TOUCH Rédemption SUITE
Danielle Guisiano
(c) Dépôt légal 2012, tous droits réservés.
Extrait de TOUCH Rédemption édité chez ATINE NENAUD
Lorsque j’ouvris les yeux, je sus instantanément ce que j’espérais de cette journée : le déjeuner avec Molly. La douche, les babillements de ma sœur sur sa future soirée, les équations arithmétiques compliquées de Monsieur Wurfz, le prof de math, n’y changèrent rien. Je décomptais les minutes restantes sur ma montre et l’impatience me gagnait.
L’école de musique se situait derrière la paroisse. Je reconnus bien des personnes ayant participé à la fanfare de la veille. L’ambiance était bon enfant. Tous ces musiciens étaient amateurs et les niveaux qui divergeaient d’une personne à l’autre n’empêchaient pas une entente toute en symbiose. Molly demeurait étrangement silencieuse. Elle me lançait de petits regards inquiets en espérant que j’oublierais sa promesse. Moi, j’attendais l’heure du déjeuner avec une surprenante maîtrise. Lorsque tous les participants s’éparpillèrent, je proposai à Molly de nous rendre dans un fast-food en ville. Dès que nous fûmes installées sur une table à l’écart je lançai l’offensive. Satisfaite, je rivai mon regard sur elle avec l’air d’un chat convoitant une souris.
— Arrête, me dis Molly, j’ai l’impression de te voir te lécher les babines.
— Il y a un peu de ça.
— Oh Lily, ne me dis pas que toi aussi tu as succombé au charme de Jason ?
Je me tortillai sur la chaise en lui rappelant que ça n’était pas le sujet de la conversation. De plus son attitude, la veille au soir, avait été froide et limite impolie.
— C’est Jason, c’est tout. Il est méfiant. Il a souffert des commérages.
— Alors, commence donc par le début.
— Il faut d’abord que tu imagines le contexte. Jason est issu d’une grande famille de banquiers, implantée depuis plusieurs décennies dans la région. Une famille de colons reconnue et respectée. Il a trois frères plus âgés que lui qui ont tous construit leur avenir dans l’affaire familiale, bonne éducation, grandes écoles. Jason aurait dû suivre le même parcours, mais à la crise d’adolescence, il a tout renié en bloc, son statut privilégié, sa famille « friquée ». Alors, il a commencé à déconner grave en sombrant dans l’alcool et la drogue. Il traînait avec les pires résidus de la société et il n’était pas rare que son père soit obligé de le récupérer chez le shérif du comté.
Sans s’en rendre compte, Molly avait baissé le ton. Je du tendre l’oreille pour entendre la suite.
— La belle société jasait, tu sais, la réputation de la famille Fitzgerald fut sérieusement entachée par le cadet. Les commérages allaient bon train. Sa famille songeait vraiment à l’exiler, mais ils n’en eurent pas le cœur ou pas le temps. Certainement à cause d’Adélaïde, sa grand-mère, elle a dû s’y opposer. Elle a toujours cru en Jason.
Elle me lança un petit regard malheureux en avalant un verre d’eau. C’était comme si le début de sa narration l’avait assoiffée.
— Malheureusement le pire était à venir, prédit-elle d’une voix morne. J’en eus la chair de poule.
—Il s’enticha d’une fille de deux ans son aînée qu’il suivait comme un petit toutou. Ils étaient toujours fourrés ensemble et on finit par ne plus les voir l’un sans l’autre. Tao était encore plus rebelle que lui, elle était de la réserve Salmons. Autant te dire que la populace s’est déchaînée.
— Pourquoi déchaînée ? Il perdure des conflits entre les communautés ?
— Ce qu’il faut que tu saches c’est que les autochtones et les colons se tolèrent à peine. C’est historique, il s’agit des grandes rancœurs de la colonisation. Les terres Salmons s’étendent des abords du lac à la sortie de la ville. Les Indiens ont toujours souhaité préserver leur organisation sociale et culturelle et les plus anciens continuent à vivre en marge de notre société.
