Tout ceci en vaut la peine.

mohrag

Un chrono qui tourne, une vie à ne pas perdre. L'espoir brille de loin au cœur des ténèbres des hommes.

Heure 17


Le ballet de flash allait commencer. Dans moins de quelques secondes, toute l'attention se braquerait sur elle, à l'instar des caméras et des appareils photos. Dans d'autres circonstances, montée sur cette petite estrade comme elle l'était, elle se serait sentie ridicule. Elle aurait essayé de se recoiffer, de lisser rapidement ses cheveux avec une main maladroite. Elle aurait brandie devant eux son plus beau sourire, l'air coquet : après tout, toute la presse de la ville se tenait à ses pieds !

Mais pas là.


Elle tourna la tête sur sa gauche. Certains des membres de son équipe se tenaient là, immobiles. La mine grave. A leur côté, deux visages désormais familiers, baignés de larmes. L'homme avait passé un bras autour des épaules de sa femme, tentative désespérée pour éviter qu'elle ne s'écroule. Mais lui, qui le rattraperait ?

Avec inquiétude, elle se demanda s'ils allaient tenir le coup face aux médias.

« Surtout, essayez de garder un maximum votre calme. Ils essaieront de poser des questions, mais n'y répondez pas. Contentez vous de donner la signalisation de Maria. »

C'étaient les instructions qu'elle leur avait donné avant qu'on autorise le tintouin journalistique à pénétrer dans la pièce.


Elle avait fait ces conférences des dizaines de fois. Elle savait parfaitement ce qu'elle devait accomplir. C'était son travail. Mais dans le secret de son cœur, ça allait bien plus loin que ça.

Aussi discrètement que possible, elle inspira profondément. Son visage était neutre. Ni angoissé, ni agressif, ni serein. Neutre. Elle avait répété cette expression des millions de fois devant le miroir de son couloir. Quand on est agent de communication, tout le monde compte sur vous. L'équipe d'intervention, les proches de la victime. Et la victime elle même, même si elle ne le sait pas encore.

Alors, elle ouvrit la bouche.


Heure 4


L'affaire leur était parvenue en fin d'après midi. L'équipe au complet avait rapidement rassemblé le matériel nécessaire et ils avaient pris l'avion. Ils ne pouvaient pas se permettre de lambiner. Ils mettaient au placard leur vie de famille et sociale pour se concentrer uniquement sur ce qui les attendait.


Une banlieue comme les autres, fleurie et paisible. Des enfants qui courraient après un ballon, des pelouses parfaitement entretenues. C'était dans ce cadre idyllique que la petite Maria avait fait ses premiers pas, dit ses premiers mots. Et c'était dans ce jardin tranquille du XXIème siècle qu'elle s'était faite enlever.


«  Elle jouait devant les fenêtres, sur l'herbe. J'étais dans le salon, je la surveillais par coup d'œil, régulièrement. Je suis allé me faire un café. Ça a duré deux minutes, au maximum. Quand j'ai regardé dehors, elle n'était plus là. »

C'était ce que la mère leur avait expliqué à leur arrivée. Son mari était repartit travaillé, c'était en début d'après midi. Elle l'avait cherché pendant deux bonnes heures, frappant à toutes les portes.

Sans succès.

Maria portait un jean usé, très à la mode. Des baskets blanches et un tee – shirt jaune pétant avec une grenouille rigolote dessinée sur l'avant.



Heure 21


La conférence s'était bien déroulée, si l'on pouvait dire aux vues des circonstances. Le portrait de l'enfant allait être diffusé partout, semant la panique chez le kidnappeur, provoquant l'empathie et l'attention des citoyens.

Cela accélérait le chrono, bien sûr, mais l'équipe suivait déjà une piste sérieuse.


Ils avaient regagnés les locaux du poste de police le plus proche. Elle préparait aux parents de la fillette un café bien corsé. Cela faisait plus de vingts quatre heures qu'ils n'avaient pas dormis, et elle ne pouvait les en blâmer...

« Vous avez des enfants ? » La mère s'était avancé vers elle, les yeux rouges et le nez qui coule. Où étaient ce d'autres larmes ? « Non, madame, mais dans ce genre d'affaires, on fait comme si c'était les nôtres. » C'était sorti droit du cœur, entière vérité.

Une petite voix au fond d'elle murmurait des statistiques et des pourcentages sur la durée de vie des enfants enlevés. Une chance bien mince.

Mais cela, elle ne voulait pas leur dire. Ils ne pouvaient qu'espérer qu'elle revienne, qu'on la leur rende saine et sauve. Et à dire vrai, elle aurait voulu les rassurer, leur promettre qu'ils allaient la retrouver vivante.

Seulement son travail ne consistait pas à entretenir l'espoir des proches des victimes. Hélas, il n'y avait pas toujours de « happy end ».

