Tradition familiale

nat28

Projet Bradbury - Semaine 22

Ca doit faire quoi ? Vingt ans ? Oui, c'est ça, vingt ans… La vache ! Déjà vingt ans…. Incroyable ! Faut dire que j'ai commencé tôt, par rapport à mes copines qui s'y sont mises il y a un an ou deux.

 

Je me souviens exactement du jour où j'ai commencé. J'étais chez ma grand-mère pour les vacances de Pâques, et cette fois là, ma frangine, Léa, n'était pas venue avec moi. Elle avait la varicelle ou un truc dans le genre. Donc, au lieu de passer mes journées à jouer avec elle dans le jardin de mamie, j'étais en galère dans le salon, coincée entre mémé et des vieux albums de “Martine”. Je ne lisais pas encore trop bien à l'époque, et puis de voir Martine aller à la plage, à la montagne, au marché ou à l'école, ça m'avait vite gonflé. Mais il n'y avait pas la télé…

 

Alors ma grand-mère avait été fouiller dans le grenier d'où elle avait ramené un grand panier en osier. Elle m'avait parlé d'un truc que toutes les filles de la famille faisaient, une sorte de tradition familiale. Elle m'avait montré comment ça marchait, et j'avais passé le reste des vacances à essayer d'obtenir un résultat potable. Honnêtement, j'avais foiré. Mais bizarrement, ça ne m'avait pas découragée. Ca ne faisait pas de bruit, ça ne clignotait pas, c'était long et répétitif, les premiers essais étaient clairement moches, pourtant, j'avais quand même kiffé le concept.

 

En rentrant à la maison, j'avais tanné ma mère pour continuer. Elle aussi avait fouillé au grenier et elle aussi avait ramené un panier en osier, à croire que ce genre de truc ne pouvait se ranger que dans un panier en osier. Pendant plusieurs semaines, j'avais passé tout mon temps libre à m'entraîner et à améliorer ma technique. Dès que mes devoirs étaient finis, je me précipitais sur le panier en osier, oubliant les dessins animés et la console de jeu.

 

Et puis un jour, ça m'avait lassé. J'avais arrêté comme j'avais commencé, tout d'un coup, à cause d'un nouveau jeu vidéo je crois.

 

Quand ma grand-mère était venu nous rendre visite, pour le 14 juillet, elle m'avait demandé si je continuais à le faire. Je lui avais montré ce que j'avais fait à la maison, et elle m'avait félicitée. Ca m'avait fait plaisir, et donné envie de recommencer. Alors je m'y étais remise, avec un projet précis cette fois là, projet que j'avais terminé juste avant la rentrée. Ma mère m'avait bien aidée.      

 

Pendant la douzaine d'années qui a suivi, ça a continué comme ça. J'avais des période avec, et des périodes sans. Je m'y mettais non stop parce que j'avais une idée en tête, ça me prenait des semaines, et puis après, je faisais d'autres trucs pendant des mois. Comme mes potes me répétaient que mes créations étaient cools, une idée a commencé à germer dans ma tête.

 

Et si j'en faisais mon métier ? OK, c'était complètement dingue. Je venais tout juste de passer mon bac, après avoir retapé ma Terminale, je n'avais aucun projet professionnel, et cette “idée” n'avait rien de sérieux ou de viable.

 

J'ai passé des heures sur Internet pour voir si d'autres personnes s'étaient déjà lancées dans ce genre de business. Et j'ai été surprise de trouver quelques sites qui avaient l'air de bien marcher. Alors je me suis renseignée, sur les lois, la comptabilité, plein de trucs chiants…. et j'ai monté un dossier, avec des intercalaires et tout, dans mon classeur rose “Hello Kitty” que je gardais précieusement depuis le collège.  

 

Je savais bien qu'aucune banque ne me prêterait de la thune, surtout avec le classeur “Hello Kitty”... Je n'avais pas d'argent de côté non plus, tout mon argent de poche passait dans les fringues et le maquillage quand j'étais ado. Je n'avais pas besoin de grand-chose, mais j'avais encore moins. Alors j'en ai parlé à ma grand-mère. Après tout, ça avait commencé avec elle, elle me comprendrait.