— J’ai cru comprendre que certaines de leurs terres avaient été confisquées ?
— Oui, et en contrepartie ils ont pu aménager leur territoire et possèdent maintenant leur propre collège. Néanmoins, certains enfants issus de la nouvelle génération ont choisi de vivre en ville et s’y sont plus ou moins bien intégrés. Ils occupent des petits boulots, mais il est de moins en moins rare d’en croiser dans les administrations. D’ailleurs le nouvel adjoint du shérif est issu du peuple Salmons.
— Cette fréquentation était plutôt mal perçue, alors ?
— Oui, on peut dire ça, les communautés ont bien essayé de les séparer, mais ils fuguaient ensemble toute la journée puis revenaient escortés par la police. Rien n’y faisait, ils trouvaient toujours le moyen de se rejoindre. Et puis un soir du mois de juin, tout a basculé.
J’étais suspendue à ses lèvres.
— Que veux-tu dire ?
— Le pire c’est que personne ne sait exactement ce qu’il s’est passé. Jason et Tao ont disparu.
— Ils avaient encore fugué ?
— Non, non… Ils ont disparu ! Plus de nouvelles d’eux. Du jour au lendemain, c’était comme s’ils n’avaient jamais existé.
— C’est impossible, on ne disparaît pas comme ça, ils avaient dus se cacher.
Molly jeta un coup d’œil nerveux à un couple qui passait près de notre table. Elle attendit qu’ils s’éloignent pour continuer.
— On les a vus partir ensemble, certains dirent qu’ils se dirigeaient à pied vers les vestiges sacrés de la réserve indienne. D’autres croisèrent Jason en ville, ils affirmèrent qu’il était seul et complètement saoul. Ce qui est sûr, c’est qu’au matin personne ne sut ce qu’il était advenu d’eux. Ils étaient mineurs et la famille de Jason a lancé des recherches. La police du comté a fouillé la forêt, les repères connus des junkies, mais rien. Aucune nouvelle, aucune trace, comme volatilisés. Certains dirent même que les chiens qui tenaient une piste aux abords du territoire indien se seraient enfuis en pleurant, refusant de continuer la traque.
Molly ménageait ses effets. Je me sentis frissonner. Je ne comprenais pas que la vérité n’ait pas éclatée puisque j’avais vu, de mes yeux, Jason en personne la veille au soir.
— Mais enfin, Jason ne s’en est pas expliqué ?
— Pourquoi l’aurait-il fait ? Personne ne lui a rien demandé. Quelques semaines plus tard, une rumeur s’est propagée. Jason aurait été retenu par les Salmons. Thomas, son père, et le mien se sont rendus chez le shérif pour inspecter la réserve.
Soudain Molly se tut. Son regard se planta dans le mien et j’y décelai de l’hésitation et de la crainte.
— Ce que je vais te confier doit rester entre nous, car les seuls témoins de la scène furent ces trois personnes et je sais que nul n’en a jamais parlé. J’ai surpris une conversation entre Thomas et mon père ce soir-là.
Elle reprit sa respiration et continua.
— Je ne sais pas pourquoi je te confie cela, je n’en ai jamais parlé à personne et pourtant j’ai le sentiment que tu dois savoir.
Son regard sonda à nouveau le mien.
— Je resterai muette quant à cette conversation. Mais je me sens un peu mal à l’aise.
— Moi aussi, j’y ai souvent repensé depuis et je reste persuadée que Jason n’avait rien fait de mal.
— De mal ? Pourquoi de mal ?
— Parce que Tao n’a jamais réapparu.
Un poids me tomba subitement sur l’estomac. J’eus du mal à avaler la portion de pâtes que j’avais portée à ma bouche. Je repoussai mon assiette, complètement écœurée à présent. Il me vint à l’idée que mon amie me faisait une mauvaise farce, histoire de bizuter la nouvelle, de m’effrayer. Mais son visage blafard révélait son malaise. Elle ne mentait pas, elle était bouleversée.
