Toujours plus haut (2/3)

pacemaker

Nul n'est exempt de jalousie

-    Reggie encore une quinzaine de mètres, prends ton temps.

­-    Roger, Liz.

Reginald James Parker II, ingénieur de vol de l'expédition 33 de l’ISS, grand gaillard afro-américain d’un mètre quatre-vingt à la quarantaine bien dépassée, se laissait lentement glisser le long de l'armature principale de la station. De ses doigts boudinés par des gants pressurisés, il caressait la surface blanche encadrée par trente mètres de panneaux solaires. À l'intérieur du scaphandre de fabrication américaine il avait de plus en plus chaud, et suait à grosses gouttes.

­-    Reggie ? Sa radio fit entendre un clic caractéristique à la fin de la transmission. Il était beaucoup moins doux et mélodieux que celui de la radio UHF de la station. C'était une communication VHF de Houston.

­-    Je vous écoute Houston, souffla-t-il.

­-  Ici Bruce (la voix du médecin de vol, celle que tout astronaute déteste) ton rythme cardiaque est un peu rapide et on t'entend souffler ici, tu te sens bien ?

­-   Salut Bruce, oui ça va. I’m ok. Juste, ces combis sont merdiques les gars, désolé de vous le dire. Les Orlan sont plus légères, et les gants sont vraiment mieux, on a beaucoup moins d'efforts à faire, répondit Reggie avec assurance.

Bien sûr la raison de son état était tout autre, mais Houston ne devait se douter de rien, c'était primordial.

­-    Bon ok Reggie, répondit le médecin, qui poursuivit après quelques secondes de discussion à voix basse. Ecoute, tu n'as plus que le transpondeur à réparer, il est sur le segment suivant. On te propose de faire une pause ici. Vérifie tes liens et laisse toi flotter quelques minutes, ferme les yeux, nous couperons les communications.

La voix du médecin était trop douce. Ils devaient être inquiets. Et Reggie ne voulait absolument pas que Houston s'inquiète. Pas tout de suite.

­-    Oui ok, c'est une bonne idée. Liz, vous avez entendu ? Je stoppe une dizaine de minutes.

Le click plus léger de la radio de la station se fit entendre, avant de laisser place à la voix rassurante de Liz:

­-    On a entendu, repose-toi un peu.

­-  Ok Reggie, reprit le médecin, dix minutes off pour toi. Houston over.

Après avoir vérifié le système d’attache principal, ainsi que la sangle de secours, Reggie relâcha son étreinte sur l'une des nombreuses barres entourant les modules de la station. Détendant tous ses muscles, il s'éloigna de quelques centimètres à peine, propulsé par l'infime mouvement de ses mains.

Face à lui, l'immensité, la multitude, l’infini. Il flottait comme un fœtus attaché à sa mère, à cela près que l'espace était tout sauf un environnement rassurant, chaud et nourricier. C'était même tout l'inverse : un endroit froid, peuplé de radiations, de champs magnétiques et de particules propulsées à grande vitesse par le soleil, qui passaient au travers de l'astronaute pour aller s'écraser contre les couches inférieures de la magnétosphère terrestre.

Reggie ferma les yeux, il était important qu'il se calme réellement, c'était là le seul moyen d'enlever tout soupçon aux huiles de Houston. Il avait une mission importante aujourd'hui, la plus importante de toute sa carrière. Une mission qui ne lui avait pas été assignée par la NASA.

Toute l'existence de Reggie l'avait destiné à devenir astronaute. Né le jour du décollage de la dernière mission Apollo, il n'avait jamais envisagé d'autre horizon que les étoiles pour ses ambitions. Membre brillant de la chasse, il avait pourtant failli devoir renoncer à tous ses espoirs lorsque l'avenir spatial de l'homme avait été remis en question au cours des infinies discussions qui devaient aboutir à la construction de l'ISS.  Il aimait profondément cette station, et avait fait partie de l’équipage de deux qui avait pris place dans sa première version habitable, composée alors d’à peine trois modules pressurisés sur la quinzaine qu'elle comptait à ce jour.

Les yeux clos, il sentait son cœur ralentir, s'astreignait à de longues et profondes inspirations suivies d'interminables expirations. Il respirait un oxygène presque pur à l'odeur chimique qui ne le dérangeait plus depuis longtemps. Aucun bruit ne se faisait entendre autour de lui mis à part le souffle filant qu'il sentait dans sa nuque. Sa radio coupée, il était seul face à son rêve d’enfant. Ses songes le replongeaient dans toutes les étapes de son existence et lui procuraient un véritable sentiment de bien-être. Il était calmé. Houston serait content. Et lui aurait sa revanche.

