouvrit les yeux une seconde car une éclair plus vif traversa la véranda avec un HHHOU estomaqué de son frère. Elle surprit de la peur dans le regard de sa mère, qui fit un pas en arrière à l'intérieur et invita tout le monde à rentrer. Le père la rassura. C'était beau, et pas bien dangereux. Elle n'était pas d'accord, On entendait de ces choses sur les orages , elle leur recommanda de nouveau de rentrer.

Émilie se mit à hurler. Quelles choses ? Elle voulait rentrer avec maman, et son père lui tapota le dos.

Tu es sûre ? C'est joli regarde... Peut-être tu auras moins peur si tu trouves ça beau.

Elle ouvrit un œil timide sur la baie vitrée et contempla le champs de coquelicots et les éclairs qui zébraient le ciel à un rythme qu'elle n'avait jamais pu imaginer, mais un nouveau faisceau plus impressionnant encore que les autres éclaira la maison toute entière comme s'il faisait jour, pire que s'il faisait jour. Les coquelicots avaient pris sur le coup une teinte rose clair. Son frère cria WAHOU, mais elle sentit la respiration de son père marquer le coup de ce flash terrifiant, sur quoi il fit un pas en arrière vers l'entrée, comme la mère.

Allez, viens...on va rentrer, on inquiète maman.

Quelque chose d'étrange était en train de se passer, car sa mère demanda à la ronde si elle préparait le petit-déjeuner. Son frère, qui avait décidé de rester dans la véranda rentra finalement et ferma la porte, pour s'asseoir dans la cuisine à la fenêtre. La lumière n'était même pas allumée dans cette pièce, les éclairs seuls suffisaient à éclairer presque en continu la table et le plan de travail, où on s'affaira à préparer le chocolat des enfants et la café des parents.

Le porche de la maison des voisins était allumé. Émilie se forçait à regarder cette lumière, la lampe suspendue qu'on distinguait à travers la haie, qui était sous les éclairs gris clair comme de la craie sur une ardoise.

On sonna tout d'un coup à la porte. Vu l'heure, c'était inquiétant, mais pourtant la mère se précipita pour ouvrir, elle espérait en savoir le plus possible sur cet orage différent. C'était un ami des parents, qui les prévenait qu'il avait dû garer sa voiture dans leur allée car il était ébloui et avait décidé de ne finalement pas partir tant que l'orage n'était pas terminé.

Je me doutais que vous seriez réveillé. Tout le village est réveillé.

On l'invita à prendre le petit-déjeuner. Il dit qu'il avait déjà mangé mais entra tout de même, car le père lui dit qu'il allait allumer la radio pour voir .

Le bruit était tel qu'on dut mettre le son au maximum. Rien de spécial n'était dit à la radio.

C'est les extraterrestres, lança le frère avec un rire.

Tout le monde souriait, ce qui rassura Émilie.

Comme dans la guerre des Mondes. Ils envoient des grooooooAAAAAooooses bêtes sous le goudron de la route, et BAM ils sortent tous en même temps pour tous nous exteeeeeer....miner!

Sur ce il sauta sans cesser de rire sur sa sœur, qui se mit à crier si fort qu'elle sentit qu'elle était en train de se faire pipi dessus. Elle restait, mais pas de honte : de terreur.

Ça c'est malin! hurla son père.

Le voisin approuva.

C'est pas très gentil, ça. Tu devrais te souvenir ce que ça t'aurait fait petit.

Je vais te changer, murmura la mère.
Non.

Viens.

Non. Je reste ici.

Elle plaqua deux mains sur son pyjama trempé et se mit en tailleurs sur la chaise dégoulinante.

Viens, Émilie, allez.

NON. Ou alors tout le monde vient dans le couloir.

Les autres se consultèrent. Leurs visages blêmes et clignotants admirent que ce qui se produisait justifiait ce genre de mesures et ils partirent tous vers la salle de bain. Les trois hommes occupaient le bout du couloir et Émilie grelottante, enfonçait ses petits ongles dans les épaules de sa mère qui abaissait sa culotte en coton, un gant tiède sur la main.

