Totem

Stéphane Chamak

 

Je me souviendrais toujours la fois où je l’ai vu embrasser un mec. Ça m’a fait le même effet qu’un uppercut au plexus : ça m’a coupé le souffle.

Merde, mettez-vous à ma place deux secondes. Votre frangin, une putain de penderie d’un mètre quatre-vingt-dix en train de se faire fouiller les amygdales par la langue d’un autre gars !

Vous voyez le tableau ?! Moi pas.

Avant de continuer, j’aimerais mettre les choses au point avec vous tous. Je sais bien que ma présence ici n’est pas souhaitée et que personne voulait que je prenne la parole. Mais voilà, je la prends. Une fois que j’aurais fini de parler, vous pourrez me jeter dehors. Je m’en fous. Vous m’entendez, je m’en fous. Je suis pas venu pour vous.

Pour ceux qui le savent pas, je m’appelle Arnaud Rennequin. Je suis le frère d’Alexandre.  J’ai vingt-sept piges. J’ai cinq ans de moins qu’Alex, je suis aussi moins beau, moins balèze et moins intelligent que lui. Pour tout vous dire, je suis même un gros con. C’est comme ça.

Ouais, je suis plus jeune de cinq ans. Cinq ans, ça fait une sacrée différence. Surtout quand t’es gamin. Pour la plupart des mioches, le plus fort, le Goldorak de la famille, c’est « el padre ». Le père. Pas pour moi. Mon super héros c’était Alex. J’en avais pas d’autre. Je le regardais comme on regarde un totem, vous savez l’immense tronc fabriqué par les Indiens avec plein de dessins bizarres et une tête d’aigle au-dessus. Voilà comment je le regardais. Avec ce mélange de crainte, de curiosité et de fascination.  

C'est pourquoi j’ai baptisé mon frère aîné « Totem ».

Lui, il me voyait un peu comme une distraction. Par jeu, il aimait bien me coller quelques claques dans la gueule en attendant que je me rebiffe. Mais je moufetais pas trop. J’avais tout juste dix ans ;  j’étais haut comme un porte-clé et gaulé comme un flan aux pruneaux. Par contre, je chialais jamais ! Il avait beau me retourner la tête, je versais pas une larme ! C’était mon lot de consolation, ma petite victoire sur lui. Je savais que ça le vexait vachement. Même qu’on avait fait un pari sur ça. « Je finirai bien par te faire pleurer, bonhomme » m’a t-il dit, un jour. Pari tenu.

Franchement, je préférais quand il était de mon côté et qu’il prenait ma défense contre ceux qui m’emmerdaient ou qui voulaient me tirer mes fringues ou ma montre. L’entendre leur dire « Tu le touches, t’es mort » me mettait presque en transe. Alors, quand il leur collait des pains je touchai plus terre.

Le temps passait et on se bagarrait encore, mais c’était pour la déconne, c’était affectueux. Je me défendais un peu plus, mais j’avais jamais l’ascendant sur lui. Je me souviens qu’une fois, pris dans le feu de l’action, « Totem » avait un peu salé la note. Il m’avait collé une gifle « made in Taiwan » que pendant un moment j’ai eu l’impression que mes dents avaient changé de place. Lorsqu’il a vu ma bouche en sang, le visage de mon frère a blêmi. Puis comme je tenais toujours debout, il s’est vite ressaisi et m’observé pour voir si j’allais enfin craquer. Je lui ai répondu par un sourire plein de sang et le majeur tendu bien haut. Pleurer moi, même pas en rêve.

Quand on se frittait pas, on causait pas mal. Faut dire que je suis un grand bavard. Alex aussi, mais pas sur les mêmes trucs. Lui c’était plutôt la Grèce antique et le cinéma intello et moi la Champion’s League et les jeux vidéos. Mais on avait aussi des sujets en commun comme les belles bagnoles – moi les Lamborghini lui les Ferrari - et les filles.

Les filles. On passait des heures entières, enfoncés dans nos plumards, le regard brillant à se raconter quelle célébrité on aimerait se taper. Dans nos caboches, on a dû baiser la moitié de la planète et dans toutes les positions. Par respect, je touchais jamais à « La Bellucci ». L’actrice lui était automatiquement réservée. C’était la règle. Mais de Sophie Marceau à Naomi Campbell, les plus belles stars avaient goûté du Rennequin.  Et forcément, elles avaient grimpé au rideau. Et bouffer la tringle.

Bien sûr, la réalité était plus cruelle. Enfin, pour moi en tout cas. À dix-huit ans, j’étais encore puceau tandis que Totem rendait les filles de lycée complètement hystériques. Je vous l’ai déjà dit tout à l’heure. C’était un beau gosse. Balèze en plus alors qu’il a jamais soulevé un haltère de sa vie, l’enfoiré.  Mais il crânait pas trop avec ça. Il s’en foutait même. Lorsqu’il revenait d’un rencard, je lui posais plein de questions lubriques, je lui demandais plein de détails croustillants, mais il répondait jamais, l’enfoiré.