— Que s-est- il passé avec le shérif à la réserve ?
Elle avala sa salive.
— Je vais te raconter ce que j’ai cru comprendre, n’oublie pas que je n’étais pas présente. A leur arrivée, le chef les aurait accueillis et les aurait accompagnés à la maison aux esprits, la demeure du chamane. Jason était là, couché et inconscient. Le sorcier aurait expliqué qu’il l’avait retrouvé ainsi sur le tertre sacré de leur tribu et que depuis plusieurs jours Jason naviguait dans le monde des esprits entre la vie et la mort. Je me souviens de Thomas, sanglotant auprès de mon père, lorsqu’il décrivait les blessures corporelles que son fils avait subies. Je me rappelle ses termes : « comme si un monstre griffu s’était acharné sur lui. »
Des frissons glacés me descendirent jusqu’au bas des reins. Molly était de plus en plus blanche.
— Mon dieu, Molly, de quoi me parles-tu ?
— Personne ne sait. Mais Thomas, désespéré, a accepté de laisser son fils aux mains du sage. Il a pensé que lui seul pourrait l’aider à guérir. Aussi les recherches furent-elles abandonnées. Les Fitzgerald ne parlèrent plus de Jason, mais nous savions qu’il avait survécu. On l’apercevait quelquefois dans la réserve où il passa deux longues années en compagnie du chamane. Ce fut une omerta. On le savait en vie, mais on ne le voyait pas.
Elle se redressa, son visage s’assombrit.
— Non, mais regarde-toi, tu n’as plus aucune couleur tant tu es pâle !
— Continue Molly ! Qu’est devenue Tao ? Insistai-je d’une voix étranglée que je reconnus à peine comme la mienne.
— Quant à Tao, plus aucune trace.
Un silence pesant s’imposa. Puis elle reprit d’un débit saccadé, comme pressée d’en finir
— Je ne saurais dire pourquoi il resta si longtemps là-bas. Après l’apogée, les commérages se turent, faute de mieux. Certains dirent que Jason avait choisi d’être indien et qu’il avait renié les siens ; d’autres qu’il avait violenté et tué Tao et que sa dette envers la réserve ne serait jamais payée ; qu’il n’avait pas d’autres choix que d’y demeurer. Chacun y allant de sa version. Mais à 17 ans, Jason revint dans sa famille. Il portait les cheveux longs et quelques tatouages. Il ne demeura pas longtemps ici, il partit d’abord au Canada, puis en Europe. Entretemps, il fit quelques passages dans notre communauté et réintégra même Wildcock une dernière année pour son diplôme de fin de cycle. Depuis il poursuit des études en botanique.
J’étais sidérée par ce que je venais d’apprendre. Jason était un fantôme rescapé d’un coma, peut-être avait-il même vécu une expérience de mort imminente ? Le plus inquiétant était sa petite amie. Que lui était-il arrivé ?
— Il y en a eu d’autres ? demandai-je, inquiète.
— D’autres quoi ?
— D’autres disparitions inexpliquées, des gens blessés dans des circonstances mystérieuses ?
— Non, pas d’autres jusqu’à présent.
— C’était quand ?
— Il y a cinq ans.
— Les légendes ont la peau dure. Comment est-il considéré maintenant ?
— Certains, comme ma famille, l’ont accueilli les bras ouverts, persuadés qu’il a été victime plutôt que bourreau ; d’autres sont toujours méfiants à son égard parce que l’énigme n’a pas été élucidée. Mais une chose est sûre, tout ce mystère le rend intéressant. Et la rumeur continue de courir. Un jour il est Dieu, le lendemain il est Diable, mais il ne laisse personne indifférent.
Je me rendis compte que Molly avait méthodiquement réduit en charpie sa boule de pain. Absorbée par sa narration, elle n’avait rien avalé. Elle me fit un petit sourire et ajouta.
— Un bien lourd secret à porter, je suis heureuse de l’avoir partagé.
.../...