L'euphorie que lui avait conférée son accession au statut d'astronaute avait laissé très vite place à un ressentiment que sa famille et ses amis ne comprirent jamais, et qu'il se garda bien d'exprimer en public lorsqu'il exerçait ses fonctions. Reggie n’acceptait pas le désintérêt croissant de la population mondiale pour la conquête spatiale. De conquête, il n'était d'ailleurs plus question, puisque les quelques projets de retour sur la lune avaient laissé place à des programmes d’exploration martienne robotisée.

Reggie avait aussi mal vécu l'amarsissage de Curiosity que la charade médiatique faite autour du saut de Felix Baumgartner. Pour faire rêver et attirer l'attention de la planète, fallait-il donc désormais être un amas articulé artificiel sans la moindre intelligence, ou bien un kamikaze en ballon à l'intellect tout aussi discutable ?

Reggie ne parvenait plus à se souvenir de la dernière retransmission télévisée en direct faite par des astronautes. On n'entendait plus parler de la station ou de la NASA, que lorsque cette dernière s'illustrait par de lourdes erreurs, ou lorsque les habitants de la station avaient risqué la collision avec un astéroïde et s’étaient réfugiés en urgence dans leurs capsules Soyouz.

Et pourtant, cette station était si formidable. Un exploit technologique de tous les instants. Un royaume de la perfection comme il n'en existe pas sur terre. Dans l'espace, l'erreur est impossible, chaque geste est répété trois fois, chaque élément vérifié par une dizaine d'ingénieurs différents. L'homme était parvenu à assembler en orbite, 330 kilomètres au-dessus de sa tête, un passionnant complexe accueillant en continu 6 explorateurs, qui parcouraient 15 fois par jour le tour du globe. Mais cet exploit paraissait désormais peu important. Chaque année ou presque, un débat budgétaire chez l'un des états participants mettait en danger les futures évolutions de la station. Face à la crise économique, les gouvernants répondaient par une austérité bien éloignée du dispendieux rêve spatial.

Assombri par ces réflexions, Reggie avait ouvert les yeux. Sans s'en apercevoir, il avait effectué une lente rotation et faisait maintenant face à la terre qui défilait sous lui à plus de 7 kilomètres par seconde. De son poste d'observation unique il apercevait la mer de Chine, peuplée d'une poussière blanchâtre qu'il savait être des nuages de haute altitude. Eux avaient un rêve spatial, se dit-il. Un rêve conquérant, égoïste, tout un peuple ayant saisi cet incomparable moyen de s'affirmer. D'ici peu, ils annonceraient leur propre station, Reggie en était certain. Face à cela, que faisait-on en occident ? Des débats budgétaires. Comment avait-on pu oublier à ce point que nulle croissance n'est possible, nul homme ne va de l'avant, sans un rêve commun qui semble inaccessible ?

Un mouvement lent apparut dans la vision périphérique de Reggie. Sur sa droite s'approchait Yugo Komorov, son coéquipier pour cette sortie. Il devait avoir terminé sa tâche au bout du volet solaire. La radio grésilla et laissa place à sa voix étrangement féminine, masquant la force impressionnante de ce rude gamin élevé dans les violents faubourgs de Moscou.

­-   Alors monsieur, la sieste ça va ? Pinça-t-il dans sa mâchoire de carnassier.

­-     Ah, si je pouvais dormir ici tu sais ... au moins on n'a pas l'insupportable bruit de ventilation de la station, soupira Reggie.

­-      Da, c'est vrai. Mais faut dormir vite alors, il ne nous reste que 2 heures d'air monsieur (Yugo insistait pour appeler Reggie "monsieur", comme une marque de respect que ce jeune astronaute de 28 ans tenait à témoigner à son ainé).

­-     C'est vrai, soupira Reggie en lançant un dernier regard vers la Terre, il pouvait désormais apercevoir les îles Japonaises, à la lisière de la face sombre de la planète. Allez, ramène-moi.

