Toutes personnelles fins du monde

Christophe Dugave

Et voici les 3 premiers chapitres de mon nouveau roman, publié en ebook et version papier par BoD et disponible chez votre libraire et sur les plateformes de vente par Internet. Bonne lecture

Quand on a perdu tout espoir, peut-on redonner aux autres le force de vivre ? 


4ème de couverture : 

La nuit même de notre rupture, seul dans l'ombre de notre chambre désertée, je m'étais éveillé, tremblant de fièvre et de désespoir. Je ne savais pas encore que je souffrais de la maladie d'amour et qu'elle était mortelle.

______

Journaliste à France Télévisions, il n'a plus besoin de nom là où il va. Malade, égaré un soir de fin d'automne sur les hauteurs du Jura, il sauve une inconnue, tuant son agresseur avec une rare sauvagerie. La femme se prénomme Monica. La quarantaine, retirée dans une caravane au-dessus de Pontarlier, Monica ne sait plus vraiment où le vent la pousse. Et d'ailleurs, elle s'en moque. Sans rien savoir l'un de l'autre, ces deux-là vont se reconnaître et apprendre à s'apprivoiser jusqu'à devenir complices. Mais entre eux, il y a Karine qui a refait sa vie tout près, Michel l'ami fidèle de Monica, et le souvenir déchirant de Mona. Et puis aussi le spectre de Charlène, la fille d'un soir d'été sur une plage des Landes. Et comme il est trop tard pour que Charlène lui pardonne, il veut consacrer le peu de temps qu'il lui reste pour prévenir Karine d'un danger, proposer à Monica un futur et à Mona une histoire. Et plus que tout, leur redonner l'espoir.

© Christophe Dugave 2022

version papier ISBN 9782322412518

liseuse ISBN 9782322422609


1

 

 

Passé L'Espérance, c'était le vide.

La route du Larmont émergeait d'un bosquet en limite d'agglomération. Six virages en épingle à cheveux s'enchaînaient, zigzaguant à l'assaut de la pente. A chaque volte-face, Pontarlier s'écrasait un peu plus sous un ciel de cendres.

Dans les hauteurs, l'herbe roussie s'encroutait de traces boueuses. Les arbres défeuillés lançaient vers le ciel leurs branchages calcinés. Le paysage semblait rongé comme la peau d'un lépreux. Ça sentait l'hiver, sans la neige, une saison qui ne veut pas dire son nom. Sur le dos du Grand Taureau, les alignements de conifères en uniformes vert-de-gris se tachaient çà et là de trous sanglants bordés d'un pus de neige sale. La montagne ressemblait à un charnier.

Je ne reconnaissais plus la route.

Pourtant j'étais venu deux mois auparavant, au cœur de septembre. J'étais déjà mourant, mais je n'en savais rien. Je suivais le tout-terrain de Thierry et Gervaise, Karine à mes côtés. Les feuillages déchiraient la lumière, projetant des dentelles d'ombre sur le goudron. Il faisait tiède. Nous avancions à la vitesse de vacanciers insouciants bien que les congés d'été soient depuis longtemps terminés.

Nous étions en reportage, traquant la mémoire de Toussaint Louverture, mort de froid non loin de là dans une geôle du château de Joux. Comment croire, au soleil et sous cette verdure, que le climat des hautes terres franc-comtoises fût si rude ? Les traitrises du Jura nous semblaient tellement insignifiantes, comme des plaisanteries d'enfants facétieux. Pourtant la route réservait des surprises.

Il fallait contourner les randonneurs à pied ou à vélo, éviter les vaches lait et chocolat échappées des pâtures, faire attention aux chiens fureteurs aux abords des fermes, anticiper les écarts des gamins du pays, lancés à pleine vitesse sur des VTT déglingués. Ça sentait l'herbe, les animaux, la vie. Une existence paisible. J'ignorais que nous étions à l'avant-veille d'une guerre, que tout allait se jouer un peu après. Ou que plutôt, tout était déjà perdu.

La première salve avait éclaté quelques semaines plus tard, quatre ans de vie commune volant en morceaux. Et ce n'était que la porte de l'enfer qui s'entrouvrait.

A présent, j'étais seul au volant, le cœur battant comme un adolescent qui court à son premier rendez-vous. Mais mon muscle cardiaque pulsait d'un battement lourd. Je transpirais, la peau brûlante perlant de sueur glacée. Mon regard se voilait parfois, chavirait dans la nuit. Je corrigeais ma trajectoire dans un sursaut, une pluie d'étoiles déferlant sur les yeux.

La route terreuse et défoncée se confondait parfois avec le sépia des pentes. Je traversais des exploitations agricoles désertes, lovées dans le creux des boisés, ramassées dans la fange. J'avais pour unique compagne l'odeur de café froid. A mes côtés, une pochette plastique contenant les restes d'un sandwich mâchonné brinqueballait sur le siège passager. Un gobelet en polystyrène abandonné roulait aux pieds de la passagère absente.

A l'approche du balcon de pierre dominant la Combe du Creux, j'ai ralenti. Au pas de légionnaire, la voiture a longé les murs d'escarpe du Fort Catinat. La lourde porte gris sale se nichait frileusement entre les mamelons de l'enceinte. J'ai continué vers le Gounefay : le restaurant était fermé bien que deux voitures fussent parquées dans la cour. A la fin de l'été, alors que s'achevait le reportage, nous y avions déjeuné d'un excellent repas dédié au meneur de la révolution haïtienne.

J'ai hésité un moment à l'embranchement de la route. Peut-être menait-elle en Suisse le long des crêts. J'en doutais. Je regrettais d'être parti trop vite, oubliant mon GPS. Mon smartphone doté d'une géolocalisation ne m'était lui non plus d'aucune utilité, batterie à plat. Je cherchais vainement un repère : la montagne traitresse se dérobait sous des écharpes de brume.

A la belle saison, tout paraissait facile. Il suffisait de suivre ce raidillon de bitume qui se redressait d'un coup, avant Les Miroirs, le long des épicéas ou des sapins, je n'ai jamais su faire la différence. C'était vert, sombre, un peu inquiétant, comme le creux de la vague retournée entre ces cimes indolentes. Mais il y avait ce faux air d'été qui rassurait, ces restes de lumière et d'espoir qui confortaient dans le sentiment d'éternité. Tout pourtant, y compris la route, annonçait la fin.

J'ai poursuivi mon chemin, persuadé qu'il ne menait nulle part. Cela n'avait pas d'importance.

L'asphalte s'arrêtait net pour un mauvais sentier de gravier qui devenait lai terreux couvert de feuilles, d'aiguilles et de mousses. Plus loin, ce devait être le grand rien, le vide, la chute.

Encore quelques mètres et j'ai débouché sur une clairière au milieu des hêtres, sur l'arrondi de la pente. J'ai reconnu le paysage malgré les lambeaux de brouillard accrochés au relief. On avait vue sur Verrières-de-Joux qui émergeait à peine de la peluche des nuées. A présent, Karine vivait tout près, à mes pieds. Mais elle n'en était pas moins inaccessible. Cette perspective me minait. Du haut de mon promontoire, j'étais au trente-sixième dessous.

La nuit tombait, imperceptiblement, comme progresse un mal sournois. J'ai coupé le contact et je suis sorti. Le froid m'a fait frissonner. Le vent charriait une humidité glaciale et délétère. J'ai été secoué par une quinte de toux. J'avais soif. Peu à peu, le fond des valons se poudrait de lumière. Le bonheur et la chaleur se réfugiaient dans la vallée. Je m'en savais exclu. Je n'avais pas pris de l'altitude par hasard.

Entre les arbres, j'ai cherché la trace d'une invisible frontière. Mon regard a été attiré par l'éclat blanc et mat de la tôle. Dans l'ombre, j'ai deviné un miroitement. Je me suis approché de la caravane, un vrai truc de romano.

C'était une méchante roulotte aux coins arrondis avec des lucarnes ternies et un bas de caisse corrodé ou maculé de boue, les deux sans doute. Une sorte d'appentis s'adossait à la carcasse avec un toit de tôle ondulée assuré par des pierres, et des parois de bâche épaisse mal ajustée sur des murs en agglos grossièrement empilés. A l'intérieur de la cahute, un caillebotis de palettes isolait de la terre quelques meubles de cuisine dépareillés et une vieille gazinière couverte de casseroles. Manifestement, l'endroit était habité.

 Je me suis demandé qui vivait là. Cela ressemblait à une habitation permanente plus qu'à un bivouac de forestier. De nos jours, plus personne ne demeurait ainsi en montagne, à la limite du précaire, sauf peut-être un ermite ou bien un groupe de décroissants en mal de naturel.

— Y-a quelqu'un ?

Le brouillard et le froid assourdissaient ma voix. Le silence s'imposait. J'ai appelé à nouveau, sans autre réponse que le sifflement du vent.

J'ai fait le tour du camp. Une haute bouteille de gaz abandonnée dans la boue prenait des allures de tour de Pise misérable. Un groupe électrogène, niché dans un abri en bois à la porte béante, exhibait ses pièces luisantes éparpillées sur un chiffon. En panne.

J'ai tenté d'ouvrir la porte de la caravane, fermée à clé. La clenche tournait mollement dans le vide mais résistait à la pression. Il eût sans doute suffi d'une poussée de l'épaule, d'un mouvement un peu brusque pour qu'elle lâchât prise. Je n'osais pas. Peut-être que je ne m'en sentais pas la force ni le courage.

Je me suis assis un long moment sur une chaise à la toile décolorée par les intempéries. J'ai fini par me relever, chassé par le vent aigre qui poussait des volées de flocons inconstants.