« Nos agents font leur possible, croyez moi. Aller, venez vous asseoir. »

C'était vrai, ils allaient la retrouver. Vivante ou morte, tôt ou tard.



Heure 24


Un appel sur la ligne d'urgence, mis en service pour que d'éventuels témoins puissent contacter les autorités, avait attiré une attention toute particulière. Au bout du fil, la voix d'une femme.

La veille au soir, elle avait entendu du bruit dans le couloir de son immeuble. Intriguée, elle avait regardé par le judas de sa porte et avait reconnu son voisin de palier, tirant de force une enfant par le bras. Hors, ce voisin n'avait pas d'enfant.

Ce détail ne l'avait pas plus alarmé sur l'instant, jusqu'à ce qu'elle voit le portrait de Maria diffusé sur le net, en rentrant du travail le lendemain après - midi. C'était elle, elle en était certaine.

On avait relevé l'adresse de cette femme pour la communiquer à l'équipe d'intervention. Sans le savoir, elle avait peut être sauvée une vie.


Heures 24, 33 minutes


Elle jeta un regard aux parents, assis non loin. Ils se serraient l'un contre l'autre, les mains nouées. Ce soutien mutuel était sûrement leur dernier rempart contre la folie.

Son téléphone portable émit une vibration à l'intérieur de sa poche. Prestement, elle s'en saisit et décrocha. Pendant qu'un de ses collègues lui relatait les derniers événements survenus dans l'immeuble du suspect, elle vit le couple relever vivement la tête, et sauter littéralement sur leurs pieds. Elle fit un effort pour ne pas leur tourner le dos.

Après de brèves minutes, elle remercia son coéquipier et raccrocha. Durant toute la conversation, elle s'était efforcé de garder l'expression neutre qu'elle travaillait tant et si bien.

Les yeux débordant d'espoir et d'interrogations, ils la regardaient, tremblants presque.

Elle leur dit que l'opération n'avait rien donné, que ni le ravisseur, ni Maria, n'avait été retrouvé dans l'appartement. Cependant, leur fille y avait bien séjourné un court moment. Les agents avaient découverts les vêtements de la petite et connaissaient désormais l'identité du suspect. Toutes la police locale était à ses trousses.

« Mes collègues sont en train de se rendre au second terrain que le ravisseur possède. Ils pensent que c'est l'endroit où il a dû emmener Maria. »

C'était une petite propriété située à l'extérieur de la ville, assez bien isolée. Évidemment, elle gardait cette dernière information pour elle. Ils n'avaient pas besoin de savoir cela.


Heure 25


Ils étaient partis se restaurer autant que leur maigre appétit le leur permettait, lui laissant un moment de répit. Devant eux, elle se devait de rester inébranlable, comme une haute tour prisonnière d'un ciel tourmenté, forte de solides fondations qui s'enfonçaient loin dans le sol. Mais dès qu'elle leur tournait le dos, une tension indicible s'échappait de ses épaules et sa mâchoire se desserrait insensiblement.


Le pire, c'était l'attente. Parfois sur certaines enquêtes, elle pouvait intervenir sur le terrain avec son équipe. Mais pour celle ci, elle se devait de rester près des proches. Elle était une sorte de relais entre la famille et les agents responsables de cette affaire.

Maria avait disparu depuis une journée entière. Le temps passait et l'espérance de vie de l'enfant diminuait, inexorablement.

Seule, assise au bureau qu'on lui avait alloué, la peur qu'elle ressentait depuis le début de cette affaire s'insinua en elle, brisant un par un les obstacles qui l'avait maintenu en contrôle.

Ses yeux embués tombèrent sur le portrait de la petite fille, posé devant elle. L'innocence de la jeunesse, le bonheur des premiers jeux. Elle souriait, et ce sourire réchauffait le cœur aussi puissamment qu'un soleil.

«  Je vous en supplie, sauvez là... »


Une fois de plus, une fois de trop, son portable émit une vibration. Elle décrocha et retint sa respiration.


Dans ce travail, la meilleure chose à faire était de mettre assez de distances, avec le suspect comme avec la victime. Il ne fallait pas trop s'impliquer. De part le simple fait d'espérer très fort, cela n'avait jamais réussi à sauver quelqu'un. Se concentrer sur l'enquête, toujours garder son objectivité et son sang froid. C'étaient les clés pour ne pas perdre le cap. La distance était autant de barrières mentales pour préserver son équilibre psychique.

Alors on mettait toutes ses forces dans l'enquête. On se dépassait, toujours.


