Treize ans

zelia

Paul était un collègue de mon père, un homme marié.
Cet été là (en ces mois de Juillet et Aout 1994 où plusieurs records de chaleur ont été enregistrés dans la région) et sur les conseils de mon père, il avait loué une villa dans la même petite ville balnéaire que nous.
Comme cela avait réjouit mon père !  Je peux le revoir nous dire « C’est vrai qu’on ne bosse pas ensemble depuis longtemps mais c’est un chouette gars, vraiment, vous allez voir, mes femmes ! » et puis nous sourire.
A ma mère, qui fumait une cigarette devant la fenêtre, son profil si gracieux, ses lèvres rouges. A ma sœur, Marie, la longue frange derrière laquelle elle cachait ses yeux et son sourire poli. A moi, excitée comme l’était mon père, heureuse pour lui, les yeux brillants, parce que j’étais encore à l’âge ou l’on est  la petite fille de son papa
Paul n’était pas simplement beau. C’était un homme complexe, et son charme l’était aussi. Il était un peu trop grand et mince, ses cheveux un peu trop longs, ses yeux un peu trop noirs, aux longs cils de femme, mais quelque chose de quasi magique se passait lorsqu’il s’animait, parlait, et riait. Il attirait les gens, et les femmes surtout changeaient d’attitude lorsqu’il se trouvait près d’elles.
Il m’avait suffit d’un soir pour m’en rendre compte, du haut de mes 13 ans.
Ma mère, qui ne l’avait pourtant rencontré qu’une seule fois, m’avait semblée plus agitée que d’ordinaire la journée précédant  le fameux dîner. Elle était fébrile, pressée, passait d’une pièce à une autre un torchon ou un mascara à la main, le tout cadencé par le cliquetis de ses talons hauts, laissant échapper un soupir à chaque fois qu’elle passait près du canapé et nous voyait étendues devant la télévision, ma sœur et moi. En début d’après midi  elle nous avait finalement envoyées  à la plage, un panier rempli de serviettes, magazines et crème solaire posé d’office sur l’épaule de ma sœur..
Marie, aussi brune que j’étais blonde. Nous avions eu les mêmes boucles claires quand nous étions petites, mais à un moment, chacune semblait avoir choisi son camp, les cheveux de Marie devenant chaque année de plus en plus lisses, et lourds, et de ce brun foncé que des reflets rouges sombres animaient parfois.
Les miens étaient restés pareil à du duvet de poussin, mi longs, avec ses boucles qui s’emmêlaient, cette couleur un peu délavée. J’avais beaucoup grandi cette année là, mes jambes surtout, tellement que parfois je les regardais et me questionnait « Mais c’est toi, ça ? C’est à toi que ces longues jambes maigres appartiennent ? » Et  je ne comprenais pas.  

Cet été là, sur le sable, Marie adorait me parler des histoires d’amour naissantes qu’elle avait vécu en vernissant ses ongles de pieds qu’elle transformait en de petits coquillages rosés ou dorés.  Elle ressemblait un peu à une caricature de grande sœur, un cliché, si jolie et si agaçante à la fois, celle qui en sait toujours un peu plus que vous, celle qui est toujours un petit peu plus que vous, ou bien vous mais en mieux.
Mais je l’aimais. Elle essayait de m’expliquer comment ça faisait, d’embrasser, avec cet air un peu au dessus, pleine d’une connaissance que je n’avais pas, ce regard qui  signifiait « Comment t’expliquer, tu ne peux pas comprendre, tant que tu ne l’as pas vécu » et qui me rendait folle. Je feignais alors de ne pas vraiment m’intéresser à tout ça, et invariablement elle lâchait, un peu méprisante, cette phrase qui me ravissait au fond : « Oh de toute façon, toi, si tu pouvais, tu te marierais avec Papa ! » 

Pourtant ce soir là, c’est un autre que j’ai regardé pleine d’admiration, attentive à ses moindres paroles, et aux quelques sourires qu’il me destinait. Car oui, Paul faisait cet effet là aux femmes.
Ma mère m’avait semblé guetter son approbation sur tous les plats qu’elle avait cuisiné ce jour là, ma sœur l’observait par en dessous, son regard cerné de crayon noir perçant derrière sa frange, et ne touchait pas à son assiette. Mon père riait aux blagues de Paul et lui tapait parfois l’épaule en signe d’amitié virile puis nous  gratifiait d’un clin d’œil, ma mère ma sœur et moi.
La femme de Paul ne parlait pas beaucoup. Elle n’était pas vraiment séduisante, alourdie par quelques kilos en trop et  ce maquillage exagéré sur son visage. Elle semblait un peu étrangère à tout ça, distante, comme lassée par le petit jeu de son mari ?