J'ai regardé le ciel piqué de pointes de conifères et de poussières d'étoiles. Cela n'a pas duré. L'ombre s'est étendue d'un coup, dans un grand bruissement de branchages fouettés par le vent du nord-est. La neige s'est brusquement intensifiée, drossée par des bourrasques de plus en plus glaciales.

J'ai reculé vers le chemin, cherchant un abri illusoire dans la tranchée de la sente. Bien qu'elle fût encore chaude, ma voiture n'allait pas tarder à se couvrir de neige. J'ai ouvert la portière. La béance de l'habitacle a exhalé une tiédeur rassurante. J'ai remis le contact, monté le chauffage, fébrile. Les essuie-glaces ont patiné sur la soupe neigeuse. Il m'a fallu ressortir, grattoir en main, dégager la glace avant et chasser les flocons surfondus sur la lunette arrière. J'espérais que la chaleur ferait le reste et qu'en perdant de l'altitude, la poudreuse se transformerait en pluie.

J'ai bouclé ma ceinture, embrayé, accéléré, visant au jugé puisque déjà les vitres blanchissaient, maudissant l'absence d'essuie-glace arrière sur ma vieille 406. La voiture a reculé de quelques centimètres, a ripé sur le côté. Le moteur a calé. Un nouvel essai m'a embourbé tout à fait dans l'ornière insuffisamment gelée. Je me suis obstiné à peser sur la pédale : le moteur rugissait en vain, le train avant moulinait la boue avec un grognement sourd. Un instant, j'ai cru que j'allais quand même m'arracher à ce piège et puis l'auto est retombée dans le berceau fangeux.

— Bordel !

Pris au piège, fait comme un rat.

J'ai coupé le moteur, attendant quelques instants dans le silence, indécis. La tête me tournait. Mes yeux brûlaient. J'enchainais bouffées de chaleur et longs frissons mal réprimés. Je suis sorti à nouveau.

La neige tissait un voile mouvant mais dense, presque impénétrable. Je cherchais quelque chose, pierre ou morceau de bois à mettre sous les roues, qui m'eût permis de sortir de ce mauvais pas. Mais déjà toutes les aspérités du sol avaient disparu. La lumière des phares franchissait à peine la limite des premiers buissons. J'ai frissonné plus intensément lorsque le vent a jeté sur ma nuque une poignée de flocons qui se sont infiltrés dans mon cou. Alors j'ai renoncé.

Une fois encore, j'ai consulté mon portable endormi, tenté de le réanimer, sans succès. J'ai grogné devant le ridicule de la situation. C'était pourtant bien peu de choses au regard de ce qui m'attendait.

Voiture bouclée, j'ai reflué vers le campement, torche électrique en main. Elle au moins fonctionnait. Cela semblait facile, mais avec la neige en tempête, la nuit presque totale, la végétation et les pièges du terrain, c'était un parcours du combattant. Enfin, j'ai retrouvé l'abri du groupe électrogène. Quelques pas encore sur la gauche et j'ai rejoint la caravane.

La poignée de la porte était glacée. Je l'ai secouée, sans résultat. Le battant résistait à la pression de mon épaule. Mon pied heurtait un objet dur et instable. En me penchant, j'ai reconnu au toucher un fragment de parpaing. Je l'ai attrapé. Il était plus lourd que je ne pensais. Je l'ai brandi à deux mains. Sous mes doigts, un résidu de terre s'écrasait avant de dévoiler la dureté rêche et anguleuse du ciment. J'ai hésité quelques secondes.

Si le maître des lieux revenait ce soir, je lui expliquerais. J'imaginais aisément son mécontentement en découvrant l'effraction et l'intrusion dans son domaine, mais j'avais dans mon portefeuille de quoi le calmer, quelque chose comme 500 ou 600 euros en liquide. Restait à espérer qu'il soit de bonne composition…

J'ai frappé sur la poignée, une fois, deux fois. De plus en plus fort, à m'en écorcher les doigts et la paume. Au cinquième ou sixième coup, la porte a cédé. J'ai ressenti une vague douleur sur le dos de ma main. J'ai porté mon poing à la bouche. Un peu de sang s'étalait sur mes lèvres sèches. Je l'ai léché, comme un animal. Cela avait moins mauvais goût que je ne m'y attendais.

Il m'a fallu batailler encore un peu avec la porte car la gâche tenait toujours bon. Deux nouveaux coups portés de biais m'ont enfin livré passage. Je me suis introduit dans l'espace réduit et confiné, accueilli par une odeur à la fois étrangère et curieusement familière. Une bourrasque s'est enfournée par la porte bâillante, balayant une poignée de feuilles en papier qui se sont envolées en virevoltant dans le pinceau de lumière. J'ai refermé du mieux que j'ai pu.

Il m'a fallu quelques secondes pour me repérer dans le puzzle que me dévoilait le halo hésitant de la torche. Sur l'avant de la caravane s'ouvraient en vis-à-vis deux lucarnes aux verres opacifiés. Une couchette en désordre occupait tout le fond, et une autre au-dessus, couverte d'un fatras de livres et de dossiers. Une table tirée sur le travers du lit disparaissait sous d'autres papiers à l'exception d'un rectangle clair et trop net bordé par une multiprise. L'emplacement d'un ordinateur portable. Manifestement, ce n'était pas l'abri d'un bûcheron.

Une chaise de bureau encombrée de vêtements lui faisait face. Quelques placards en formica terni couvraient le reste des parois, enserrant un petit réfrigérateur et un mini lavabo où reposait une barquette de viande couverte de givre. Un radiateur électrique posé à même le sol dirigeait vers moi la gueule barbue de sa grille empoussiérée. Je l'ai tâté : il était froid.

J'ai laissé le faisceau lumineux glisser dans le réduit de la caravane. Aucune décoration ne venait égayer l'intérieur triste et vétuste. A nouveau, le nimbe s'est posé sur le tas de frusques : un pantalon de jogging et plusieurs chandails voisinaient avec du linge propre mais chiffonné. Une paire de baskets dépassait à demi de sous le lit. Mon coude a frôlé une tasse, fait tinter la cuiller. Le récipient aux couleurs de Strasbourg contenait un sachet d'infusion calmante et un reste de liquide ambré. Mon regard a plongé vers les chaussures de sport. Je les ai saisies, cherchant une marque, un indice : taille 39. Un homme de petite taille, ou alors...

L'idée m'a paru à la fois saugrenue et tout à fait raisonnable. C'était bien, malgré leur dégaine masculine, des vêtements de femme déposés sans grâce mais avec malgré tout un minimum de soin. Dans l'atmosphère immobile et froide de la caravane flottait encore le spectre d'une présence féminine qui me rappelait douloureusement Karine, le parfum de son corps au réveil, lorsque l'envie me prenait soudain de lui faire l'amour. L'idée m'a tétanisé.

Notre dernière union charnelle datait déjà de plus de trois mois, un peu après notre retour du Jura. Elle m'avait laissé un goût creux : Karine n'était déjà plus avec moi. Si elle avait su la vérité ! Si alors, au lieu de regarder dans le vide par-dessus mon épaule quand je chevauchais son corps, elle m'avait regardé dans les yeux… Aurait-elle pu deviner que sans le vouloir, sans même le savoir, je tressais une fois encore entre nous des liens d'éternité ?

Les tremblements m'ont tout à coup repris, d'abord par à-coups puis de manière plus constante. J'étais gelé par le froid pénétrant qui stagnait dans cette alcôve du fond des bois, par la fièvre qui m'ôtait toute force, ébranlé par la toux qui me secouait par intermittence. Je me suis assis lourdement sur le matelas en mousse. Sous mon poids qui n'avait pourtant cessé de diminuer ces dernières semaines, le duvet étalé en guise de courtepointe s'excavait comme un trou d'obus. C'était cela. Une explosion. La déflagration m'avait déchiré moins de vingt-quatre heures auparavant.

D'un geste las, j'ai ramassé une des feuilles que mon entrée avait fait s'envoler. La lampe m'a dévoilé un texte dactylographié couvert de signes cabalistiques que j'ai vite identifiés comme étant des symboles de corrections typographiques. Ainsi, mon hôte malgré lui, ou bien mon hôtesse forcée, corrigeait des documents pour une maison d'édition. A moins qu'il ne fût écrivain. Cette situation inattendue me conduisait à m'interroger sur cette curieuse personne qui éprouvait le besoin de s'isoler ainsi dans la montagne et dans le plus grand dénuement pour réviser un tapuscrit.

Jusque-là, naïvement peut-être, j'avais associé cette fonction à un petit appartement du quartier latin encombré de livres et de chats. L'image était presque un poncif du genre mais elle était pourtant bien réelle. Un de mes anciens coreligionnaires de l'école de journalisme avait finalement opté pour ce métier méconnu et ombreux plutôt que d'endurer un chômage prolongé. Au moins il avait un bureau digne de ce nom, un coin à lui avec une imprimante, une connexion Internet haut-débit, un cadre chaleureux…

Je me suis penché davantage sur les feuillets, creusant le sternum, arrondissant les épaules. Il m'arrivait de plus en plus souvent de me vouter comme un vieillard. Mon visage aussi se creusait, s'affaissait, se parcheminait lorsque j'étais trop fatigué. Moi qui avais toujours eu un regard acéré, je commençais à ressentir les premiers symptômes de la presbytie.

Je distinguais quand même sur les feuillets, en addition des signes, une écriture ronde et plutôt élégante tracée au Bic rouge. Les traits n'avaient rien de mâles. J'étais donc de plus en plus certain de m'être introduit chez une personne du sexe opposé, même si en apparence, elle n'en avait pas tous les atours. Qui était-elle donc ?

