Tout ça pour ça
scoiattola
Elle voulait oublier. Oublier sa vie, celle d’une enfance triste, sans vrai sourire, à part celui « pour faire bien ». Oublier des parents trop pris par leur travail. Oublier des amis qui n’en étaient pas vraiment, qui l’abandonnaient. Oublier une existence vide et amère qui n’avait jamais été celle rêvée.
Elle pensait à cela alors qu’elle avalait une petite pilule blanche. Avec un verre d’eau. Dans les WC insalubres d’un motel miteux où elle passait la nuit. L’effet fut immédiat. La tête tourne, les images colorées se profilent devant les yeux, roses, rouges, bleues ciel, vertes, beaucoup d’images joyeuses. Et un bien-être intense. Elle sort des WC, s’écroule sur le lit, un sourire béat et figé sur les lèvres. Le corps tremble, mais ce semblant de bonheur est là, bien présent, ancré dans l’esprit de la jeune fille. Elle s’assoupit, apparemment apaisée, et son sommeil est calme, presque bienfaisant.
Le réveil est dur, le sourire envolé, et les cernes, discrètes, emplissent le visage de la jeune fille. Elle était si jolie, malgré sa tristesse, il y a quelques jours. Sa peau claire s’est ternie, ses mains délicates ont jaunis et le vernis de ses ongles s’est écaillé ; elle n’est plus aussi belle qu’avant.
Avant quoi ? Avant qu’elle ne rencontre ces gens, inconnus il y a trois jours, dans une petite discothèque, assise près du bar. Ils lui avaient demandé son nom – Sofia –, son âge – 16 ans –, ce qu’elle voulait boire – un Coca. La dernière réponse ne les avait pas enchantés. Ils proposèrent plutôt une bière. Ou autre chose. Elle ne se souvenait plus très bien. Mais après, ils avaient parlé, beaucoup parlé. L’alcool lui avait un peu tourné la tête, elle avait raconté sa vie. Ses parents indifférents, tellement bourgeois, la lâcheté de ses amis, son ennui de la vie. Elle semblait ne manquer de rien et pourtant n’était pas heureuse. Les garçons lui avaient tout de suite offert ces pilules. Elle avait accepté, elle ne maîtrisait déjà plus beaucoup ses actes. Et eux l’avaient un peu forcée c’est vrai. Mais l’euphorie dans laquelle elle fut plongée lui fit oublier, durant quelques minutes, sa vie. Et elle en voulait encore. Les copains lui en donnèrent deux ou trois, pour la route disaient-ils. Elle les avait soigneusement enfournés dans son sac à main, et était partie sans dire au revoir. Elle était rentrée chez elle. Ses parents l’avait ignorée, comme à leur habitude, et elle s’était enfermée dans sa chambre. Elle avait pleuré, sans savoir pourquoi.
Et maintenant elle est là, sur ce lit inconfortable, courbaturée, fatiguée. Elle essaie de repenser à ces derniers jours. Elle ne sait pas où sont les gens de la boîte, et il ne lui reste plus de petites pilules blanches. Elle a mal au ventre, se tord de douleur, se tétanise. Si, elle va bouger, elle doit sortir pour aller chercher son « remontant », comme elle dit. Sait-elle ce que c’est vraiment ? Non. C’est bon, c’est tout. Elle ne se pose plus de questions maintenant, elle ne va plus au lycée, reste enfermée dans sa chambre ou dans un motel comme celui-là. Mais elle veut rentrer chez elle maintenant, pour rassurer ses parents – quoique ont-ils remarqué son absence ?
Elle paie le motel, et attend le bus. Il vient, elle monte sans s’en rendre compte. Elle en descend, comme dans un rêve, qui n’en est pas un.
Arrivée chez elle, ses parents lui demandent vaguement où elle était. Elle ne répond pas, ça leur est égal. Ils pensent que l’argent résout tout, mais elle a besoin d’autre chose. Et même autre chose que ces pilules. Mais actuellement, c’est vrai, il lui faut de l’argent, pour aller à la boîte, et voir ses copains.