« Marie, tu es encore plus belle que ce que m’avait dit ton père ! Tu ne fais pas trop pleurer les garçons dis moi ? » Sourire en coin, regard charmeur
 « Diane, je jure devant dieu que je n’ai jamais mangé de tarte aussi délicieuse. Et pourtant ma mère était une spécialiste !» Et ma mère gloussait, ravie.
« Ma parole, Alice, 13 ans tu dis ? Avec tes longues jambes de mannequin, je t’en aurais donné au moins 15 ! »
Je rougissais, et ma sœur me fusillait du regard. 
La femme de Paul nous lançait par instants des coups d’yeux noirs, presqu’accusateurs, comme si elle lisait dans nos pensées « Allez y, dites le, vous vous demandez comment une femme comme moi peut être avec quelqu’un comme LUI, n’est ce pas ?» et puis rapidement elle souriait, comme pour s’excuser, comme si elle regrettait d’avoir laissé transparaitre ça.
Juste avant de partir, Paul avait touché mon bras en me faisant la bise, et quand il avait dit « Fais de doux rêves, jolie Alice » j’avais senti son haleine, mêlée de vin blanc et de cigarettes, et un trou s’était creusé dans mon ventre.

Cette nuit là, pour la première fois, j’ai rêvé qu’un homme me touchait. Et bien sûr, il avait les mains de Paul.

Le temps passe à une vitesse stupéfiante, quand vous avez treize ans. Mes journées étaient remplies de l’odeur des  vieilles bandes dessinées retrouvés année après années dans la grande armoire et que je feuilletais sous le saule pleureur, du tour de France que suivait mon père à la télévision, de ces heures  sous l’eau ou je m’inventais des mondes fantasmagoriques sous marins, du goût acide et sucré des glaces au melon que ma mère nous achetait près du port, et des dîners que nous partagions de plus en plus souvent avec Paul et sa femme.
Bien sûr, la nuit venue, j’allais me glisser sous les draps fleuris de Marie, je respirais l’odeur à la fois douce et amère de sa crème après soleil, et nous parlions de Paul, enivrées par ce nouveau visage, par cette chose qu’il dégageait et faisait naitre en nous sans que nous ne puissions mettre un mot dessus.  « Ca fait quoi quand on est amoureux ? » demandais-je à ma sœur.
Elle haussait ses épaules couleur pain d’épice : « Oh, tu sais, tu penses tout le temps à lui, tu as envie d’être avec lui, ce genre de trucs. Et ton cœur bat d’une drôle de façon quand tu es près de lui. Et tu vois son visage quand tu fermes les yeux »

Les yeux fermés, alors, elle avançait ses lèvres dans une sorte de moue en faisant des bruits de baisers. Je pouffais, un peu gênée, et cela se terminait en batailles d’oreiller et en fou rire, pendant que j’essayais de faire taire la voix en moi qui questionnait  « Tu es amoureuse de Paul ?» et qui m’effrayait tant.
Et puis, insidieusement, certaines choses ont changé. Paul passait nous voir moins souvent, et presque à chaque fois sans sa femme. Marie me délaissait la journée. Elle haussait ses épaules, mordait ses lèvres, et disait :
« Alice, j’ai besoin de voir des gens de mon âge, tu vois ? » Il y avait cette fille rencontrée l’année d’avant, Pénélope, et sa bande d’amis, sans doute y’avait il un garçon à qui elle voulait plaire ?
Toutes ces choses qui m’étaient inconnues et refusées, des ballades en scooter, des flirts, des séances de shopping, des parties de beach-volley qu’elle me décrivait le soir venu, avant d’ajouter en m’embrassant sur l’épaule :
« Tu connaitras ça un jour, toi aussi. Tu verras à quel point c’est génial ! »
Ses yeux brillaient, puis elle se tournait de l’autre côté en murmurant un « bonne nuit », me délaissant à nouveau, dans ses rêves.
Le 3 Aout  nous avions passé une journée en mer, sur un petit bateau loué, mon père, ma sœur, Paul et moi.
Ma mère était  migraineuse. Marie disait que Maman avait juste beaucoup bu avec Paul et Papa, la veille. Paul ne se donnait même plus la peine de justifier l’absence de sa femme. Et nous ne demandions rien. Nous étions tous en maillots (celui de Marie était neuf et rouge) et nous avions discutés, joué au Scrabble (je me débrouillais plutôt bien, mais Paul nous battait tous à chaque fois, ce qui faisait toujours grogner puis rire mon père)
Paul m’avait même montré comment naviguer le bateau ! Quand ses mains s’était posées sur mes bras, pour les guider, ébloui par le soleil aveuglant j’avais pensé « Peut être qu’il t’aime bien, lui aussi ? Peut être qu’il serait d’accord pour être ton premier amour ? » et mon cœur dansait une course folle. Il était si beau ! Bronzé, et mal rasé, et ses clins d’œil qu’il me lançait ! Et sa voix qui me semblait à la fois si grave et si chantante.
« Tu te débrouilles super bien, joli moussaillon ! »
Plus tard mon père et moi nous étions endormi à l’ombre d’un parasol, sur le pont. C’était une formidable journée.