Hypnotisé par les auréoles concentriques que la torche projetait sur le papier, je me suis surpris à me raconter son hypothétique histoire. Elle s'appelait peut-être Emma, lassée par la vie urbaine, la consommation effrénée, la réussite à tout prix. Blessée par un chagrin d'amour, détruite par la perte d'un être cher ou bien simplement lasse d'aventures sans lendemain, elle avait choisi la solitude à bon compte, à 10 kilomètres de Pontarlier. Cela n'avait sans doute aucun sens de la dépeindre ainsi en hippie écolo, amoureuse perdue ou misanthrope au cœur brisé, mais ça faisait passer le temps. Avec la tempête et l'infection, je devinais que la nuit me semblerait longue.

J'ai souri malgré moi en songeant que ma curieuse hôtesse avait peut-être passé le cap de la cinquantaine, qu'elle était sans doute vilaine et acariâtre et que, vu mon état de santé et son physique impressionnant, elle n'aurait aucun mal à me chasser de chez elle en me bottant les fesses. Ou bien elle me tomberait dans les bras, la bouteille à la main, m'offrirait un verre avant de cuver sa cuite carabinée ou de profiter de son excès de poids et d'une absence d'inhibition pour me faire subir les derniers outrages. Je me demandais d'ailleurs très sérieusement quel accueil elle allait me faire en me découvrant à son retour, introduit illégalement chez elle, fouillant ses secrets, vautré indument sur son lit.

Cette pensée m'a ramené à la triste réalité. Je défaillais, abruti par la fièvre. Je n'avais même pas avec moi une simple boîte de Doliprane. J'ai soupiré en réalisant le ridicule de cette inconséquence avant de basculer en arrière, abattu par la maladie qui ne me lâchait plus. Le matelas en mousse s'est creusé un peu plus sous mon poids.

Je me sentais épuisé, incapable de remonter la pente. Il était évident que la bête progressait inexorablement. Parfois, une embellie me laissait espérer un petit mieux durable à défaut d'un début de guérison. Je savais que ce n'était qu'illusion.

J'avais cru, à mes 17 ans, ouvrir le bal de la vie avec une princesse. Mais la princesse n'était pas à la fête.  En réalité, depuis presque vingt longues années, je dansais sans le savoir un tango avec la Camarde. Deux pas en avant, un pas en arrière ; je ne reculais pas beaucoup pour faire le grand saut.



2

 

 

Epuisé, je n'en étais pas moins insomniaque. Je crois que le sommeil me faisait peur, comme un avant-goût de la mort. Quant aux rêves, ils paraissaient bien trop réels. En fait, c'était le reste de ma vie qui n'était qu'illusion.

Pelotonné sur le dessus-de-lit, un simple sac-de-couchage ouvert et étalé, je ne parvenais pas à trouver le repos. Le vent continuait d'exhaler l'haleine glacée du bonhomme hiver. Mais il n'y avait plus d'oiseau pour lui tenir tête, comme dans l'histoire que me racontait autrefois ma mère. Pas de four de boulanger ni d'étuve de blanchisseur aux environs pour réchauffer le piaf insolent pendant les longues nuits de gel.

Je m'étais entortillé dans le duvet, les yeux grands ouverts, le regard perdu dans la nuit. Pourquoi avais-je choisi de rester dans ce campement de fortune ? J'aurais pu redescendre à pied alors que la route était encore visible, arrêter une improbable voiture ou viser le fond du vallon à l'aveuglette. Ce n'était pas la haute montagne sauvage avec ses dangers, juste un pays un peu rude au seuil de la mauvaise saison. Mais je n'avais plus le courage ni la force. Il m'aurait fallu d'un rien, égaré sur le chemin, pour me coucher dans la neige et attendre la fin. Cela, je ne le voulais pas tout de suite.

Je devais auparavant revoir Karine, lui expliquer. Depuis deux mois, je n'avais cessé de songer à elle. Ce n'était pas maintenant que j'allais l'oublier, "faire mon deuil" comme disait Stéphane – pourtant mon meilleur ami – qui ne savait pas de quoi il parlait. C'était une expression trop mal choisie. C'était même une inversion de rôles, mais cela, Stéphane ne pouvait pas le deviner. Resterait-il d'ailleurs mon "meilleur ami" lorsqu'il saurait ? Pourtant, il faisait partie de l'histoire.

Karine et moi nous étions connus alors qu'elle effectuait un stage de cinq mois dans notre équipe de reportage. Stéphane, son responsable officiel m'avait fait bien involontairement un cadeau inestimable : hospitalisé pour une appendicite aigüe, il avait dû s'arrêter pendant trois semaines. On m'avait confié la charge de la petite stagiaire. Le hasard, pour une fois, avait bien fait les choses.

J'avais remarqué Karine dès son arrivée dans l'équipe. Je ne sais pas ce qui m'avait attiré chez elle de prime abord. Sa plastique irréprochable peut-être, son charme sans aucun doute, son harmonie assurément.

Elle était menue avec une petite poitrine à peine provocante, avait une belle chevelure sombre qui venait caresser un visage ovale et doux et des petites lunettes qu'elle ne chaussait pas toujours mais que j'aimais bien lui voir porter parce que cela lui donnait un air un peu mystérieux. Plus encore qu'un beau minois, elle avait des expressions qui me faisaient fondre. Elle savait en jouer sans paraître calculatrice. Tout chez elle semblait naturel, de l'évidence de notre relation jusqu'à notre rupture. Nous semblions faits l'un pour l'autre mais ce n'était qu'apparence. Nous avions trop donné, trop vite. La précipitation en amour ne porte jamais ses fruits. Les liens qui nous unissaient n'avaient pas résisté aux coups durs.

Je m'étais attaché à elle alors même qu'elle commençait à se décrocher de moi. Je l'ignorais alors mais Karine avait des ambitions très précises dans la vie et s'y tenait, quoi qu'il arrive. Le reste était accessoire. Je faisais partie du surnuméraire. J'aurais pu devenir son ami, l'homme de sa vie ou bien son amant de passage. Elle m'aimait, plutôt bien, sans doute pas assez. Comme j'en avais envie, j'étais devenu son compagnon. J'avais allègrement confondu son enthousiasme d'amoureuse avec l'amour tout court qui dure et résiste à tout. Après quatre années, notre idylle s'était étiolée à l'ombre des déceptions, comme une plante privée de lumière. A la fin de l'été dernier, notre aventure main dans la main ne se poursuivait plus que par habitude ou désespoir. Le reportage sur Toussaint Louverture lui avait porté l'estoc.

Karine se rendait compte aussi que le métier de journaliste, dont elle avait longtemps rêvé, ne la satisfaisait pas autant qu'elle l'avait espéré. Embauchée dans l'équipe au terme de ses études, elle avait pourtant fait sa place. Tous s'accordaient sur sa compétence et son professionnalisme. Mais son ardeur s'était usée au fil du temps, tout comme elle avait pris conscience que notre relation avait connu son apogée et que désormais, nous nous envasions. Les années passant, elle avait aussi découvert que sa vie parisienne ne lui convenait pas. Karine marchait au coup de cœur. Le sien savait donner des uppercuts. Elle m'avait mis KO.

A Verrières-de-Joux, elle avait sympathisé avec un jeune agriculteur qui, en plus de son exploitation, s'était lancé tout seul dans une aventure de ferme-auberge et de chambres d'hôtes. Je ne sais pas si elle avait eu le coup de foudre ou bien si elle avait saisi une occasion de repartir à zéro, mais elle m'avait quitté, très calmement, très gentiment, me jouant sa version de "L'amour est dans le pré". A l'annonce de son départ, j'avais affiché une indifférence trompeuse. Ce n'était qu'un subterfuge pour éviter d'y croire. La nuit même de notre rupture, seul dans l'ombre de notre chambre désertée, je m'étais éveillé, tremblant de fièvre et de désespoir. Je ne savais pas encore que je souffrais de la maladie d'amour et qu'elle était mortelle.

Karine avait résidé quelque temps chez sa sœur à Reims, histoire de "faire le point" disait-elle pour ne pas me causer de peine. Elle tentait de me ménager. J'avais découvert un peu plus tard qu'elle n'avait fait qu'un saut en Champagne et que, moins d'une semaine après notre rupture, elle avait rallié les combes jurassiennes. Notre amour était mort ; mon amour propre était moribond. Je prenais conscience que depuis longtemps je m'étais trompé sur la nature des sentiments que me portait Karine. C'était encore plus perturbant que d'avoir été simplement trompé par elle avec un autre.

Figé dans l'air glacé, le regard perdu dans la voute incertaine de la caravane, je songeais avec amertume à ces quatre années qui, à présent, se chargeaient de regrets. Revoir Karine me terrorisait. Etait-ce pour cela qu'inconsciemment j'avais choisi la gauche, emprunté la route des crêtes, amorcé un demi-tour pour terminer dans ce cul-de-sac ? Retrouver Karine et lui parler était pourtant indispensable. L'esprit chargé de cette obligation pesante, j'ai peu à peu sombré dans un sommeil chaotique.

 

 

*    *    *    *    *

 

 

J'ai revu une fois encore la plage assaillie par les vagues, le soleil couchant qui frôlait l'horizon, dévoilant deux porte-containers prenant le large sur fond de lourdes nuées. L'été trainait ses soirées interminables. Nous flânions dans la fraîcheur du soir. Des oiseaux de mer refluaient vers l'intérieur des terres en piaillant.

Nous avions attendu la tombée de la nuit que les promeneurs rentrent chez eux. Quelqu'un avait allumé un feu de camp avec de vieux cageots abandonnés, du bois flotté, des branches ramassées en bordure de pinède. C'était interdit ; nous le faisions depuis des années, petit groupe formé et remanié au gré des vacances.