Les premières foulées furent les meilleures, me détendant tandis que je me perdais dans les songes, la tête encore bouillonnante des révélations de la journée. Mon baladeur MP3 sur les oreilles, je m’enfonçai dans le sous-bois qui jouxtait la maison, toute absorbée par la profusion d’émotions qui balayait mon esprit. Je sentais mon corps s’animer, mon sang circuler dans les muscles et chaque effort supplémentaire me remplissait d’aise. Puis les sens en alerte, je réalisai que j’avais commis deux grossières erreurs. J’avais quitté la maison sans prendre le temps de me repérer, empruntant le premier chemin venu et surtout j’avais oublié mon portable. Tout à l’ivresse de ma course, je n’avais même pas idée du temps écoulé depuis mon départ. Je m’arrêtai net, soudain inquiète. La forêt s’était assombrie, elle était plus dense et me parut moins hospitalière. Comment avais-je pu oublier où je me trouvais ? Je n’étais plus dans mes collines de garrigue où les arbres pelés peinaient à faire de l’ombre. J’étais au fin fond des Rocheuses, dans des bois denses et inquiétants, entourée certainement de toute une faune sauvage inconnue et peut- être dangereuse. Les paroles de Molly me revinrent à l’esprit : « comme si un monstre griffu s’était acharné sur lui ». Au même instant, je dus débusquer une espèce de gros volatile qui s’enfuit en froissant les buissons. La terreur me contracta le ventre et atteignit son paroxysme en un hurlement muet. Le cœur battant aux oreilles, je m’obligeai à me calmer. Inutile de s’alarmer, j’avais suivi une trajectoire droite et dégagée, il suffisait de rebrousser chemin. Mais les arbres s’étaient refermés sur mon passage, nulle trace d’un chemin marqué. Les branches se balançaient mollement au gré du vent. Elles semblaient me narguer en affichant leur suprématie. Face à ce constat, mon sang ne fit qu’un tour : j’étais perdue.
Perdue, seule et terrifiée. Je continuai lentement essayant de trouver des repères. Au-dessus de la cime des arbres, le ciel s’annonçait encore clair. Cela me rassura, la nuit ne viendrait pas tout de suite. Sur ma droite, culminant, j’aperçus un éperon rocheux qui me parut être un point suffisamment élevé pour avoir une vue d’ensemble. Je m’escrimai à atteindre le sommet. Cela me prit du temps, me griffant les bras et les joues au passage, y laissant à force d’acharnement quelques ongles. Mais la récompense valait l’effort. Dès que je fus au surplomb, je découvris l’autre versant en pente douce. Une sente sinuait au travers de petits arbustes et plus bas une frange de bitume, noyée dans le labyrinthe feuillu se dévoila à mon regard. Une route, il s’agissait d’une route. Je dévalai la pente, m’agrippant aux épines et aux branches, me rééquilibrant tant bien que mal, évitant la chute. Je n’étais pas très loin en fait, et gagnai rapidement la lumière. La chaussée m’apparut dans sa globalité. Elle serpentait sous la frondaison des arbres. Je n’avais pas de perspective pour décider où me diriger, droite, gauche ? Je pris la direction qui me parut être la meilleure, à rebrousse-chemin. La confiance revenue, je marchai d’un bon pas, espérant retrouver au plus vite un repère connu.
J’entendis la musique de leur radio hifi avant d’entendre le moteur de la camionnette. Au détour du virage apparut une vieille Chevrolet verte à hayon qui semblait dater de la guerre. Sur le plateau arrière plusieurs jeunes gens braillaient sur du Rapp lancé à tue-tête. Le véhicule ahanait et avançait péniblement chargé d’au moins une demi-douzaine d’adolescents indiens. Certains fumaient ce qui me sembla être d’énormes cigares, d’autres accrochaient leurs lèvres à des cannettes de bière, le tout dans une cacophonie délirante. Lorsqu’ils m’aperçurent, ils hurlèrent de concert, s’apostrophant et se bourrant les côtes. Ils sifflèrent et m’invectivèrent, échangeant des plaisanteries douteuses.