Le frère était un peu gêné de ce qu'il avait provoqué mais continuait de lancer ses remarques alarmistes. Le mur tremble tout le temps, papa. Il vibre. Regarde la lampe...elle se balance à chaque coup. Tu as vu, mes mains ? Elles sont comme transparentes. Vous n'avez pas mal aux yeux ? J'ai mal aux yeux tellement c'est fort. C'est vraiment bizarre qu'il ne pleuve pas ? A mon avis toutes les voitures ont dû s'arrêter comme la vôtre. C'est trop dangereux de conduire avec ces flashs. Je me demande combien de temps ça peut durer comme ça avant que tout le monde devienne fou.

TAIS TOI MAINTENANT hurla sa mère tout d'un coup. TAIS TOI! Tu fais peur à TOUT LE MONDE. TAIS-TOI.

Son visage était figé de stupeur de s'être emporté, mais elle n'ajouta pas un mot pour atténuer son éclat de voix. Elle semblait attendre que son fils baisse les yeux.

Émilie n'arrêtait pas de pleurer, rien ne se passait comme pour les autres orages. Qui était ce tout le monde qui tout d'un coup avait peur du tonnerre ?

Le père était sur le point de lancer à la ronde une parole apaisante mais un nouveau coup de tonnerre fit gronder le piano dans le bureau, et l'ami de passage dit C'est vrai que ça commence à m'inquiéter tout ça. Essayons encore la radio, mais son idée sonnait comme une question.

Le père hocha la tête et mit en marche le réveil dans la chambre parentale. Le son était brouillé et après une recherche rapide sur d'autres fréquences, il coupa l'appareil, qui ne ferait qu'ajouter à l'angoisse de sa femme, et à la sienne, admit-il pour lui-même.

On rejoignit la cuisine en hâtant le pas, mais Émilie vit que sa mère laissait absolument toutes les lumières allumées après leur passage. Elle ferma la porte vitrée de la cuisine derrière eux. On ne parla pas pendant un moment, le frère caressait la queue de cheval de sa petite sœur, n'osant plus dire un mot et essayant apparemment de garder son calme. Émilie regardait la danse de lumière sur les carreaux de la cuisine.

On hésita jusqu'à l'heure de partir à l'école, au collège, au travail. Qu'allait-on faire ? Finalement on décida par superstition que chacun vaquerait normalement à ses occupations. On conduisit les enfants  aux endroits habituels sur le chemin du bureau, au plus fort de l'orage. Émilie vit que sa mère était inquiète, elle l'embrassa une seconde de plus que d'habitude dans la voiture.

 

L'orage cessa brutalement à onze heures dix du matin.

Émilie vit la maîtresse suspendre son geste au dernier grondement, et reposer une main crispée sur son bureau au-dessus d'un cahier, dans l'expectative. Elle ne retrouva un comportement normal que dans l'après-midi.

Le soir on parla de tout cela aux informations. L'envoyée spéciale n'était pas à quelques kilomètres de chez eux comme aurait pu penser la famille regroupée devant la télévision, mais au moins à trois heures de route. Émilie regardait autant ses parents que la télévision, cherchant sur leurs visages des signes de soulagement, quelque chose qui montrerait qu'on ne se posait plus de questions. Elle n'y vit qu'un scepticisme total, et personne n'osa s'exprimer sur les images angoissantes de caméras de surveillance prises sur la place de la ville en question la nuit passée.

L'orage recommença la nuit suivante.

Le frère n'était pas descendu.

Les parents se levèrent en colère, comme si un voisin faisait du bruit. Ça ce n'était pas possible. Toutes les nuits à la même heure.

Le père alla chercher le fils. La mère avait rejoint la fille dans le petit lit, essayait de se blottir contre elle dans le but de la rassurer, mais Émilie sentait qu'elle respirait mal. A chaque flash elle s'arrêtait, puis reprenait quand l'obscurité revenait. La seconde. Le quart de seconde.

Bientôt elles entendirent quelque chose de plus horrible encore que l'orage. La voix du père, par-dessus le bruit assourdissant, qui essayait d'alerter le rez de chaussée de quelque chose, mais les bruits couvraient ses appels. Émilie sentait le corps de sa mère se raidir plusieurs secondes, dans l'attente, incapable de bouger, puis elle se rassit au bord du lit et en une seconde elle était à la porte de la chambre. Émilie la suivit en courant à la rencontre du père.