Les gendarmes, les employés municipaux ou bien les vieux du pays nous chassaient. Le premier été, nous étions trop jeunes : nous disparaissions comme une volée de moineaux et il nous fallait plusieurs jours avant de recommencer nos bivouacs. L'année suivante, nous attendions un peu à l'écart avant de revenir et d'attiser les braises. Le troisième été, nous avions grandi. Les hommes, les femmes, les représentants de l'ordre ne nous faisaient plus peur. Nous éprouvions même un curieux sentiment de puissance à ricaner sur leur passage, les interpeller, les provoquer. L'alcool et parfois un peu d'herbe nous donnaient du courage.

Pour mes grands-parents, j'allais chez un copain, un garçon à l'air très comme il faut lui aussi, qui jouait la comédie aussi bien que moi je trompais mes aïeux trop confiants. Je me sentais libre et d'autant plus fier de mon indépendance que je l'avais acquise à coup de finasseries et de petits mensonges. Mamie et Papi n'auraient pu se méfier de l'adolescent que j'étais, plutôt bien élevé, réservé et prudent.

Ma mère aussi me donnait le Bon Dieu sans confession, autant par manque de temps que par certitude de la raison que devait me conférer un père absent. Elle croyait que je devenais un homme parce que j'avais un brin de poil au menton et un regard un peu lointain.  Elle prenait mon assurance de jeune mâle pour une maturité que je n'avais pas.

Cette nuit-là, nous avions allumé un feu à l'abri de la dune littorale parce qu'il y avait du vent. Le gros temps avait chassé les flâneurs. La pleine lune clignotait entre les nuages emportés par le souffle du large sur des terres sans aspérités. Il faisait un peu plus frisquet dans les courants d'air mais nous nous réchauffions à coups de bières et de shooters au milieu des touffes d'oyats arrondies par la bourrasque. Un ou deux joints tournaient en permanence, semant dans l'air une tenace odeur de foin brûlé qui s'éparpillait dans la nuit. Une sound machine braillait dans l'ombre mais bien souvent, seul le tempo lancinant des basses passait la barrière des vagues et du vent.

Je ne sais plus comment la conversation avait dérivé sur Charlène. C'était peut-être la faute de l'Aquilon qui soulevait sa robe en coton, nous dévoilant le haut de ses cuisses et sa petite culotte. Je pensais qu'elle devait être gelée. Les plus vieux d'entre nous disaient qu'elle était chaude et qu'elle n'attendait que ça.

J'avais bien senti, tout au long de la soirée, que la conversation tournait en rond, revenait vers elle à chaque tournée. L'alcool me tourneboulait les sens. J'étais déjà gris, moins habitué que mes amis du groupe et bien moins aguerri encore que ces jeunes adultes qui s'étaient joints à nous en cours de saison. Ils tentaient de se rendre sympathiques, payaient la vodka et la téquila des cocktails. Ils me faisaient peur ; je les sentais à l'affut.

A un moment, Charlène était venu s'asseoir à côté de moi. Nous ne nous étions presque jamais adressé la parole, muselés par une commune réserve. Je ne la connaissais pas vraiment. J'avais juste entendu son prénom, lancé à la cantonade. Je ne sais même plus quand elle était arrivée cette année-là. Elle n'était l'amie de personne mais semblait craindre la solitude plus encore que les étrangers. Elle venait parfois ; on la laissait nous suivre. On lui donnait à manger et à boire. Elle était jolie, sûrement gentille, mais je ne savais rien à son sujet.

Elle s'entendait surtout avec une fille du groupe qui n'avait pu venir ce soir-là. Voyant qu'elle était absente, Charlène avait hésité à partir avec nous. Les plus vieux l'avaient incitée à venir quand même. Sans doute avaient-ils compris qu'elle n'était avec personne. Elle ne faisait pas vraiment attention à eux. Je devinais juste qu'elle en avait assez des avances déguisées, des plaisanteries lourdingues. Je ne comprenais pas pourquoi elle restait dans la proximité douteuse de ces types imbibés d'alcool. Elle n'a pourtant pas bougé quand les premières gouttes de pluie se sont abattues sur le sable, comme un signal du ciel.

Les autres ont reflué et se sont égaillés dans la dune, retournant vers la ville à travers les bois. Je n'ai pas bougé : l'eau froide me faisait du bien. Charlène a hésité et puis elle s'est dressée sous l'averse, a levé les bras et m'a regardé. Sans me quitter des yeux elle s'est mise à faire onduler son corps que je devinais en transparence de sa cotonnade. Nous n'étions plus que nous deux dans la nuit devant le feu qui s'étiolait et fumait. Je ne la reconnaissais plus. Seule, elle se découvrait soudain, provocante. C'était un moment à tomber amoureux ou à faire des bêtises. Et puis, aussi soudainement qu'elle était survenue, la pluie s'est arrêtée.

Quelques-uns du groupe sont revenus mais, très vite, ils sont repartis. Il faut croire qu'ils se doutaient de quelque chose. Personne ne nous a mis en garde. Il ne restait que nous deux et les adultes, pièces rapportées un peu menaçantes. L'un d'entre eux a sorti un peu de résine. Très vite une pipe a circulé. J'ai fumé moi aussi, comme Charlène que ça semblait davantage amuser que les shooters. Elle n'aimait pas le goût de l'alcool et avalait de petites gorgées avec une grimace, pour faire comme les autres. Le cannabis par contre l'attirait indéniablement. Pour moi, c'était la première fois ; je n'avais essayé que l'herbe. Le goût fort et piquant de la résine m'avait pris à la gorge et je n'arrêtais pas de tousser. La tête me tournait et j'avais en bouche un goût acre. Les autres riaient, même si l'un d'entre eux, le plus bourré, s'arrachait aussi les bronches.

Ils m'ont demandé si c'était mon baptême mais je n'arrivais plus à répondre. Je me perdais dans le sourire de Charlène qui me regardait m'étouffer sans comprendre, oscillant d'avant en arrière. Elle devait déjà planer. Les trois autres me surveillaient. J'avais l'air pitoyable, abattu par une simple taffe, plus femmelette que cette gamine fluette. L'un d'entre eux a fait remarquer que Charlène tenait le coup, qu'elle n'en était pas à sa première. Un autre a demandé :

— Et pour baiser, elle a de l'expérience aussi ?

Ils m'ont charrié parce que je n'étais pas assez entreprenant.

— On va te montrer…

Je ne sais pas qui a dit ça mais deux d'entre eux se sont levés, suivis très vite par le troisième qui avait du mal à marcher droit. Ils ont entouré Charlène sans s'occuper de moi. D'abord elle n'a pas réagi. Elle continuait à se déhancher, le regard perdu. Sans la pluie, elle avait un peu moins de charme avec ses cheveux dégoulinants et sa petite robe translucide qui brillait dans la lueur des braises.

Elle s'est aperçue enfin de leur présence encombrante, empressée, s'est échappée avec un sourire idiot et s'est laissé tomber sur le sable. L'un des vieux s'est assis à côté d'elle, a cherché à l'embrasser et à caresser sa poitrine. Elle s'est dégagée, s'est tournée vers moi. Dans ses yeux, j'ai deviné l'inquiétude et puis la peur. Elle aurait dû s'en aller depuis longtemps, quitter ces hommes bourrés d'alcool, de shit et d'hormones. Mais peut-être après tout avait-elle peur du noir en rentrant seule à Ondres ou Vieux-Boucau. Ou bien peut-être avait-elle tout simplement mal évalué la situation.

Elle m'a regardé quelques secondes, a compris que je ne bougerais pas, a tenté la fuite. Ils se sont rués à sa poursuite, ne lui ont laissé aucune chance. La curée, sans l'hallali. Elle n'a pas dépassé une cinquantaine de mètres.

Derrière un repli de la dune, je l'ai entendue qui criait. Après un instant de répit marqué par le battement des basses de la sono, elle s'est mise à hurler. Je ne savais plus quoi faire. Ses cris ressemblaient à des hennissements. Elle a braillé comme ça à trois reprises et puis encore un peu ensuite, mais moins fort, comme étouffée sous le poids d'un corps. Je n'ai pas osé m'approcher du repli de sable. On n'entendait plus rien sinon le friselis du vent et le roulement lointain des déferlantes. J'avais mal au cœur et la tête me tournait.

Il s'est passé un long moment avant que je me lève. Dans le ciel, la lune tournoyait dans l'étroite lucarne d'une éclaircie. La mer couverte d'un lamé d'argent dansait dans le vent froid au rythme des vagues précipitées sur la grève. Un peu de sable cinglait mon visage. Je me suis redressé, me suis approché, mécaniquement. Un des types a pris peur à mon arrivée et il a décampé d'un pas lourd.

Arrivé au bord de l'ourlet de sable, je me suis immobilisé. A cet endroit, le bruit de la mer et des rafales ne parvenait plus à couvrir les ahanements, les gémissements et les rires. Il y a eu un mouvement dans les herbes. Une ombre a jailli du repli de terrain, m'a demandé si j'en voulais aussi. Je n'ai pas répondu. La voix m'a encouragé :

— Ben qu'est-ce que t'attends, vas-y, elle est bonne !

Je me suis senti poussé dans le dos, propulsé vers le fond de la cuvette. J'avais les jambes flasques, la tête à l'envers. J'ai deviné un rectangle de peau claire, l'entonnoir des cuisses ouvertes, la tache blanche du visage renversé derrière la robe retroussée. Je suis tombé.

 

 

*    *    *    *    *

 

 

Je me suis réveillé en sueur. J'avais sans doute hurlé. Le cri résonnait encore dans ma tête. Le sang pulsait lourdement dans mes tempes. Mon cœur affolé martelait les barreaux de ma cage thoracique. Il m'a fallu un moment avant de retrouver mes repères dans la lueur jaunâtre qui enflait peu à peu. J'ai reconnu l'intérieur de la caravane. Le relief du pauvre mobilier prenait de la profondeur dans la lumière mouvante qui étirait les ombres.