— Eh toi, commença le plus téméraire, il portait un tee-shirt et un pantalon délavé couvert de tâche, t’es seule ?
Me détournant aussitôt, je pressai le pas. Le véhicule circulait à contre-sens. Mais le conducteur s’arrêta et se pencha par la portière. Il lança un sifflement admiratif qui déclencha aussitôt des rires gras.
— Elle est bonne, continua un autre.
— Eh ! Ne pars pas ! Attends, viens faire la fête avec nous.
J’avais relevé le fait qu’il ne s’agissait que de garçons à peine plus âgés que moi.
— Elle a peur, reprit un troisième.
Et cette constatation, loin de les calmer, sembla exciter leur convoitise.
— J’aime bien quand elles se débattent un peu, exprima le premier. La clameur reprit de plus belle. Je hâtai le pas, mais certains déboulèrent de la camionnette et commencèrent à me pister en ricanant.
— Alors chérie, pourquoi t’es si pressée ? Si tu montais avec nous, on serait gentils, très gentils.
La respiration haletante, la gorge sèche, je me mis à courir en zigzag tandis qu’ils s’esclaffaient bruyamment. Je crois que ma traque les amusait encore davantage.
Puis, elle surgit face à moi, montant à vive allure, la Nissan noire que j’avais repérée sur le parking du stade. Elle freina et se mit en travers m‘évitant de justesse. Mes larmes se libérèrent toute à la joie de la reconnaître. Le conducteur s’extirpa vivement de l’habitacle et avança d’une démarche intimidante vers la Chevrolet et ses locataires.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? lança-t-il d’une voix furibonde.
— Eh Jason ? s’exclama le conducteur, de retour ?
— Vous foutez quoi là, les gars? continua mon sauveur, glacial.
— Rien de mal, on rigole un peu.
Ils s’étaient regroupés et avaient réintégré le véhicule, visiblement impressionnés.
— C’est un jeu pour vous ? Et toi, Jessie, ta mère sait que tu traînes avec cette bande ?
Il se tenait à distance, les jambes bien campées, légèrement écartées. Le garçon interpellé baissa la tête et se fit plus petit.
— Y a rien Jason, insista le conducteur.
— Dis-moi Billy, reprit-il, Samson sait ce que vous fumez ? Aussitôt ce que j’avais pris pour des cigares furent éteints et jetés à terre.
— Dis donc, répondit l’interpellé, t’as été jeune aussi, non ?
Jason émit une sorte de râle préventif.
— C’est bon les gars, on s‘arrache, lança Billy à la cantonade.
Il remit le moteur poussif en route et démarra lentement. Je fus soudain secouée par des tremblements de la tête aux pieds et dus m’asseoir par terre pour ne pas tomber. Mon protecteur s’approcha, inquiet.
— ça va ? demanda t-il d’une voix tranchante teintée de colère. Je hochai la tête, dépitée.
— Rien de mal ? insista-t-il.
Je croassai un « non » pathétique, les larmes roulant toujours sur mes joues. Il secoua la tête, visiblement peu convaincu.
— Lily, c’est ça ? Tu es l’amie de Molly.
J’opinai lamentablement.
— Peux-tu te relever ?
Il n’esquissa aucun geste pour m’aider, mais il tint la portière ouverte et me fit signe de monter.
— Je te ramène, affirma-t-il sans discussion possible.