Avec la même lenteur, le scaphandre à liserais rouges du russe s'approcha de la sangle de sécurité de Reggie et l'attira à lui en deux grands gestes (toujours ces mouvements calculés, amples et précis, répétés des dizaines de fois en piscine). En quelques secondes, Reggie sentit le contact rigide de l'armature de P4, quatrième tronçon bâbord de l'armature principale de l'ISS. Sur sa gauche, alors qu'il attrapait maintenant la barre la plus proche, il apercevait P5, le tronçon le plus éloigné. Là, à une quinzaine de mètres, sous un clapet blanc entouré de liserais rayés jaunes et noirs, se terrait le transpondeur défectueux que lui et son coéquipier devaient réparer.

C'était la dernière d'une série de 5 tâches à effectuer lors de cette sortie, chacune devant approximativement durer une heure, transfert compris, ce qui laissait une heure de sortie et rentrée aux deux cosmonautes, pour parvenir au standard de 6 heures.

Alors qu'il s'approchait du transpondeur après avoir repris contact avec un médecin beaucoup plus rassuré, Reggie répéta mentalement les manipulations à effectuer.

Il faudrait tout d'abord utiliser la visseuse qui flottait derrière Yugo afin d'ouvrir l'armature, puis de longs outils aux grosses poignées grises, afin d'ouvrir le boitier du transpondeur. Yugo retirerait alors la batterie à l'aide de ses tournevis automatiques, et la remplacerait par celle qu'il était allée récupérer dans l'une des réserves de pièces détachées arrimées à l'extérieur de l'ISS.

C'est alors que Reggie agirait. Sa dernière tâche, car cette sortie comportait 6 tâches pour lui, et non pas 5, la 6e étant énorme, titanesque, mais, croyait-il, pas au-dessus de ses moyens: rappeler au monde l'existence des astronautes, et redonner de la valeur à l'exploit quotidien qui était accompli sur la station.

Il avait pris sa décision quelques jours après le saut de Baumgartner. Après-tout, pourquoi avait-il, lui aussi, regardé ? Il ne se cacha pas la malsaine réponse : il voulait que Baumgartner échoue, que quelque chose cloche, qu'il parte en vrille et se tue, s'écrase comme une crêpe. Cela aurait montré au monde qu'on ne joue pas avec l'espace. L'immensité qui entoure notre microscopique planète doit être respectée. Nous vivons dans une oasis, cachée au cœur d'un désert hostile à l'espèce humaine. Franchir la stratosphère était la réalisation de plus qu'une nation, c'était celle de toute une espèce. Et Baumgartner avait voulu faire croire que cet exploit pouvait être accompli simplement du fait d'un évènement commercial. Reggie avait extrêmement mal vécu sa réussite, tout comme il n'avait pas supporté les quelques touristes spatiaux qui avaient pu passer une ou deux semaines sur la station en remplissant un siège vide dans une capsule Soyouz.

Alors une idée surgit dans son esprit. Si violemment qu'elle l'avait figé sur place. Il savait comment se venger de Baumgartner et autres touristes qui tentaient de faire oublier au monde la fonction scientifique et l'accomplissement philosophique des aspirations de la race humaine qui étaient le quotidien des astronautes, les vrais. Il se remémora l'épisode d'Apollo 13. Une semaine d'angoisse qu'avaient vécue ses parents, et que sa mère lui avait raconté en pleurs, l'implorant de ne pas persister dans sa volonté de partir pour la station. Une semaine durant laquelle pas une personne au monde ne s'était tenue au courant de ce qu'il advenait des trois hommes partis pour une destination qu’ils n’atteindraient jamais, et qui avaient toutes les chances de ne jamais revenir sur Terre. Une semaine qui avait vengé ces mêmes hommes, ignorés par les chaînes nationales et internationales, lors de leur transmission télévisée en direct depuis l'espace. Neuf minutes à peine après cette émission, l'un des réservoirs à oxygène de leur vaisseau explosait, et 88 heures d'angoisse mondiale débutaient.

Après l'amerrissage d'Apollo 13, la NASA avait connu une vague de candidatures comme elle n'en avait plus vu depuis les discours historiques de Kennedy, lançant son pays dans la course vers les étoiles. Reggie voulait recréer cela, il voulait qu'à nouveau chaque élève ingénieur, pas seulement des Etats-Unis mais du monde entier, rêve de devenir astronaute, ou de travailler sur un programme spatial, au lieu de se contenter d'apprendre les mathématiques financières pour travailler sur des produits boursiers.