Je me suis redressé. Quelqu'un approchait dans le faisceau d'une paire de phares. D'un bond, je me suis levé, entraînant la couverte, heurtant la table avec violence. J'ai émis un juron tandis qu'une brassée de feuilles s'éparpillait sur le plancher. La vitre ternie par la crasse et voilée par la neige ne me révélait que des jeux de lumière incertains. Je me suis précipité vers la porte, prêt à faire face, cherchant inutilement des yeux une échappatoire ou une arme. Cela n'avait aucun sens : certes, j'étais entré là par effraction mais c'était pour me mettre à l'abri de la neige, voiture enlisée, mal équipé, malade. Je n'avais commis aucune déprédation en dehors de la porte fracturée et j'étais prêt à dédommager largement le propriétaire. J'espérais juste que la femme des bois n'avait pas un tromblon dans son véhicule, encore que, si elle était fine gâchette, cela simplifierait les choses...

Et puis j'ai songé à Karine, à ma ruée vers l'Est, à la nécessité impérieuse de la revoir, même si c'était pour une mauvaise raison.

Je me suis crispé sur la poignée de la porte qui branlait dans ma main. C'était une protection bien illusoire que j'avais pulvérisée à coups de parpaing un peu plus tôt en soirée. Le ronflement du moteur enflait dans la nuit, couvrant presque le craquement discret des pneus sur le sentier encrouté de neige. Pendant quelques secondes, le grondement sourd s'est maintenu, constant, avant de finalement s'étouffer.

J'ai sursauté en réalisant qu'un premier claquement de portière avait signé la descente d'un passager alors même que le moteur tournait encore. Pas un instant je n'avais envisagé l'arrivée de plusieurs personnes. Le dialogue à trois risquait d'être plus compliqué, surtout si le duettiste supplémentaire était un homme. J'ai serré les poings.

J'ai tenté de déceler une présence derrière le rideau translucide de la fenêtre qui s'obscurcissait à mesure que la neige, drossée par le vent, s'accumulait. Dans mon cou, le vent glacial sifflotait à travers une échancrure de la porte disjointe. J'ai distingué le bruit mat d'une seconde porte, perçu un cri puis le bruit désordonné de pas pressés, une course maladroite, des branchages écrasés. J'avais du mal à évaluer les distances mais la précision de ce remue-ménage semblait croitre. J'ai cru distinguer le soufflet d'une respiration. Un choc a secoué la porte mais j'ai tenu bon. Un autre cri a retenti tout proche alors même qu'un second coup ébranlait la structure de la caravane, porté sans doute un peu en-dessous de la fenêtre. Une saute de vent a couvert un hurlement plus rauque. J'ai deviné le tumulte assourdi d'une lutte. Une décharge d'adrénaline m'a déchiré le ventre et, par réflexe, j'ai entrouvert la porte.

D'abord, je n'ai rien vu d'autre que l'éclat des phares découpé par l'ombre des troncs, le treillis imprécis des buissons. Deux gros yeux lunaires tournés un peu de biais arrachaient à la forêt des lignes grises hachées par des pelletées de neige. Et puis j'ai distingué un dos, massif et courbé.

Je n'ai pas compris l'arrangement du corps, chimère tordue et difforme, gigotant et tentant de s'extraire de sa gangue de neige. J'ai vu le bras se lever, retomber lourdement avec un claquement sec. Les pieds, chaussés de bottes ont été parcourus d'un tremblement. J'ai réalisé.

Un homme écrasait un autre corps, le maintenant à terre, tentant de le soumettre. J'ai hésité. La masse des épaules et l'épaisse encolure me semblaient monstrueuses. J'ai revu le dos de l'homme, le T-shirt clair dans le sable, les cuisses à la peau laiteuse dévoilées, les mouvements du bassin. J'ai crié comme j'avais hurlé ce soir-là :

— Arrêtez ! Mais arrêtez bon sang !

Ces mots semblaient incompréhensibles, n'avaient aucun effet. Ils s'étaient autrefois perdus dans les dunes, emportés par le vent. Amortis par la neige, endormis par le gel, ils s'échappaient de ma bouche pour retomber, inertes. Un frisson de colère m'a parcouru. L'histoire devait-elle se répéter sans cesse ?

Je me suis rué vers le type alors qu'il allait porter un nouveau coup. Je l'ai agrippé aux épaules. Mes mains ont dérapé sur le cuir lustré de sa grosse veste enduite de neige fondue. Je l'ai à peine déstabilisé. Sans se retourner tout à fait, son coude a heurté mon flanc, comme un bélier fracasse une porte. Le choc m'a coupé la respiration et je suis tombé à la renverse. Ma tête a heurté le morceau de parpaing. Une douleur fulgurante a parcouru mon crâne et ma nuque. Un court instant, un voile noir illuminé d'étoiles mouvantes s'est abattu devant mes yeux. Puis la lumière est revenue, violente, agressive, rapidement occultée par une ombre mobile et menaçante.

J'ai vu les yeux, petits et perçants, le visage massif et brut grisaillé par une barbe sombre et mal taillée. J'ai aussi deviné la surprise et la colère dans ce faciès belliqueux découpé par la brutalité des phares. Déjà, mon adversaire me dominait de toute sa taille, se penchait sur moi, me saisissant au col.

Il a levé le poing. J'ai deviné que le coup serait rude, porté de toute sa hauteur. En même temps, il me maintenait de son autre main, ajustant sa prise. J'ai tourné la tête alors même que sa lourde poigne s'abattait. Les phalanges serrées ont ripé sur ma pommette gauche et mon nez. Mon visage s'est enfoui dans la couche de neige glacée déjà profonde. Ma main est retombée, heurtant rudement le morceau de parpaing. Mes doigts ont dérapé sur la surface rugueuse, se sont crispés sur les prises anguleuses.

J'ai deviné le second coup, plus ajusté, senti le poids du corps sur mon abdomen, le genou massif et dur qui m'écrasait les viscères. Mon bras a décrit une parabole. Le choc s'est propagé dans ma main puis dans mon avant-bras. J'ai entendu le craquement, le gémissement étouffé et prolongé. Au-dessus de moi, la lumière est revenue, blessante. Mon ventre, libéré du poids mort, a laissé échapper une décharge de douleur. Le corps est tombé tout à côté de moi.

J'ai attendu quelques secondes, le cœur douloureux. Et puis soudain, je me suis redressé à demi, brandissant le bloc pesant et dur qui glissait un peu entre mes doigts gelés. J'ai vu l'homme qui gisait tout près, son visage ensanglanté tordu par la douleur et la haine. Cette fureur compulsive et aveugle que je ressentais moi-même comme une expression de ma terreur de mourir. Curieux paradoxe pour un condamné qui voulait, un instant avant, devancer la sentence des médecins. Et là, effondré dans la neige, sonné, j'étais prêt à me défendre bec et ongles.

Je me suis mis à genoux. Mon jean s'alourdissait de neige croutée à demi fondue, me figeant les jambes dans une gangue glacée. J'ai regardé le type qui tentait aussi de se relever en grognant, et puis la forme allongée, mouchetée de flocons, indistincte. J'ai juste aperçu l'arrondi du visage, le puits des yeux, deviné l'expression farouche et effrayée. Sur ma gauche, j'ai deviné le mouvement.

L'homme se redressait lentement. Il s'est approché de moi, en crabe, titubant. Je n'avais pas lâché le bout de parpaing ; j'ai frappé au jugé. Le coup a arraché à mes doigts un peu de peau et à l'homme, un cri. Il est retombé, le visage dans un tas de neige, son hurlement étouffé par la poudreuse. J'ai basculé près de lui.

Je manquais de force. Ma tête semblait prête à exploser, comme si je m'étais frappé moi aussi avec la même violence aveugle.

Mobilisant mon énergie, j'ai frappé à nouveau alors que l'homme se ressaisissait. Il a poussé un drôle de soupir. J'ai porté un autre coup, moins fort parce que je n'en pouvais plus, mais il a ripé sur la veste de cuir. Craignant une nouvelle attaque, j'ai rassemblé mes dernières forces pour me relever.

A nouveau j'ai regardé le corps étalé un peu plus loin, face à moi. Je reconnaissais celui d'une femme malgré l'épaisseur des frusques à demi arrachées. Le visage tourné dans ma direction me jetait un regard incrédule. Je suis resté un long moment haletant, cherchant à reprendre mon souffle et le fil de mes idées. A présent, la peur me tétanisait autant qu'elle avait guidé mon bras quelques secondes auparavant. La neige tombait toujours.

La femme a reculé, rampant lentement, sans me quitter des yeux. Dans son regard, l'inquiétude avait fait place à la panique. Je lui ai fait signe qu'elle n'avait rien à craindre mais mon geste a eu l'effet contraire. J'ai pris conscience que je tenais toujours le fragment de parpaing. Il était plus léger, brisé, amputé des trois quarts, éclaboussé d'une trainée noire qui, dans la lumière des phares, prenait des reflets rubis.

J'ai voulu me relever.

Je semblais brisé de partout, comme si j'étais passé dans un broyeur. Les idées et les impressions dansaient dans ma tête et la sarabande se colorait de lueurs mouvantes, fugaces. Face à moi, la femme, effrayée, se traînait toujours à reculons. J'ai cru percevoir un souffle dans mon dos. Je me suis retourné.