Je m’écroulai plus que je ne m’assis sur le siège passager imprégné de son odeur si singulière. L’habitacle me parut un havre de paix. Il y faisait tiède, la radio diffusant la musique classique qu’il écoutait auparavant, je reconnus les nocturnes de Chopin. Je fis immédiatement le lien avec ce qu’il jouait l’autre nuit à Whitworth. Je m’autorisai enfin à respirer normalement le temps qu’il contourne le véhicule et s’installe au volant. Il manœuvra habilement et en silence. J’observai ses mains, longues, fines et musclées à la fois. Je n’avais pas oublié le prodige qu’elles étaient capables de réaliser : tirer des notes moirées et suaves d’un instrument sans vie. Un spasme noua soudain mon estomac. Mes prémonitions, si vives en France, m’avaient lâchée. Moi qui me targuais de prévoir les évènements, je n’avais rien vu venir et j’en ressentis un vif dépit. Cependant, ma différence, qui s’était mise en sommeil, sembla s’éveiller subitement. Ce fut à cet instant-là que je le sentis pour la première fois : un fluide bienfaisant et inquiétant à la fois. Interdite, j’analysai une chaleur diffuse, presque palpable se propager dans le véhicule. Mon conducteur se figea brusquement et me jeta un regard en biais, inquisiteur. Je gardai le silence, subjuguée par la douce euphorie qui me gagnait. Mon cœur s’emplit de cette volupté avec bonheur. Je n’avais jamais rien ressenti de tel. Incrédule, j’inspirai cette sensation nouvelle et grisante, me remplissant les poumons et le corps, haletante. J’observai mon compagnon, ses traits étaient fixes, ses lèvres pincées, comme s’il faisait un effort pour supporter ma présence ou lutter contre quelque chose. Ses prunelles étaient de glace et ses poings se contractaient avec force sur le volant. Sa conduite se fit plus brusque et heurtée. Je compris alors que lui aussi était réceptif aux effets de cette onde tiède, mais qu’au lieu de s’y abandonner, il luttait contre. Toute à cette observation, je ne vis pas que nous étions arrivés chez moi sans que je ne lui indique la route. Il stoppa, ouvrit la bouche pour parler puis se ravisa et se tourna vers moi. Mon cœur battait la chamade, la perfection de ses traits m’explosait au visage. Déconcerté, il m’observait, sur la défensive.
— Tu dois être plus prudente, Lily, dit-il d’une voix altérée. Que faisais-tu seule sur la route de la réserve ?
— Euh … Je ne savais pas que c’était…
Il me coupa sèchement.
— Tu n’as pas vu les panneaux indicatifs, pourtant il n’y a aucun doute là-dessus.
— Non, je suis arrivée par les bois, je me suis égarée et…
Sa voix devint blanche, ses iris passant du bleu au noir.
— Que dis-tu ? Tu étais dans les bois ?
Je hochai la tête, penaude.
C’est avec une rage rentrée qu’il m’assena les mots comme des coups de poignard.
— Les bois sont dangereux, il y a des menaces que tu ne peux même pas imaginer ; ce n’est pas un terrain de jeux pour jeune fille en mal de sensation.
Il me sermonnait comme l’aurait fait mon père, mais je ne souhaitais pas qu’il se substitue à mon père. Je voulais retrouver ce sentiment de sécurité et de bien-être que j’avais ressenti quelques instants plus tôt. Je voulais qu’il me regarde d’un autre œil, qu’il me voie. Je réalisais, abasourdie, que son opinion sur moi m’importait, que sa présence et son magnétisme m’enivraient. Qu’il le veuille ou non, il m’avait ravi le cœur et je manquai défaillir face à cette constatation. Nos regards s’attachèrent un instant, restant suspendus, cousus l’un à l’autre. Mon souffle syncopait, ses lèvres frémissaient. La bulle enivrante nous enveloppa de nouveau, nous plongeant dans un doux songe où murmuraient nos âmes. Mais subitement, il rompit le lien et se détourna.
— Tu es arrivée chez toi.
Je compris qu’il souhaitait que je m’en aille, à présent. Mes doigts s’attardèrent sur la poignée de la portière et je m’extrayais le cœur lourd. Le froid me saisit et je frissonnai, enroulant mes bras autour de mon corps. Il avait déjà remis le moteur en route et s’apprêtait à démarrer.
EXTRAIT DE TOUCH REDEMPTION à découvrir sur www.enattendantlorage.org
C'est à dire ???
· Il y a environ 12 ans ·Danielle Guisiano