Elle y va. Ils ne sont pas là. Tout dérape. Elle s’énerve, hurle, frappe une personne qui passe, est attrapée par un grand gars, une armoire puissante et froide. Elle se calme, et marmonne des propos incompréhensibles. Et elle s’endort. Dans les bras du vigile. Il la pose doucement sur un fauteuil. Elle frissonne, alors qu’il ne fait pas froid.
Des sirènes retentissent, elle est amenée aux urgences d’un hôpital. Elle ne veut pas, elle crie, elle se débat, mais on l’attache. Elle ne sait plus où elle est.
Lorsqu’elle se réveille, tout est blanc. Elle se sent agressée. Un homme s’approche et lui demande si ça va. Elle ne répond pas, terrifiée. Elle cherche des yeux quelque chose qui pourrait la réconforter, son sac à main par exemple. Mais il n’est pas là. Elle se sent mal, elle pleure. L’homme la prend dans ses bras, la console. Tout à coup, elle va mieux. Elle ose même penser que l’homme est intéressé par son état. C’est la première fois qu’on la prend comme ça. Elle se laisse aller et sanglote. Elle murmure une demande, elle veut ses pilules. L’homme lui tend un bonbon à la menthe. Elle ne veut pas, mais l’homme insiste. D’accord, pour lui faire plaisir. C’est bon, mais les pilules sont bien meilleures. Un bonbon ne fait pas dormir, et n’envoie pas de belles images colorées. L’homme lui donne un objet, un miroir. Elle jette un rapide coup d’œil, et elle se cache le visage avec les mains. Elle a honte d’elle-même, de s’être laissée aller. Elle s’excuse auprès de l’homme, il lui sourit, d’un sourire compatissant.
Elle essaie de se lever, mais c’est en vain. Ses forces l’ont quittée. Elle attendra. Quelqu’un entre dans la pièce, une femme d’âge mûr, grande, sûre d’elle, sa mère. Elle a un regard pressé, quoique un peu inquiété. Peut-être a-t-elle un cœur finalement. Elle s’avance près du lit et prend la main de sa fille. Elle demande pardon. La jeune fille la regarde et esquisse un maigre sourire. Elle ne lui en veut plus. Elle se sent aimée, un peu au moins. Le désespoir est parti, et il laisse place à la crainte de déplaire. Elle n’a pas été une gentille fille, jusqu’à présent. Elle se sent coupable de ne jamais avoir sourit, dit un mot agréable à ses parents. Mais ce n’était pas sa faute ! Elle veut s’en persuader. Elle ne peut pas. Sa mère l’embrasse, un baiser tendre. C’est bien. Mais elle part, et la laisse seule avec l’homme. Il lui redonne un bonbon à la menthe. Elle le prend, et il s’en va.
Elle pense. Malgré une grande douleur dans tout le corps. Elle transpire, elle a froid, elle a mal. Ça dure longtemps, plusieurs heures. De temps en temps l’homme revient, lui mouille la tête. Ce n’est pas suffisant, mais elle n’a pas le choix.
Son état est ainsi pendant deux jours. Elle ne s’est même pas lavée, elle ne peut plus bouger, elle transpire toujours et elle veut mourir. On dirait que ça ne s’arrêtera jamais.
Heureusement, le temps passe. Et un matin elle se réveille, heureuse. Elle accepte enfin son corps décharné, elle ne souffre plus, mais elle a faim. On lui apporte une assiette, avec une cuisse de poulet, du riz, et une pomme. Elle prend du plaisir, ça fait si longtemps qu’elle n’a pas mangé. Trois jours peut-être. Ou quatre. Tout est encore confus. Autour d’elle, les gens sourient, paraissent contents de la voir. Elle se sent vraiment bien.
Sa convalescence terminée, quelques semaines plus tard, Sofia repense à ces jours de détresse. Elle ne rit pas, c’est encore frais dans son âme. Mais elle est soulagée. C’est fini, elle ne recommencera jamais, ça fait trop mal. Et elle le dit. Elle a même retrouvé les gens de la boîte, et leur a dit. L’un d’entre eux était décédé. Ça ne l’a pas touchée. Elle trouve que c’est normal. Il a joué avec sa vie. Il a perdu. C’était les règles.