Puis il a commencé à sortir très souvent et à rentrer de plus en plus tard. Même à plus rentrer du tout. Les repas avec les parents, c’était mortel. Et la nuit, au fond de mon pieu, je me faisais chier. Raconter ses histoires de fesses avec Demi Moore quand vous êtes tout seul, c’est déjà moins marrant.

Alexandre avait changé et nos rapports aussi du même coup. On se disputait plus trop, on se parlait moins. Il était tracassé et pas souvent de bonne humeur. Il s’engueulait même avec les parents. Un matin, je suis allé le voir alors qu’il lisait un truc sur la Guerre de Sécession ou sur l’histoire du Cambodge, un truc chiant quoi. Je lui ai dit : « Totem, c’est quoi ton problème ? T’as des emmerdes ? » Mon frère a fermé son bouquin, levé la tête et m’a regardé dans les yeux. « Ouais. Je suis amoureux, bonhomme » m’a-t-il dit simplement. J’ai sauté sur l’occasion, trop content de renouer le dialogue avec mon idole. « Elle a de gros nibards, j’espère » lui ai-je demandé, en mettant mes mains à trente centimètres de ma poitrine. Totem s’est contenté de sourire avant de reprendre sa lecture.

Et puis arriva le jour qui allait tout bouleverser entre nous.

C’était le 12 octobre 1998. Marrant la mémoire, quand même. On se rappelle de trucs d’il y a longtemps et on est pas foutu de savoir ce qu’on a bouffé la veille. C’était un de ces soirs chiants comme la pluie. Je me trouvais à nouveau tout seul avec mes vieux. Mon père mangeait sa soupe de potiron en faisant un bruit pas possible et ma mère consolait au téléphone une de ses copines du bureau. « Les hommes c’est de la loterie, Carine. T’as pas tiré le bon ticket, c’est tout ». De quoi tu parles maman hein ? De quoi ? Regarde-le ton billet en train de bouffer son potage et réponds-moi : alors, bonne pioche ? Enfin bref. Après le dîner, mon père s’est levé et s’est dirigé dans la cuisine pour prendre la poubelle. Allez savoir pourquoi je me suis proposé pour la descendre. C’est peut-être rien pour vous, mais en ce qui me concerne c’était un putain d’évènement. J’ai jamais descendu la poubelle de ma foutue vie. Jamais. Mon père m’a regardé comme s’il venait de croiser Elvis.

J’ai pris le sac d’ordures que j’ai balancé derrière mon dos comme un baluchon et je suis sorti. Une fois arrivé dehors, j’ai lâché le sac. Non pas dans une benne comme il aurait fallu, mais là, juste à mes pieds : à quelques mètres devant moi, mon frère était en train de rouler une pelle à un mec.

Depuis ce soir-là, Alexandre a fini d’être mon super héros. « Totem » a fini d’être « Totem » pour devenir qu’un vulgaire pédé ; le genre d’individu que je fuyais et que je chambrais de temps en temps avec des potes.

Pendant plusieurs mois, je l’ai évité comme la peste. Je me serais fait ouvrir la tronche par des skinheads que je lui aurais pas demandé de l’aide. Que dalle. Plutôt crever. Point barre.

Naturellement, les copains ne loupaient pas une occasion de se foutre de ma gueule. « Comment va ta tarlouze de frère ? Qui va mordre l’oreiller ce soir, lui ou sa copine ? ». Devant eux je rigolais, mais à l’intérieur, putain, je souffrais. Ouais, j’avais mal d’être humilié comme ça. Mal d’être trahi par lui. Par mon propre frère. Comment avait-il pu me faire ça ? J’avais un putain de poignard enfoncé entre les omoplates. Vous pouvez pas imaginer ce que ça fait, alors allez vous faire foutre. Vous vouliez que je sois compréhensif, que je sois content, que je tape des pieds d’avoir un frangin homo ? Je pouvais pas. Désolé les gens, je suis pas paramétré comme ça, moi. Je suis un pauvre naze qui bande sur une paire de seins, qui est dopé à la Kanter et aux séries Z et qu’à jamais tenu dans ses mains qu’un menu Pizza Hut. Ça vous pose un problème ? Allez vous plaindre au billet de loterie qui se trouve à côté de vous et qui me fusille du regard depuis le début.

Alexandre avait remarqué mon changement de comportement, mais il essayait de faire comme si de rien n’était. Quand il me parlait je répondais par un grognement sans même le regarder. Je voyais bien qu’il essayait d’être plus présent et plus disponible pour moi. Souvent il voulait m’emmener au cinéma (« le dernier Steven Seagal si tu veux ! » qu’il me disait) ou au restaurant alors qu’il déteste les deux. J’ai toujours refusé en trouvant des excuses à la con. La vérité est que j’avais pas envie qu’on me voie avec lui. J’avais honte de lui, de ce qu’il était. « Tant pis » disait-il en me tapotant le visage. J’attendais qu’il soit parti pour m’essuyer la joue.