Les lumières du couloir vacillaient.

Pitié pitié pitié répétait-elle, car c'était le mot le plus fort qu'elle connaissait, celui qu'on avait le droit de répéter en litanie au chat qui allait vous attraper, en montrant une autre souris avec un sourire innocent.

Elle savait déjà que quelque chose d'horrible s'était passé. Chez elle.  Quelque chose que ses parents auraient voulu qu'elle ne sache jamais si cela avait pu l'empêcher de se produire.

Maintenir le calme, les fêtes.

Impossible, maintenant que papa criait IL N'EST PAS LA. IL N'EST PAS LA.

Il était prêt à pleurer. C'était sûr! Émilie en resta figée de honte.

Et Maman qui s'engageait dans l'escalier en courant, puis redescendait ramasser la petite à la première marche, dont le souffle était maintenant rapide contre sa joue mouillée. Elle vint constater que la chambre du fils était vide, les draps rejetés au pied du lit comme tous les matins, une odeur de renfermé de chambre d'adolescent. Mais

plus de frère.

La mère était terrorisée, pourtant il fallait que quelqu'un sorte, bêtement ils allèrent vérifier que la voiture était toujours là, alors qu'il n'avait jamais pris le volant. Trop jeune. Mais comment imaginer qu'il soit parti à pied. Ses tennis étaient négligemment retournées sur la moquette près de la chaise de son bureau, là où ils les quittaient chaque jour en rentrant.

La porte d'entrée était fermée de l'intérieur.

PAR OÙ EST-IL SORTI, hurlait le père, qui se cantonnait pour l'instant à une colère de père, à la frustration de celui qui devrait mieux connaître sa propre maison, se refusait à laisser cette fureur pour rejoindre le monde dans lequel était déjà sa petite fille, qui le regardait les yeux agrandis d'horreur. Émilie savait. 

Et le monde de sa femme, de désespoir et de solitude. Elles savaient.

Il fallait leur donner tort.

On alluma toutes les lumières de la maison. La mère dont le dos était fatigué ne lâchait pourtant pas, elle tenait serrée sa fille contre elle, serrée à faire mal, mais Émilie voyait bien qu'elle n'était qu'avec son premier fils, qu'à cette minute la fille n'était qu'un grigri qu'on ne veut pas perdre au pire moment de sa vie.

On appelle la police! cria Émilie quand son père eut fait le tour de tous les recoins de la maison et rien trouvé.

Pour une raison ou pour une autre, personne n'avait pensé à la police.

L'orage. L'étrangeté. On avait oublié ses classiques.

La mère composa les deux chiffres du numéro en question. Émilie se collait à sa joue pour écouter.

Ce que le policier dit. Que le père n'entendit pas car il était dehors à courir dans l'allée vers la route.

Vous êtes nombreux, disons... NOMBREUX

NOMBREUX.

La mère laissa glisser le téléphone jusqu'à la table et se mit à pleurer.

Le père rentra. La mère lui dit :

Ça arrive partout.

Quoi ?

Il faut attendre.

Quoi ?

IL FAUT ATTENDRE, ça arrive partout.

On attendit une heure dans la cuisine, deux heures.

Puis le père partit au garage et remonta avec des planches et des cageots, redescendit, encore et encore, des cageots qu'ils entassèrent dans l'entrée pour déchiqueter ce qu'il y avait à déchiqueter, et sur le carrelage : des clous et deux marteaux. Émilie se remettait à crier, mais on ne la regardait même pas.

Papa et maman clouaient du bois aux fenêtres.

On osa remonter dans la chambre pour barricader le vasistas. La mère tapait en pleurant et en murmurant des incantations qu'Émilie n'avait jamais entendues.

Le père dit qu'on resterait le plus loin possible des fenêtres tout en laissant la porte d'entrée ouverte au cas où.

Au cas où leur fils ne soit pas mort.

Ça n'avait pas de sens, mais la mère hocha vigoureusement la tête.