Ma mère rangeait la maison, préparait des repas, puis prenait un cachet et allait s’allonger sur une des chaises longues du jardin en déclarant : « Maintenant laissez moi me reposer. Je suis fatiguée » Mon père voyait souvent Paul ou d’autres amis, faisait parfois la sieste, avec ou sans maman, et regardait la télé, aussi. Tous les deux me semblaient être dans leur bulle, comme si nous vivions dans deux univers parallèles.
Marie sortait avec un garçon apparemment âgé de 17 ans qui s’appelait Mathieu.
Quand je lui parlais le soir, elle hochait la tête en dessinant des petits cœurs au stylo dans un vieux cahier à carreaux.

Ce n’est que plus tard que j’ai compris. Après que cet été se soit mis à devenir d’une étrange torpeur, écrasés que nous étions tous par la terrible chaleur de ce mois d’aout.
Ce jour là, mon père et ma mère étaient partis pour une journée de détente dans un SPA du bord de mer. Cadeau offert par Paul, pour leurs 20 ans de mariage.
Il était arrivé souriant, avec un bermuda noir et une jolie chemise à rayures, juste avant que mes parents ne partent. Nous avions déjeuné sur la table du jardin un poulet qu’il avait rapporté. Marie était bizarre, un peu trop silencieuse. Paul était égal à lui-même, il riait, complimentait, plaisantait, et mon cœur ne s’arrêtait plus de bondir quand il me parlait rien qu’à moi. J’avais mis une jolie robe bleue à fleurs ce jour là, peut être l’avait il remarqué ?
Mais ensuite rien ne s’est enchainé comme je l’avais prévu. Paul m’a expliqué un grand sourire aux lèvres qu’il m’avait inscrite à un cours de Beach volley au club de la plage.
« C’est dans une demi heure, il faut que tu y ailles, ma douce. Je viendrais te chercher ! »
 J’ai souri, je crois, pour cacher l’immense déception, le gouffre que j’ai ressenti à ce moment là. J’ai hoché la tête, je suis partie pour la plage, sage, obéissante.
Je me disais « Mais c’est pour toi qu’il l’a fait, pour te faire plaisir, ça veut dire qu’il t’aime bien ! » C’était chouette je dois l’avouer, j’étais plutôt douée et il y avait ce garçon qui m’avait souri trois fois.
Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas attendu la fin, pourtant. Je n’ai pas attendu que Paul vienne me chercher, comme prévu. J’en avais assez, je voulais voir ma sœur, et puis le regard de Paul sur moi, et peut être que mes parents étaient déjà rentrés, qui sait ? J’ai prétexté devoir aller aux toilettes, et me suis esquivée, fautive, et puis j’ai couru le long du petit chemin qui me ramenait chez moi, me sentant un peu étrange, sans bien définir pourquoi.
J’ai eu peur que personne ne soit là. Je suis rentrée par la petite porte de la cuisine, derrière, tout était si silencieux ! Et puis ces chuchotements qui venaient du salon.
Alors bien sûr, j’ai poussé la porte.
Mes jambes ont semblé se dérober sous moi quand j’ai vu ce que je n’avais pas su deviner.
Sur le canapé du salon, il y avait Paul, et ma sœur, nus et à moitié cachés sous les draps.
J’ai aperçu ses seins pointus quelques secondes, avant qu’elle ne hausse ses épaules  comme toujours, et dise:
« Je savais que tu l’apprendrais à un moment où à un autre »
Paul a bien semblé paniquer pendant quelques petites secondes, mais c’était Paul, et c’est avec son sourire charmeur, ses yeux dans les miens, qu’il a déclaré ensuite :
« On ne fait rien de grave, Alice. Promets-moi juste que tu ne diras rien à tes parents, d’accord ? Ca sera notre petit secret, hein ?»
C’est ainsi que mon cœur s’est brisé pour la première fois.

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