 L'homme gisait toujours dans la neige. Je me suis penché, je l'ai attrapé par la manche, prêt à frapper. Le corps a basculé brusquement, flasque, terriblement lourd, m'entraînant alors que je n'avais pas lâché le cuir du manteau. Je suis tombé sur son poitrail, dur, imposant, caparaçonné sous la peau épaisse et roide. Son regard haineux m'a fouaillé comme une lame. Les ombres, amplifiées par le jeu de la neige et la lueur rasante des phares se sont éparpillées comme mille nouveaux adversaires. J'ai cru sentir un frémissement parcourir son corps, une main me saisir. Alors J'ai crié comme un dément.

J'ai frappé une fois, deux fois, dix fois sans pouvoir m'arrêter, les mains et les avant-bras éclaboussés d'une matière visqueuse et chaude, jusqu'à ce que le regard de braise s'éteigne tout à fait puis disparaisse enfin. J'ai fini par jeter le bloc en ciment qui s'effritait entre mes mains et je suis retombé de côté dans la neige, à l'ombre du corps massacré.



3

 

 

 

Je suis resté plusieurs minutes, immobile devant le cadavre que la neige recouvrait peu à peu. J'étais hypnotisé par la béance sombre du visage fracassé, la neige alentour éclaboussée de sang. J'avais du mal à croire que j'en étais arrivé à ce point de non-retour. Quelques minutes auparavant, j'étais un homme ordinaire – du moins l'étais-je pour les autres qui ne savaient rien de moi. Et là, je venais de tuer un être humain avec une sauvagerie inimaginable.

Quelque part en moi, un reste de lucidité – comme dissocié, critique, accusateur – me rabâchait que j'étais un assassin, que ma vie d'homme allait s'arrêter là, mais pas ma vie tout court. Et froidement, cet autre moi analysait la situation, sans état d'âme, arrivant à la conclusion que j'étais parvenu exactement à l'inverse de mes projets. J'avais envisagé d'en finir avant de perdre toute humanité. J'allais devenir un de ces fantômes, minés par la maladie et la solitude, condamné à survivre à l'écart jusqu'à ce que mort s'en suive.

Derrière moi, j'ai senti une présence. Je me suis retourné avec brusquerie. La femme qui s'était approchée a reculé d'un pas. Dans ses yeux, la peur s'installait de nouveau, et aussi le dégoût à la vue du mort. Je l'ai regardée avec insistance.

Elle devait avoir un peu plus de 40 ans, plutôt grande, les cheveux lumineux assez courts, le visage arrondi mais harmonieux quoi que déjà marqué par la vie à moins qu'il ne s'agisse de traces de boue ou de coups. Elle avait des yeux très clairs qui prenaient des tons fauves dans la clarté jaunâtre, des yeux de ciel du nord, étonnement, intensément tristes. Il émanait de cette figure touchante et tragique un mélange de douceur, de désespoir et de force que j'associai d'instinct à la "Madone aux fuseaux" de Léonard de Vinci. Je ne sais pourquoi, à cet instant précis, me venait cette idée. Elle n'avait de commun avec le chef-d'œuvre de la Renaissance que ce visage, ce regard et l'absence d'enfant qui, sur le tableau s'annonçait, devenait inéluctable bien que la Vierge tînt encore dans ses bras le nouveau-né.

Pour le reste, l'inconnue ressemblait plutôt à un homme. Elle portait une combinaison de travail auréolée de neige fondue et une paire de grosses bottes fourrées. Son anorak avait été en partie arraché et laissait échapper un peu de sa bourre.

J'ai fait signe à la femme que je ne lui voulais aucun mal, que tout était fini, que je n'étais pas dangereux. Cela n'a pas semblé la convaincre. Pourtant, elle ne bougeait pas. Le cadavre, malgré tout, semblait la fasciner et l'attirait comme un aimant.

Dans un sursaut de clairvoyance, j'ai imaginé qu'elle le connaissait peut-être, compagnon violent, ancien mari devenu agresseur, qu'un reste de souvenirs communs les reliait, les attachait encore. Mais à aucun moment elle n'avait arrêté mon bras ou lancé une supplique. Elle avait juste contemplé avec effroi cet homme maladif et désespéré qui, à coups de pierre, avait abattu un colosse et, sans lui laisser la moindre chance, s'était acharné sur son visage avec la frénésie d'un fou. Elle m'avait laissé faire.

— N'ayez pas peur…

Elle me regardait au contraire avec une sorte de terreur que je comprenais aisément. Et sans cesse son regard glissait vers le corps inerte. Elle a fini par balbutier :

— Vous avez vu ? Vous avez vu ce que vous avez fait ?

— Je suis désolé.

J'avais parlé trop bas. Elle m'a fait répéter avant de s'exclamer :

— Vous êtes désolé !

— Oui, d'avoir fait ça, comme ça, j'ai expliqué.

Elle s'est gaussée, lançant à la cantonade ou peut-être à l'homme mort à mes pieds :

— Il est désolé. Il est désolé d'avoir tué un homme, comme ça ! Comme ça !

Et puis elle m'a regardé, furieuse, en secouant la tête.

Les idées et la parole semblaient lui revenir, affluaient avec violence comme le sang dans un membre trop longtemps comprimé.

— Vous auriez pu faire ça ailleurs. Merde, si vous vouliez régler vos comptes avec ce fumier, libre à vous, mais vous pouviez faire ça ailleurs que chez moi. J'en fais quoi moi, du macchabé ? Je me le colle à bout de bras pour le balancer en Suisse ? Je le ramène à Pontarlier sur mon dos ?

J'ai compris qu'elle croyait à un règlement de comptes. Apparemment, elle n'avait pas perçu l'intention salvatrice de mon intervention. Sa réaction m'a pris de court.

— On peut l'enterrer…

Ma proposition a semblé l'amuser. Du moins m'a-t-elle adressé un sourire contraint où je devinais un fond d'ironie.

— Je n'y aurais pas pensé toute seule, dites donc !

— Vous avez une pelle ?

— Une pelle, une pioche… Je dois même pouvoir confectionner une croix, enfin si cet enfoiré croyait en Dieu ou autre chose. Mais on va éviter les signes trop ostensibles, ça vaut mieux vu la situation.

Je ne m'attendais pas à ce trait d'humour encore plus irréel que la position dans laquelle nous nous trouvions. J'ai demandé :

— Vous le connaissiez ?

La femme semblait me considérer comme un extra-terrestre à peine débarqué de sa soucoupe volante. Elle a secoué la tête avant de répondre d'une voix qui tremblait un peu :

— Je pensais que vous oui. Pour s'acharner sur un homme de cette manière, il fallait que vous en ayez après lui… Me dites pas que vous avez fait ça pour me sauver !

— J'ai bien peur que si.

Elle a haussé les sourcils, a semblé prendre la forêt entière à témoin.

— Putain, vous rigolez là ?

— Il vous agressait, il allait vous violer ou je ne sais quoi, enfin, vous faire du mal.

— Mais vous sortez d'où ?

— Je viens de Pontarlier, j'ai dit, et même de Paris.

— Et votre voiture, vous en avez fait quoi ?

Je lui ai fait un signe de tête vers la droite, désignant l'ombre épaisse. On ne voyait rien d'autre que les torrents de neige. Mon auto était totalement masquée par le brouillard et la poudreuse. Ni elle, ni son agresseur n'avait pu l'apercevoir.

Elle a secoué la tête pour se débarrasser des flocons qui la submergeaient. Déjà nos chaussures disparaissaient dans une purée blanche et irréelle.

— Il me voulait pas du bien, c'est sûr. Mais vous le voyez me violer avec ça ?

Et elle me désignait son bleu de travail :

— J'ai deux épaisseurs, cette combi et un jean, alors le temps qu'il y arrive…

J'ai rétorqué que ça, je l'ignorais. Lui aussi sans doute. J'avais été réveillé, j'avais découvert un homme qui maitrisait une femme à terre, la battait. Je n'avais pas réfléchi davantage. Il avait refusé de m'écouter, m'avait porté des coups, je m'étais défendu.

— Je suis désolé…

Elle secouait toujours la tête.

— Vous vous rendez un peu compte de ce que vous avez fait et surtout comment vous l'avez fait ? Vous avez vu sa tête ? Il a le visage en bouillie. Il était à terre, il était KO et vous vous êtes acharné dessus. Vous êtes quoi ? Une sorte de tueur ? Un psychopathe ? Pas un quidam qui passait par là quand même ! Et puis d'abord, vous dormiez, mais vous dormiez où ?

J'ai désigné la caravane. Le vent avait ouvert en grand la porte. On devinait les traces de mon effraction.

— Je suis désolé…

— Arrêtez d'être désolé, ça ne sert à rien !

Elle avait un curieux accent qui ne m'évoquait en rien celui du Jura, léger mais un peu plus guttural que le phrasé traînant des crêts.

Et puis elle a vu la porte défoncée. J'ai tenté de désamorcer sa colère, sans succès. Les apparences m'accusaient.

— Merde, vous étiez chez moi. En plus, vous avez bousillé ma porte. Vous étiez en train de me cambrioler ?

— Je me suis mis à l'abri, ma voiture est embourbée.

— Pas de téléphone non plus ? Pourtant ça passe ici.

— Batterie à plat…

Je disais la vérité mais j'avais le sentiment curieux de m'enfouiller dans un bourbier de mensonges.

La femme s'est avancée vers la caravane, a ouvert prudemment la porte, comme si elle s'attendait à voir sortir un nouvel agresseur. Elle est entrée en me regardant en coin, m'a lâché des yeux le temps d'une brève inspection. Tout cela n'a duré que quelques secondes. Je ne savais même pas ce qu'elle avait pu vérifier sans lumière. Elle m'a opposé la même moue moqueuse que précédemment.

— Quel tueur vous faites ! Voiture embourbée, mobile en panne… Il vous reste plus qu'à attendre l'arrivée des poulets.

J'ai fait un signe vague. Elle a levé un sourcil inquisiteur dans ma direction. Son visage exprimait à présent davantage le doute que la peur.