Une heure après, on décréta que ça ne suffisait pas. Ils appliquèrent du ruban adhésif marron sur tous les endroits par lesquels les éclairs passait encore. La cheminée fut bouchée aussi par une installation fragile de bois et de sacs poubelles, ça n'éviterait pas une intrusion, mais il paraissait être devenu normal et parfaitement sain de penser que

la lumière des éclairs faisait disparaître les gens.

Attends! s'écria Émilie avant que le dernier petit coin soit couvert. Elle regarda la maison des voisins et le jardin une seconde avant que le dernier bout de scotch vienne l'en empêcher.

On se mit à l'endroit calculé par les parents comme étant le plus éloigné de toutes les ouvertures maintenant capitonnés, dans le bruit et la lumière artificielle. Dans le couloir menant aux chambres. On y avait disposé trois coussins et une couverture.

L'orage cessa brutalement à onze heures dix du matin.

 

Le frère n'était pas revenu. On appela de nouveau la police, et les trois entendirent tous l'homme au bout du fil dire :

Mettez-vous en sécurité et attendez.

La journée passa. On prit le risque de descendre à la cave chercher à manger, mais la mère rationna les deux autres, malgré les grandes provisions disponibles. On se partagea une boîte de thon et on accorda une pomme entière à la petite. Les adultes coupèrent une banane en deux.

 Tout le temps, on regardait sa montre. La radio ne fonctionnait pas, et le bruit du brouillage et des sons lointains angoissait tout le monde, aussi on restait dans le silence sous la couverture.

Quand la nuit l'orage reprit, personne ne fut surpris mais tout le monde se mit à pleurer.

Le père dit qu'il allait voir en haut si le fils était revenu.

Émilie le regarda se lever, ébahie qu'il envisage sérieusement que les éclairs prennent et rendent les gens comme ça. La mère attendait.

Le père revint et ne dit pas un mot, ou peut-être : Non. Rien.

Ils décidèrent d'essayer de dormir. La mère avait les mains serrées autour de sa fille sous la couverture. Elle l'empêchait presque de respirer mais Émilie ne dit rien et parvint à se calmer un peu, assez pour fermer les yeux.

Un grand hurlement la réveilla. C'était sa mère, qui l'avait laissée. Elle se tenait à quelques mètres, à genoux, et hurlait, et hurlait encore. Émilie avait compris.

Elle prit sa mère dans ses bras et toutes les deux restèrent à pleurer dans l'entrée, en se bouchant mutuellement les oreilles.

 

L'orage cessa brutalement à onze heures dix du matin.

On alluma la télévision, et la radio. Un filet d'information sous le présentateur faisait le décompte des personnes disparues, et un numéro vert se proposait de recenser toutes les nouvelles disparitions de la nuit. On était prié d'appeler si on avait l'impression que quelqu'un n'était plus là.

La mère avait du mal à garder son calme, à ne pas pleurer, hurler, trembler. Elle se balançait devant la télévision en changeant de chaîne de temps en temps, c'est Émilie qui appela et dit à la dame au bout du fil.

On a l'impression que mon papa et mon frère ont disparu.

On lui demanda :

Qui reste-t- il ?

Elle jeta un œil à sa mère et dit Juste Maman et moi.

On lui dit :

Mettez-vous en sécurité et attendez. Courage.

La peur d'Émilie était telle qu'elle avait atteint le seuil d'une terreur enfantine, alors que l'effroi que ressentait sa mère ne paraissait pas connaître de plafond. Elle aurait aimé appeler quelqu'un mais la plupart des gens ne répondraient pas.

Elle trouva le numéro de son ami Thomas sur un post-it au-dessus du téléphone, et le composa.

C'est sa mère qui répondit. Émilie ne savait pas quoi dire. Elle demanda :

Est-ce que Thomas a disparu ?

Et la femme, qu'elle connaissait, se mit à hurler et à pleurer, en répétant OUI, et en racontant comment, comme ça, il avait disparu, oubliant qu'elle parlait à une enfant. Émilie lui dit :

D'accord. Courage.

Avant de raccrocher, elle entendit :

Et chez toi ma puce ?

La femme pleurait toujours, et ses pleurs redoublèrent quand elle entendit :

Chez moi il manque mon papa et mon grand frère.