L'homme ne levait plus assez la tête. Pressé par son quotidien, occupé à sa frénésie des communications, déprimé par plusieurs crises économiques, les années 60 et 70 lui semblaient un lointain passé heureux. Il serait aujourd'hui 20 fois moins coûteux de se rendre sur la Lune. Le moindre ordinateur de bureau est aujourd'hui plus performant que celui qui avait envoyé l'homme poser le pied sur son satellite. Il ne manquait que la volonté. Celle de relever le menton d'abord, d'observer l'horizon, de s'interroger sur la nature de cette ligne courbe qui se perd de part et d’autre du globe, prendre à nouveau conscience de la boule de magma, de terre, d'eau et d'air qui nous accueille, de sa solitude, et avoir à nouveau envie d'aller voir ailleurs si on y est. Non pas d'envoyer des robots, mais bien des hommes de chair et d'os qui parleraient d'une seule voix à toute leur espèce, pour leur conter les étrangetés, la beauté, mais aussi le danger de l'infini qui nous entoure.

­-      Attention!

La voix de Yugo avait rugi dans le casque de Reggie. C'est alors qu'il prit conscience de son erreur, le capot qu'ils venaient de retirer du tronçon, afin de découvrir le transpondeur, lui avait échappé des mains, et voletait désormais quelques mètres plus loin. Quelques mètres à peine, mais c'eut pu être un océan. Yugo et Reggie étaient impuissants. La pièce de métal brillant était perdue à jamais. Elle se consumerait dans l'atmosphère terrestre après quelques orbites. Le scaphandre accroupi de Yugo n'avait fait aucun mouvement, mais Reggie pouvait apercevoir le visage enfantin du Russe qui le fixait.

­-    Mais réveille-toi monsieur !

­-    Je ... je suis désolé balbutia Reggie, pris de court.

La radio produit un clic sourd.

­-    Reggie, Houston.

-    Je vous écoute, Houston.

-    Tu vas pouvoir tenir Reggie? De manière évidente ça ne va pas.

-     Si, si. Je vais bien.

­-     Reggie (la voix du médecin à nouveau), tu te souviens des 5 dernières minutes ?

­-    Oui, oui, nous avons retiré le capot. Puis j'ai mis les vis dans le sac attaché à ma jambe droite, et je tenais le capot à la main pendant que ...

Il ne savait plus. Il avait dû fermer les yeux, pris dans ses réflexions. Il venait de subir le même choc que le jour où son idée miracle l'avait frappée. Il s'était violemment heurté à la paroi de la station ce jour-là, obligeant Lizz à improviser trois points de suture. Aujourd'hui il avait laissé échapper une partie de la protection de la station. C'était gravissime. Il n'y avait pas de pièces détachées pour cela, il le savait. Il faudrait la faire fabriquer sur terre, et l'ajouter à la cargaison du prochain cargo orbital. Cela coûterait très cher. Un certain nombre de bureaucrates devaient être en train de hurler dans les bureaux de la NASA.

­-    Houston, vu qu'on n'aura pas à remettre le capot, je peux finir seul, dit calmement Yugo.

­-    Négatif, c'est une procédure à quatre mains.

­-    Désolé pour Reg', mais je crois bien que nous n'avons que deux mains effectives ici Houston.

Le silence se fit dans la radio. Reggie ne savait que dire. Cela aurait pu être une catastrophe pour lui, mais en réalité il s'agissait d’une opportunité. Houston allait le renvoyer vers la station. Il serait seul pour le retour, il aurait tout loisir d'accomplir sa mission. Il prit une grande inspiration d'oxygène qui emplit ses poumons d'une fraîche sensation de puissance.

­-    Nous sommes dans le module Quest, avec le kit médical, prêts à réceptionner Reggie, dit la voix calme de Lizz.

­-   Bien, Reggie, retourne aussi vite que possible dans la station, dit calmement le chef de mission. Le médical pense que tu es peut-être victime du mal de l'espace. Yugo, tu finis le remplacement de la batterie, et nous allons mettre en place une nouvelle sortie dans quarante-huit heures pour venir couvrir cette section en attendant un nouveau capot.

­-      Roger, répondirent en chœur Reggie et Yugo.

Il y eut un temps pendant lequel Reggie ne bougea pas, puis, lentement, il entreprit un quart de tour pour faire face au reste de l’ISS.

­-      Bonne route monsieur, lança le russe à Reggie, tout en le saluant à l'américaine.

C'était comme s'il savait. À travers leurs visières dorées, ils s'étaient tous deux aperçus et Yugo lui avait adressé ce salut droit dans les yeux. Sans plus y penser, Reggie prit une nouvelle inspiration, se reconcentra sur son objectif, et commença la longue glissade vers le centre de l'armature.

Suite et fin demain.

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