 

Et elle l'a fait. Elle a cru en moi et en mon projet, quand ma mère et ma soeur doutaient sérieusement de ma réussite. Au début, franchement, elles ont eu raison. Les six premiers mois ont été déprimants, même si ma mère m'aidait à chaque fois que j'avais besoin d'un coup de main ou d'un conseil. Mon site Internet plantait tout le temps, mon pote Nathan devait venir le dépanner tous les deux jours, je ne vendais quasiment rien, et j'avais dilapidé les deux mille euros prêtés par ma grand-mère pour des matières premières qui s'accumulaient dans ma chambre. Chez mes parents. Parce que, sans revenus, je ne pouvais pas quitter la maison familiale, bien sûr, quand toutes mes copines avaient un studio. Et un petit ami. Moi, au début, je n'avais pas le temps pour ça. Et puis après, je n'avais pas envie. Et puis raconter à un mec mes journées passées sur le canapé, bloquée chez mes parents, ça ne me faisait pas rêver. Je m'étais imaginée en femme d'entreprise conquérante, et j'étais une chômeuse en galère. Pas glamour.

 

Je déprimais sévère, et quand la période de Noël est arrivée, je n'avais pas du tout envie de faire la fête. Et je n'avais pas une thune pour faire des cadeaux. Mais bon, à vingt ans, je ne pouvais pas me pointer les mains vides en faisant la gueule comme une ado en crise. Alors j'ai utilisé mon “talent” pour bricoler des cadeaux faits maison pour tout le monde avec mon sock. Histoire de m'en débarrasser. Et de me dire que tout ce que j'avais tenté servait à quelque chose finalement.

 

J'ai halluciné quand toute la famille s'est extasiée devant mes créations. Ils m'ont tous remerciée pour les cadeaux et quand je leur ai parlé de l'échec de mon projet, ils ont tous voulu m'aider. Au début, j'ai pas voulu accepter l'argent qu'ils ont tous voulu me donner, et puis un sourire de ma grand-mère m'a décidé.

 

Dès le lendemain, je m'y suis remise. J'ai écumé les blogs, j'ai fait de la pub auprès de tous mes amis sur les réseaux sociaux, et ça a commencé à décoller. Un peu. Au Noël suivant, la famille m'a demandé des nouvelles de mes “affaires”, évidement, et même si j'étais toujours coincée chez papa et maman, j'avais pu leur dire qu, pour la première fois de ma vie, j'avais pu faire une déclaration de revenus aux impôts. Trois mille deux cents euros, pas de quoi en vivre, mais c'était un début. Je voulais leur rembourser l'argent qu'ils m'avait prêté, mais ils ont tous dit non, sous prétexte que mon petit pactole ne suffirait pas. Ils n'avaient pas tort en plus.

 

L'année suivante a mieux marché, et des magazines ont même fait des articles sur moi. Mon concept plaisait et mes clients étaient de plus en plus nombreux. L'année d'après, j'ai enfin pu quitter le nid, pour le plus grand bonheur de mes parents. Et de Nathan, qui n'en pouvait plus de m'attendre. Ses études l'avaient occupé quelques années, mais il voulait que notre histoire en pointillés devienne quelque chose de plus sérieux. J'étais pas contre, alors je lui ai proposé de venir vivre avec moi. Il a dit oui. Et une fois de plus, les débuts ont été difficiles, et la suite bien plus agréable. Je me suis accrochée à notre relation, car je savais que ça valait le coup. Ce qui avait marché pour mon petit commerce pourrait aussi marcher avec mon petit copain.   

 

Aujourd'hui, j'ai vingt-sept ans. Mes potes m'ont organisé une super fête pour mon anniversaire, mon mec me parle de faire un bébé, je vis enfin de mon idée un peu folle, et ma famille est fière de moi. Moi qui ne savais pas quoi faire de ma vie en sortant du lycée, et qui me voyais finir dans une usine ou un supermarché, je suis aujourd'hui mon propre patron et j'ai même une employée ! Si j'avais pu imaginer ça le jour où j'ai commencé à tricoter...  


Signaler ce texte