Ils vont revenir, tu sais.

Non. Je crois qu'ils sont morts maintenant, dit Émilie.

La communication fut coupée et elle reposa calmement le téléphone.

La mère laissa la télé, dont elle augmenta le volume pour toute la journée. Mêmes les horaires de dessins animés avaient été écrasés sous les recommandations d'État, les numéros verts. La mère se plaignait, on aurait pu au moins leur laisser ça. Elle reprit ses esprits pour mettre Émilie devant un film de son âge. Mais Émilie la suivit et la regarda ouvrir tous les placards de la cuisine et en sortir tout ce qui contenait du chocolat, monter sur un tabouret pour s'emparer de la boîte où on cachait les bonbons.

Elle posa la totalité sur la table. Puis d'un autre côté les pâtes, le riz.

Et elle la suivit dans l'entrée aller chercher un sac de voyage dans le grand placard.

Voilà ce qu'Émilie entendit sa mère lui dire :

Je vais mourir et tu vas être seule.

Sa mère ne lui avait pas dit ça. Elle n'avait pas prononcé ces mots. Elle sortait un grand saladier. Elle avait dit, en s'en saisissant, puis en remplissant une cocotte d'eau.

Je vais préparer beaucoup à manger. Et toi tu vas faire des petits paquets d'aliments, et surtout il ne faudra manger qu'un petit paquet par jour.

 

Émilie refusa. Elle se mit à hurler au milieu de la cuisine, mais sa mère regardait l'heure et courrait déjà vers la chambre pour amasser des affaires.

Si tu vois le président, ou quelqu'un de la télé que tu connais, dire qu'il faut aller quelque part, tu prendras ce sac. Et tu iras sur la route devant la maison. Et tu attendras qu'une voiture passe. Tu monteras avec des inconnus peut-être, juste cette fois, d'accord.

Émilie hurlait toujours. Sa mère ne lui parlait plus que de nourriture, et de voitures, de présentateurs de télévision, de président, de gouvernement.

Émilie hurlait.

Sa mère sortit la boîte à médicaments.

La boîte rose c'est quand tu as mal à la tête, mais que si tu as vraiment mal, d'accord Émilie ?

NON NON .

Finalement, elle s'autorisa à écouter. Elle se laissa apprendre toutes les choses de grand. Elle égoutta les pâtes elle-même, apprit à allumer la gazinière, fit des portions de fraises tagada, se servit d'un ouvre-boîte pour la première fois.

Les dates sur le calendrier.

Le disjoncteur.

L'heure de l'orage approchait, c'était bientôt le beau milieu de la nuit, et on boucla le sac. La mère le mit près de la porte et saisit la main de sa fille. Comme c'était inutile de rester loin des fenêtres, les deux allèrent se coucher dans la chambre.

Endors-toi mon amour.

Mais Émilie ne dormirait pas. Elle resterait là à caresser les cheveux de sa mère, elle patienterait jusqu'à la seconde où l'une d'entre elles disparaîtrait.

A trois heures du matin, dans la lumière chaleureuse de la chambre capitonnée, le visage de Maman perdit un peu de couleur tandis qu'elle lui racontait une nouvelle histoire de Jojo Lapin.

Émilie ne dit rien et regarda ses cheveux devenir transparents, laisser paraître l'oreiller derrière elle.

Sa peau devenir grise, puis translucide, c'était beau, cette transparence totale, pas comme une blessure. Un évanouissement. Elle continuait de lire en faisant semblant de ne pas se rendre compte qu'elle disparaissait. Émilie contempla pendant une heure sa mère lui devenir invisible. C'était doux. Elle n'avait pas l'air de souffrir. Elle parlait toujours, mais sa voix se faisait de plus en plus faible dans le bruit du tonnerre. Elle sourit à sa fille, s'amusa de ses doigts qui disparaissaient sur son petit ventre brun.

Elle lui dit N'oublie pas : attends qu'on te dise de sortir.

Et elle lui dit Je t'aime Émilie.

Puis elle ne fut plus qu'un point, que la fille essaya d'attraper comme une bulle, qui creva sous son petit ongle.

L'orage cessa brutalement à onze heures dix du matin.

