Tourniquet

David Lopez

Serions-nous fous ?

 

    Ahh... Enfin vous voilà ! Je commençais à me demander quand est-ce que vous arriveriez.

    N'écarquillez pas les yeux comme ça. C'est bien à vous que je m'adresse. Vous qui êtes en ce moment même en train de parcourir ces lignes. Je vous le dis très directement, vous êtes mon dernier espoir. Tout le monde autour de moi croit que je suis devenu fou, mais personne ne cherche à comprendre ce qui m'arrive. Ils disent que ce foutu bordel se passe dans ma tête, qu'il faut que j'arrête avec mes conneries. Et je sais les surnoms qui circulent dans mon entourage pour parler de moi. Le schyzo. Le parano. Le bipolaire.

    Mais ce qui se passe ne relève en aucun cas de la psychiatrie. Je suis aussi sain d'esprit que vous. Quoique vous concernant permettez-moi de ne pas en être tout à fait sûr. En tout cas pour le moment. Je jugerai sur pièces quand on aura fait plus ample connaissance comme on dit. D'ailleurs je ne me suis pas encore présenté. Moi c'est Archibald.

    Ne commencez pas avec votre sourire en coin. Je sais, c'est un prénom pas terrible mais que voulez-vous, j'ai pas choisi. Mes parents ont voulu faire les originaux mais ils ont jamais eu conscience des conséquences qu'un tel nom pouvait avoir.

    Je vous dis pas quand mes petits camarades à l'école primaire ont découvert que c'était aussi le prénom du capitaine Haddock. Vous savez, le copain de Tintin, avec la barbe noire et la pipe au coin de la bouche. Qu'est-ce que j'ai pris… On s'adressait en permanence à moi en commençant par une de ses insultes. Alors j'en ai entendu des “bashi-bouzouk”, des “milles millions de mille sabords”, des “Il est où ton copain à la houppette avec son chien de fillette ?”... Et encore d'autres que je préfère pas vous raconter.

    Ils m'ont tellement ennuyé avec Milou que quand je croise un chien qui lui ressemble un peu, du genre caniche ou bichon maltais, la seule chose qui me vienne, c'est une furieuse envie de le tondre comme si c'était un mouton. Oui je sais. Milou il ressemble pas vraiment à un caniche ou à un bichon mais c'est l'image que je m'en étais fait plus petit. Alors pas la peine de faire votre rabat-joie ni de m'étaler devant les yeux votre éblouissante culture de Tintin.


   Bon je parle, je parle mais vous ne savez toujours pas pourquoi vous êtes mon dernier espoir. Vous allez pas tarder à savoir.

     Je vais vous expliquer ce qui m'arrive depuis quelque temps. Et vous allez être d'accord avec moi. Commencez pas à douter dès maintenant. Dans les bouquins et dans les films, quand il reste plus qu'un seul espoir, c'est toujours celui qui marche.

     Alors considérez que vous êtes un peu comme la météorite qui s'abat sur le dinosaure alors qu'il s'apprêtait à dévorer le héros. Ou alors comme la cordelette qui permet d'ouvrir un parachute de secours.

     Bref, vous êtes l'ultime chance, celle qu'on n'attend plus et qui surgit pour vous sauver face à la menace. La mort ou la pure folie dans mon cas.

     Je le sens, vous me lisez depuis pas très longtemps mais je sais que vous êtes déjà en train de vous dire, “Ce type est tout à fait équilibré, ça ne fait aucun doute.” C'est bien vous êtes sur la bonne voie.

     Alors voilà ce qui se passe. Ça remonte à trois mois environ. C'était un jeudi.

   Je me lève comme tous les jours à 7h30. J'enfile mes pantoufles et je pars pour le petit déjeuner. Et c'est quand j'ai versé du lait dans mon bol que je les ai vu pour la première fois. J'en ai mis partout à côté à cause d'eux.

     Eux ? C'est ces gamins qui me suivent sans cesse depuis ce jour-là. Ils sont trois mais je ne connais pas leurs noms, ils ont jamais voulu me le dire. Du coup ils sont là en permanence pas loin de moi et ils passent leur temps à faire du tourniquet. Vous voyez, ce maudit engin rond qu'on voit dans les parcs. Que quand vous en sortez, c'est impossible de marcher droit. Eh ben ces trois foutus gamins, ils en font toute la journée.

     Je crois pas qu'ils prennent beaucoup de plaisir en tournant. Mais ils ont bien vu que ça me rendait dingue. Alors ils en font.

     Le plus fort, c'est que leur tourniquet, il est démontable et ils le transportent partout. De sorte que où qu'on soit, ils font tourner ce putin de truc.

     Vous vous demandez où est le problème ?

   Le problème c'est que ces mioches me suivent partout et tentent de me faire passer pour fou. Parce que la vérité, c'est que je suis le seul à voir leur présence. Tous les gens autour de moi pensent donc que je deviens maboul.

   Tenez la dernière fois. J'ai ressorti ma vieille guitare pour jouer un morceau à ma femme. J'aime bien en jouer de temps en temps. Deux des gamins ont aussitôt grimpé sur leur tourniquet et le troisième les faisait tourner de plus en plus vite. Ils se marraient comme des retraités au one-man-show de Michel Drucker. Sauf que c'était pas l'autre vieux sur son canapé qui les faisait rire. Mais mon agacement par rapport à eux. C'était leur faute si j'ai foiré le morceau que je voulais jouer.

     Ma femme n'a même pas été surprise. Elle s'y est faite. Tout se passe de travers depuis que ces mômes sont entrés dans ma vie. Je lui ai dit que j'arrivais pas à me concentrer à cause des enfants. Mais comme tous les autres, elle m'a jeté un regard où se mélangeait agacement et lassitude. Voilà où on en est. Même mon couple est en danger.

     C'est frustrant de se sentir tout seul. Et puis eux ils en ont rien à cirer. Leur seul et unique but c'est de se foutre de ma poire.

     Devinez. Pendant que j'écris ce texte et que vous le lisez.            Qu'est-ce qu'ils font ?

     Même pas besoin de vous le dire, vous le savez.


     Du tourniquet.


     Ça y est, vous les voyez vous aussi ?


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