« Mais quand c'est fini, que reste t'il ? »


Heure 26 – la fin


« Nous sommes désolés, on est arrivés trop tard. Maria n'a pas survécu jusqu'à l'hôpital. Elle avait déjà perdue trop de sang. Nous sommes désolés... »


A ce moment précis, tout se déroula comme dans un mauvais rêve qu'elle avait fait des dizaines de fois, dans la réalité. Une mère qui s'effondre, perdue entre cris et sanglots. Un père paralysé, hébété, qui n'arrive pas à esquisser un simple geste pour sauver sa femme.

L'horrible sensation que quelque chose a été arraché à jamais.


C'était ce moment le plus dur. Les parents, qui n'en étaient plus, allaient vouloir savoir comment cela était arrivé. Ils chercheraient à savoir pourquoi c'était elle qu'il avait choisi, ils chercheraient à comprendre la raison du mal qui les avaient frappé, sans y parvenir.

Parfois, il n'y a simplement pas de raison. Un monstre lâché dans la nature passe dans le coin et décide, sans en prendre lui même conscience, que c'est votre famille qu'il brisera.


Heure de la question


Quand elle rentra chez elle, bien plus tard dans la soirée, elle éprouva de nouveau cette sensation de vide et de froid à la place de son cœur. Après chaque affaire qui finissait mal, c'était cette même impression d'échec et d'effroi qui la submergeait. Un tas de questions la tourmentait : où s'étaient ils plantés ? S'ils avaient été appelés plus tôt sur l'enquête, aurait elle survécue ? Si cette femme avait téléphoné plus vite, Maria serait elle encore en vie, en sécurité dans les bras de ses parents ?


Le tiroir qu'elle avait fermé à clé dans son esprit depuis le début de l'enquête s'ouvrit avec violence. Les émotions refoulées ces dernières vingts quatre heures surgirent avec une intensité redoublée, bloquant l'air dans sa poitrine.

A l'abri dans son foyer, elle décida de relâcher la pression. Elle n'était pas un robot dénué de sentiments et de compassion comme elle se devait d'être durant le déroulement des recherches.

Sa vue se brouilla rapidement de larmes plus acides les unes que les autres. Elle pleurait la mort de Maria, elle pleurait la disparition de toutes ces personnes qui mourraient seules et blessées. Elle pleurait sur la haine des criminels, sur la souffrance des innocents.


Son travail était bien plus que ça. C'était un combat permanent. Ce n'était pas qu'une question de bien ou de mal. Il n'y avait pas les méchants d'un côté et les gentils de l'autre. Elle menait cette bataille depuis assez longtemps maintenant pour s'en être rendue compte. Quand un homme vient à la vie, il n'est pas prédestiné à commettre les pires atrocités.

Pourtant, certains empruntaient ce chemin maladif et stérile à cause de mauvais choix et de mauvaise fortune.

C'était ça, le réel problème. Pour éviter que des crimes ne soient commis, il fallait empêcher la montée en puissance de meurtriers.

Seulement, quand on arrête des criminels, il est déjà trop tard pour eux, ils sont perdus.

Elle ne pouvait pas tous les sauver, ce monde parfait n'existerait jamais.


Demain, il y aurait une autre affaire, d'autres personnes à secourir. Et aucune certitude de réussir là où aujourd'hui ils avaient échoués. Mais malgré cela, ils essaieraient.


Près de son lit, punaisées sur le mur, il y avait des photos. Des hommes, des femmes, des enfants. Des sourires, et de l'avenir plein les yeux. C'étaient les portraits des personnes qu'ils étaient parvenus à sauver. Bien qu'elle n'ait plus aucun contact avec eux, elle avait voulu les avoir près d'elle, comme une petite lumière pour la guider sur une route sombre et étroite.

Des soirs comme celui ci, ils lui rappelaient que le monde avait un sens, et que tout ceci en valait la peine. Elle continuerait à se battre pour eux, pour les autres, pour les enfants de demain.

A quoi bon un monde meilleur s'il n'y a personne avec qui le partager ?

  • Tu abordes un sujet délicat, quoi de pire que de perdre un enfant ! et c'est vrai que nous oublions souvent le travail de ces personnes qui font tout leur possible pour retrouver ces pauvres bambins arrachés à leurs familles.
    Bravo vraiment !

    · Il y a environ 9 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

    • Merci pour ce premier avis sur ce texte ! Je n'ai pas souvent l'habitude d'écrire dans un registre aussi "sérieux", mais le sujet faisait que ça tombait à propos.
      C'est bien vrai, on a vite tendance à oublier ces gens, ceux dans l'ombre, qui font tout ce qui est en leur pouvoir pour "l'happy end" ! J'espère que ceci leur rend un temps soit peu hommage... Merci encore !

      · Il y a environ 9 ans ·
      Arbre celte

      mohrag

    • Oui c'est un très bel hommage pour eux ! bravo à toi !

      · Il y a environ 9 ans ·
      Ade wlw  7x7

      ade

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