 

Émilie avait pleuré toute la nuit, jusqu'à s'endormir d'épuisement, décrocha le téléphone et appela le numéro vert affiché sur la télévision pour dire qu'elle avait vu sa mère disparaître.

Puis elle appela la maison de Tristan.

Elle lui dit :

Tu es seul ?

Oui. Ma sœur a disparu.

Il avait peur. Elle le rassura : je sais tout faire.

Tu peux venir si tu veux.

J'ai même des bonbons.

D'abord ils parlèrent deux heures au téléphone, elle le rassurait, puis il accepta.

Ils se disputèrent beaucoup dès son arrivée. Son vélo était plein de terre et il avait absolument voulu le rentrer dans la maison pour ne pas qu'il disparaisse. Elle se rappela que souvent elle le trouvait stupide, quand il mélangeait tout.

C'est pas un humain, ça intéresse personne que ton vélo disparaisse. C'est pas comme ton père, ta mère, ou la maîtresse!

Il avait honte et accepta qu'elle lui fasse une demi-tasse de chocolat au lait.

Ils se disputèrent encore : Émilie pensait que tout le monde était dans une autre dimension, qu'ils avaient été aspirés par un autre monde, et, lui, disait qu'ils étaient sur une autre planète.

Je vois pas pourquoi ils seraient sur une autre planète. Pfff... Ils serviraient à rien. Surtout mon frère.

Tristan admit après un silence triste qu'il ne voyait pas bien ce que sa sœur apporterait à une colonie extraterrestre non plus et ils se remirent devant la télévision.

Le soir-même, l'orage recommença et Tristan et Émilie, qui avaient dormi toute la journée pour s'assurer de rester éveillés pendant l'orage, se surveillèrent à chaque seconde. Rien ne parut se produire, comme le premier soir.

L'orage cessa brutalement à onze heures dix du matin.

 

Un grand sentiment de désespoir envahit Émilie, elle avait été laissée seule. Elle avait espéré secrètement passer dans l'autre monde aussi, après tout il n'y avait pas de raison, mais elle accepta de sauter partout avec Tristan, et de crier de joie, parce qu'elle sentait qu'il n'y avait plus que ça à faire.

A la télévision on annonça que les gens qui restaient devaient se rendre dans les gares, que peu importe leur détresse, qui n'était pas étonnante car c'était une catastrophe mondiale telle que l'humanité n'en a jamais connue, il fallait bien croire qu'on s'arrangerait pour que toutes les gares puissent voir un train passer qui les conduirait en un point central, et cela une fois par jour pendant les prochains jours. Et l'homme en costume fit la liste de ce que devaient prendre les gens qui restaient, dont, Émilie en avait une conscience accrue, ils faisaient partie. Elle écrivait trop lentement, alors elle dessinait sur une feuille ce que disait l'homme : des vêtements pour trois jours, des médicaments courants et leur traitement s'il y avait lieu, et beaucoup d'eau, ainsi que du savon. Il était précisé par l'homme que les gens avaient le droit exceptionnel de rentrer dans les pharmacies, et se servir de façon responsable. Il espérait que les gens sauraient prendre la mesure du danger qui pouvait s'installer dans une situation si instable. Il rappelait néanmoins qu'il n'y avait pas de raison de s'armer, malgré les rumeurs qui avaient pu envahir les ondes, et qui étaient totalement fausses.

Émilie n'avait entendu aucune rumeur.

Mais elle croirait tout maintenant.

Elle fit le sac pour elle, et pour Tristan, avec des vêtements pas trop fille, les bonbons, mais aussi du pain de mie, deux boîtes de conserve et un ouvre-boîte.

Ils prirent la route à pied vers la gare. Il faisait beau et chaud. La vision de l'herbe bleue d'été, du ciel orange,  rassurait Émilie et elle accepta que Tristan lui prenne la main.

Au bout de trois kilomètres elles se plaignit de ses chaussures qui lui faisaient mal et ils s'arrêtèrent à l'ombre d'une fleur pour se reposer.

Enfin ils virent la voie ferrée au loin et pressèrent le pas vers la gare, où un train de mille wagons était sur le point de partir.

Signaler ce texte