Même si je voulais pas l’admettre, Alexandre avait l’air heureux. Vraiment.

Je l’avais jamais entendu rire aussi souvent. Ça me rendait cinglé.

Il avait rapidement décroché un job dans une boite d’informatique et il avait l’air de s’éclater. Il était toujours avec le même type. D’ailleurs, il est parmi vous, je le vois, là, à droite, avec une veste noire.  Il s’appelle Marc. C’est la première fois que je prononce son prénom. Je peux maintenant.

Moi, je faisais du surplace. Je galérais aussi bien avec mes études qu’avec ma copine de l’époque. Pas vraiment la fée Clochette. Et camée avec ça.

Une sale période. Je me souviens pas d’avoir été aussi malheureux.  

Alexandre quitta la maison un beau jour pour aller vivre avec son mec. Ils ont acheté une maison à Saint-Quentin en Yvelines, à Montigny-Le-Bretonneux exactement. Je restais avec mes parents, ma colère et mon couteau planté dans le dos. Il venait nous rendre visite, parfois accompagné, parfois pas. Je m’arrangeais pour pas être là. J’avais pas envie de le voir ou qu’on se parle. J’avais fait une croix sur mes souvenirs avec lui. J’avais tiré un trait sur nos bastons d’anthologie, nos discussions automobiles et nos exploits sexuels avec les stars du show-biz. Plus de « Totem ». Plus de frère. Plus rien.

Deux ans plus tard, j’ai rencontré Aurélie. Le coup de foudre. Le genre de truc qui vous coupe les guiboles et vous terrasse sur place. Marrant le coup de foudre. Marrant et complètement bigleux. Ça arrive vraiment à n’importe qui, même aux ploucs comme moi.  

Je me suis tiré de la maison et moins d’un an après j’étais marié. J’avais organisé une soirée toute simple dans un vieux garage. Y’avait quelques potes. Mes parents sont arrivés en retard et sont pas restés longtemps. Mon frère n’était pas là. La veille, il m’avait appelé et m’avait demandé si je tenais vraiment à qu’il soit présent. J’ai pas répondu. « C’est peut-être mieux que je sois pas là » m’a-t-il dit en rigolant. Alors, il est pas venu.

Pendant les trois ans qui ont suivi, on s’est pratiquement pas vu et à peine parlé.

L’année dernière, ma mère m’a téléphoné pour aller manger un soir avec eux. Seul. Je me suis pas méfié. Quand je suis arrivé, mon frère était là. J’ai eu un choc. Il avait beaucoup maigri et semblait très fatigué. Mais il était toujours aussi beau. Aujourd’hui, je crois qu’il existe des beautés qu’aucune saloperie au monde ne peut abîmer. Alex s’est approché de moi et comme pour me saluer, il m’a filé une petite claque sous le menton. C’était une tape minuscule et pourtant, de toutes les tartes qu’il m’avait collées, c’est celle-là qui m’a fait le plus mal. On a échangé trois mots pendant le dîner. J’avais une boule dans la gorge. Elle m’a pas quitté de la soirée. À la fin, il a voulu me raccompagner chez moi. Bien sûr, j’ai pas accepté. Il a rien dit. Il a juste souri et m’a ébouriffé les cheveux.

Huit mois après, le Sida emportait mon frangin. Et moi, j’ai vu que du feu.

Je vous vois tous assis sur ces bancs dans cette église silencieuse. Vous me regardez bizarrement. Rien à cirer de ce que vous pensez de moi. Rien à foutre. J’ai besoin de personne pour me sentir minable.

J’ai encore pas mal de trucs à dire avant de partir. Mais pas à vous. À lui.

Je voudrais lui dire que je… me suis ruiné en achetant une Ferrari. Les Lamborghini, il a raison, c’est de la merde. Lui dire qu’Aurélie a réussi à me traîner dans un musée. Celui de la céramique ou de la porcelaine, je sais plus. Je me suis bien fait chier là dedans. Je me bagarre encore un peu, mais je manque de renfort. Lui dire que j’ai pas effacé son numéro de portable. J’y arrive pas. Mais surtout, j’aimerais…. j’aimerais lui dire que… voilà… Je vais bientôt être papa. Marrant la vie. N’importe qui peut être papa. Ça vous tombe sur le coin de la gueule et ça vous change l’existence.    

Voilà, j’ai fini de parler.

Totem, si tu pouvais me voir, tu verrais que je me débrouille bien. Tu verrais aussi que j’ai vachement grossi et que j’ai l’air d’un con dans ce costume, aujourd’hui. Mais, avant tout, si tu pouvais me voir, je pense que tu regarderais mes yeux et… et que tu comprendrais.

Oui, mon frère, tu viens de gagner ton pari.

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