— Vous faisiez quoi chez moi ?

— Je vous l'ai dit, je dormais.

Ma voix était éteinte mais elle ne m'a pas fait répéter. Je n'aurais pas pu si j'avais voulu : une quinte de toux me pliait en deux. Elle a attendu que ça se calme.

— Vous dormiez, et quand on est arrivés, vous vous êtes réveillé pour tuer un parfait inconnu… Et moi je vous regarde faire. Vous y croyez vraiment à votre histoire ? Parce que – ouvrez-vous les yeux – personne ne va gober ça. On est à peu près indemnes et le type, lui par contre, il est dans un sale état. De là à croire que je vous ai aidé…

Je n'avais même pas envisagé cette éventualité.

— Je vous mettrai hors de cause…

Son rire a sonné faux, aussitôt éteint dans la nuit ouatée.

— Vous pourrez toujours dire ce que vous voulez. Comment vous expliquerez votre présence ? C'est un cul-de-sac.

Je n'avais pas la réponse. A part lui avouer que j'avais oublié mon GPS. J'ai préféré revenir à notre problème immédiat.

— Alors, le cadavre, on en fait quoi ?

La femme a haussé les épaules. Elle s'est précipitée soudain vers l'appentis, a fourragé dans les outils et en a tiré une pelle et un seau en métal. J'ai tendu la main ; elle ne m'a tendu que le seau.

— Je vais creuser. Vous, occupez-vous du corps.

Et comme je marquais la surprise, elle m'a expliqué :

— Eh oui, vu comment vous l'avez arrangé, j'ai vraiment pas envie de vous donner cette pelle pour que vous m'en colliez un coup derrière la tête. Faut m'excuser mais depuis un moment, j'ai une confiance limitée dans le genre humain…

Elle a jeté le seau à mes pieds.

— Faut se dépêcher parce qu'à ce train-là, on aura au moins 40 ou 50 centimètres de neige demain matin et à la saison, il peut neiger comme ça deux ou trois jours d'affilée. Sous peu, faudra déneiger avant de creuser et ce sera la croix et la bannière pour faire un trou.

Elle m'a désigné le corps.

— Vous attendez quoi ? Vous me laissez faire le boulot toute seule ?

Puis elle s'est retournée en maugréant.

— C'est bien les bonshommes ça ! Ils font leurs cochonneries et nous, les nanas, faut qu'on ramasse leur merde…

Je regardais sans bouger le mort déjà enfoui sous plusieurs centimètres de poudreuse. Les flocons, serrés et innombrables, se précipitaient sur le cadavre. Ils semblaient le phagocyter, le dissoudre. Déjà le corps nous échappait.

— Il vous fait peur ? Vous ne voulez plus le toucher ? m'a demandé la femme. Moi, c'était avant qu'il me foutait la trouille. Maintenant, c'est plus qu'une ordure dont il faut se débarrasser.

Elle s'enfonçait déjà dans les bois. Sentant que je n'avais pas bougé, elle s'est immobilisée, s'est retournée, a reculé de quelques pas. Je lui ai jeté un regard où j'ai mis plus d'agressivité que je n'aurais voulu.

C'était plus fort que moi. Je me sentais au bord du gouffre. J'étais pris de nausées, la tête me tournait. L'adrénaline avait un instant anesthésié mes douleurs, compensé mon épuisement. A présent, elle me retournait les sangs. J'avais su mobiliser ma colère pour faire face à la violence. J'avais tout donné. Et là, devant la mort froide et paisible, je me sentais défaillir.

— Et merde, me dites pas que vous allez avoir des faiblesses ou des remords ! Gardez-ça pour plus tard. D'accord, vous vous êtes défendu, je peux comprendre. Mais vous n'avez pas vraiment hésité pour l'achever quand il était à terre. Vous avez dû y réfléchir un peu avant d'en faire de la chair à pâté. Ou alors, vous êtes complètement malade !

Elle avait mis dans le mille sans le savoir : plus malade que moi, tu meurs !

Finalement, je me suis penché sur le cadavre, je l'ai attrapé aux aisselles et j'ai tiré. Il n'a pas bougé. Il me semblait encore plus lourd que lorsqu'il pesait sur moi, écrasant mon abdomen sous son genou.

Je tournai la tête, pour ne pas voir le visage ravagé par les coups, ne pas sentir l'odeur écœurante du sang, de la chair à vif. Malgré le froid, la neige, j'avais l'impression d'être submergé par cette senteur prégnante de mort.

J'ai deviné que la femme s'était rapprochée. Elle m'a effleuré du bout de la pelle, comme on titille un serpent qui pourrait vous mordre.

— Reculez, je vais vous aider. Vous avez l'air moins costaud que je croyais. Mais je vous préviens, si c'est un piège pour m'attirer et que vous tentez quoi que ce soit, je vous colle cette pelle sur la tête ou entre les jambes. Vous verrez que ça peut faire du dégât aussi !

Et sans lâcher son arme improvisée, elle m'a poussé d'autorité et a empoigné l'homme sur l'autre flanc.

J'ai tout de suite senti l'effet de nos efforts conjugués. Le corps a bougé. D'un mouvement de reins, la femme nous a entraînés dans le sous-bois. Elle avait l'air de savoir où elle allait.

Nous avancions lentement, péniblement, nous arrêtant tous les cinq ou dix mètres. Le cadavre était pesant et flasque. Il accrochait la moindre aspérité du terrain avec ses talons. Loin de nous aider, la poudreuse s'accumulait sous le corps, créant de nouveaux obstacles qu'il fallait franchir par à-coups. Plus nous progressions et plus il nous fallait attendre entre chaque étape pour reprendre notre souffle. De nouveau, je me sentais défaillir. Je suis tombé à genoux et je me suis mis à vomir. La femme s'est inquiétée :

— Ça va aller ? C'est le contrecoup. Vous êtes décidément plus sensible que je pensais. Videz ce que vous avez en trop, ça soulage. Après, vous vous sentirez mieux.

Sa voix avait perdu toute agressivité. En plus du doute, j'y ressentais de la lassitude. Elle avait allumé une torche et balayait le sous-bois déjà molletonné de blanc. Le faisceau ne révélait qu'un étroit cône de troncs ébranchés à demi gommés par les rideaux de neige. A cet endroit, le sol était exempt de végétation basse et l'avance était plus facile. J'ai désigné un endroit, apparu brièvement dans le halo de lumière. J'avais cru voir un trou.

— On pourrait le mettre là.

La femme a secoué la tête.

— Rêvez pas. C'est une ornière creusée par la pluie. Si on la rebouche, elle se reformera au printemps avec l'érosion et notre bonhomme se retrouvera dans la vallée. J'ai peur qu'on soit obligés d'aller plus loin.

Je n'ai pas jugé bon de discuter. Nous avons encore avancé d'une vingtaine de mètres et puis elle a laissé le corps glisser à terre. La soudaineté du mouvement m'a surpris et, privé d'aide, j'ai failli m'étaler.

— Ici, ça devrait aller. Reste plus qu'à creuser. Ça va pas être de la tarte. On va fonctionner en alternance, pour pas se gêner et pas vous donner non plus l'occasion de m'approcher de trop près. Je décaisse et vous déblayez.

 Je me suis éloigné du corps, me tenant aussi à distance de la femme. Elle a dégagé une étroite zone, à l'écart des arbres et a commencé à creuser avec application, sans forcer, économe de son énergie. Elle ne me quittait que brièvement du regard, pour assurer chaque pelletée, et puis revenait à moi, épiait mes moindres mouvements, mes plus petites réactions. Je lui ai proposé de la remplacer mais elle a refusé. Je n'ai pas insisté, heureux de pouvoir me laisser aller, regrettant seulement de ne pas trouver un coin où m'asseoir.

J'étais déjà trempé, frigorifié. Le tissu glacé de mon pantalon humide râpait douloureusement ma peau brûlante. Je transpirais abondamment sous mon blouson qui laissait pourtant le froid s'infiltrer. Je ne m'étais pas équipé pour faire de l'exercice sous la neige en moyenne montagne. Lorsque j'avais quitté Paris, il faisait encore doux.

— A vous, venez dégager la terre. Allez, dépêchez-vous, on va geler sinon !

Je n'ai pas réagi au ton impérieux. J'ai regardé la pelle que la femme tenait toujours, m'attendant à ce qu'elle me la cède enfin. Elle a seulement désigné le seau que j'avais abandonné près du mort.

— Pour déblayer, le seau suffira. La pelle, je préfère la garder. Faut pas m'en vouloir mais comme je vous ai dit, j'ai toujours pas trop confiance en vous…

Je me suis mis à racler la terre émiettée, celle qu'elle n'avait pas pu évacuer aux premiers coups de pelle. C'était fastidieux et inefficace. Je le lui ai fait remarquer.

— Ça me permet de reprendre souffle, elle a expliqué. Et ça vous occupe. Sinon vous risquez de choper la crève. Et puis ce qui est fait n'est plus à faire.

Nous avons continué notre manège en silence, nous relayant toutes les cinq minutes. La silhouette de ma compagne d'infortune se découpait dans la lueur des phares de la voiture que nous n'avions pas éteints. La clarté diffuse était brièvement capturée, démultipliée et renvoyée par la multitude de flocons qui tombaient avec constance. Dans ce mouvement uniforme, unidirectionnel et pourtant capricieux, la vapeur des respirations prenait un tour anarchique, volutes s'éparpillant, roulant en arabesques folles.

Petit à petit, la femme s'était enfoncée dans le terreau meuble de la forêt. Par chance, il n'y avait ni racine ni pierre à cet endroit et elle avait progressé assez rapidement, creusant un trou de deux mètres sur un bon demi. J'admirais sa vigueur, inattendue chez une intellectuelle. Visiblement, cette femme des bois avait l'habitude de l'effort. Je trouvais même que, compte tenu de son endurance, elle avait un physique plutôt gracieux malgré sa dégaine rébarbative.

Me venaient en tête une multitude de questions à son sujet et je m'inventais de possibles réponses. Cela m'occupait l'esprit. Vivait-elle ici à longueur d'année ? Oui sans doute puisqu'elle y était encore au seuil de l'hiver. Depuis combien de temps était-elle implantée ici, loin de tout ? Suffisamment longtemps pour s'être construit une existence à elle. Vivait-elle toujours seule ? Probablement car, au premier coup d'œil, je n'avais pas décelé traces d'une autre présence. Avait-elle adopté cette existence atypique de son plein gré ou bien avait-elle été contrainte de s'isoler ? Difficile à dire mais elle semblait entretenir un contact avec l'extérieur puisqu'elle recevait des manuscrits à corriger et s'était éloignée de son camp cet après-midi-là pour revenir mal accompagnée.

Alors que j'achevais de déblayer la terre, ramassé au fond du trou, je me suis demandé si elle me considérait encore comme un danger potentiel. A aucun moment je n'avais fait mine de tromper sa vigilance. J'avais obéi à ses consignes, sans protester. D'ailleurs, si elle avait su ! J'étais totalement inoffensif, exténué par la maladie. Je m'épuisais en expectorations qui me coupaient le souffle. J'avais mobilisé mes dernières forces dans la bataille contre cet inconnu, avec l'énergie et le désespoir d'un homme qui ne sait pas se battre et qui doit, pour sauver sa vie, affronter un adversaire bien plus fort et expérimenté. Toute mon agressivité, ma violence aveugle, mon énergie à tuer trouvaient leur source dans mon infériorité évidente, mon incapacité à me défendre. Et puis aussi dans ma colère. De cela, la femme ne semblait pas se rendre compte. D'ailleurs elle m'a dit :

— Je vous laisse le mettre dans le trou, moi j'ai assez bossé.

Péniblement, j'ai charrié le corps au bord de la fosse en le faisant rouler sur le côté puisque seul, je ne pouvais envisager de le traîner. Il a fallu qu'une fois encore je descende dans le trou pour le tirer au bord, qu'à nouveau je m'en extraie, enjambe l'excavation et m'arcboute sur le poitrail de l'homme que j'avais tué. Je sentais la chaleur résiduelle de son corps à travers son chandail, par l'échancrure du blouson de cuir. Tout cela me demandait une énergie considérable qui, plus le temps s'avançait, me faisait défaut. La femme m'a arrêté soudain alors que j'allais faire basculer le cadavre.

— Prenez ses papiers, et puis les clés de la voiture, s'il les a sur lui…

Tout en évitant de regarder le visage estropié, j'ai entrouvert le blouson, avisé le portefeuille. Je l'ai tiré, ainsi que divers papiers et la carte grise du véhicule. J'ai aussi déniché plusieurs paires de clés. J'ai empoché le tout. J'ai rassemblé mes dernières forces pour peser sur la masse inerte, la faire rouler dans le trou. Le cadavre est tombé lourdement, face contre terre. Je suis resté hagard, accroupi au bord de la cavité alors que la femme commençait à reboucher la tombe. Elle a maugréé :

— Vous avez un seau… Servez-vous en, ça ira plus vite !

— On est certain qu'il est mort ? j'ai demandé.

La femme a réprimé un sursaut.

— Avec une tête dans cet état, vous le seriez pas mort, vous ?

Je devais bien admettre que le bonhomme n'avait pas bonne mine, même si à présent je ne pouvais plus voir son visage.

A contrecœur, je me suis levé, j'ai attrapé le récipient et, mécaniquement, j'ai repoussé les tas de terre grisés d'une pellicule de neige. Ce surplus d'exercice m'a permis d'échapper à l'engourdissement qui, peu à peu, me paralysait et semblait absorber toute ma vitalité.

Finalement, la femme est venue m'aider. A deux, nous avons vite comblé la sépulture. Il nous a même fallu tasser le surplus de terre décompactée, l'éparpiller autour pour aplanir la surface. Dans la nuit, mis à part l'absence provisoire de neige sur une zone rectangulaire de trois ou quatre mètres carrés, il était difficile de déceler la trace d'une quelconque inhumation.

Nous avons lentement reflué vers la lumière. La nuit était tombée tout à fait.

— Faut se débarrasser de la voiture !

— Demain, j'ai protesté.

— Demain, si on a 50 centimètres de neige, il sera trop tard. Et puis en plein jour, c'est trop risqué. C'est un gars du pays.

La femme avait haussé le ton. J'ai cru y déceler les restes d'une autorité naturelle, pourtant son regard empreint de doute disait tout le contraire.

— Vous le connaissiez ? j'ai demandé d'un air las.

— Depuis moins d'une demi-heure. Il m'avait prise en stop. Mais il s'est pas présenté. Je l'avais jamais vu mais lui, il m'avait repérée depuis un moment, dans le magasin de bricolage. Enfin j'imagine…

— Pour le groupe électrogène, c'est ça ?

La femme a semblé interloquée puis elle a esquissé un sourire amer.

— Je vois que vous avez fait le tour du proprio…

J'ai précisé que je cherchais simplement de l'aide avec ma voiture embourbée et mon portable en berne. Elle a paru contrariée.

— Merde, c'est vrai, vous me l'avez dit. Sachant que je n'ai plus de voiture et que la vôtre est en rade, ça signifie que si on éloigne celle-là, on sera à pied pour revenir. Ça va pas mal restreindre notre champ d'action…

Elle a réfléchi un moment, sans me perdre de l'œil, toujours suspicieuse.

— Ça veut dire aussi que vous pouvez pas repartir par vos propres moyens…

 Elle a eu un mouvement d'impatience et puis s'est reprise, annonçant sur un ton faussement calme :

— On va régler chaque problème en son temps. D'abord, on élimine la bagnole parce que sinon, autant la prendre pour aller se livrer chez les bleus.

— Vous voulez en faire quoi ? La précipiter dans un ravin ? La brûler ?

Elle s'est gaussée en soufflant, exaspérée.

— Vous êtes qui, bon Dieu, pour me sortir des trucs pareils ? Pourquoi pas téléphoner directement au commissariat de Pontarlier ou à la gendarmerie du Haut-Doubs pendant que vous y êtes ? Non, puisque vous m'avez mise dans la panade, laissez-moi trouver les solutions, ça nous fera gagner du temps. Cette caisse (elle me désignait le gros 4x4 Ford Ranger qui accusait quelques années), on va la laisser dans un chemin secondaire qui me permettra de rentrer à pied et vous, de rejoindre un endroit habité en attendant de reprendre votre voiture. Avec la neige, nos traces seront rapidement effacées.

Elle m'a regardé d'un drôle d'air.

— D'ailleurs, vous êtes certain qu'elle est vraiment embourbée votre caisse ? Parce qu'honnêtement, ne le prenez pas mal, je sais que vous avez cru bien faire, mais je n'ai qu'une hâte : vous voir mettre les voiles et plus jamais entendre parler de vous !

Elle m'a demandé les clés, celles du tout-terrain mais aussi celles de ma Peugeot. Je les lui ai données. Sans façon, elle s'est installée au volant de cette dernière. Ma vieille 406 ne lui a pas fait le coup de la panne. Le moteur a démarré au quart de tour. Les roues avant, en revanche, ont rejoué la même sérénade, patinant allègrement dans la boue insuffisamment gelée. La voiture a chassé et puis s'est enfoncée un peu plus encore dans l'ornière. Je la regardais faire, impuissant. Par la vitre baissée, la femme m'a fait signe de l'aider. J'ai poussé, le plus fort que je pouvais, c'est-à-dire assez mollement, pendant qu'elle accélérait. La voiture n'a pas avancé d'un iota mais m'a copieusement aspergé d'un mélange glacial de boue gelée et de neige compactée.

Alors que la conductrice allait sortir du véhicule, j'ai été pris d'un étourdissement. Je tremblais. J'ai basculé vers l'avant, elle a crié. Je l'ai sentie me repousser. Quelque chose a piqué ma gorge.

— Salopard, fallait bien que t'essayes !…

A demi inconscient, je sentais la pointe d'une lame sur mon cou. Et puis la pression s'est allégée tandis que je m'effondrais.

J'ai ouvert les yeux.

La femme était devant moi, encore méfiante, me tenant en respect avec un couteau de cuisine qu'elle avait dû récupérer lorsqu'elle était allé constater les dégâts dans la caravane. Mais son air était à présent plus inquiet qu'agressif.

— Oh, vous tournez de l'œil à présent ? C'est pourtant pas le moment !

J'ai voulu la rassurer :

— Ça va aller mieux...

Mais elle n'avait pas l'air convaincu. Elle a rangé son arme, m'a collé un peu de neige sur les joues. Sa main était plus douce que je ne l'aurais cru, chaude sous la neige glacée.

— Désolée pour le couteau, j'ai cru que vous m'agressiez.

Mon sourire devait ressembler à une grimace. J'ai ânonné :

— A votre tour d'être désolée…

Elle a laissé échapper un soupir et m'a touché le front, sans appréhension cette fois.

— Vous êtes brûlant…

Elle semblait vraiment inquiète, agacée aussi.

— Vous pouvez dire que vous me mettez dans une merde noire !

Et puis elle s'est radoucie et m'a dévisagé d'un air indécis.

— Merci quand même de m'avoir sauvée de ce type. Je crois pas que j'aurais eu le dessus et j'ai bien peur de vous devoir quelque chose. Mais j'ai le pressentiment que c'est une dette qui va me coûter cher.


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