Treize Talents

maximgar

J’ai toujours eu peur de mon ombre. En fait, j’ai peur de toutes les ombres, mais de la mienne plus que de toute autre. Et à l’heure où la plus grande d’entre elles abat sur moi une ample étoffe noire et soyeuse, constellée de rêves de braves, je ne jetterai pas un œil vers le sol, de peur de croiser le regard absent de mon double ténébreux. Je cherche mon garçon, mais je n’y vois déjà plus. Que fera-t-il sans moi ? Où ira-t-il sans moi ? A l’Est ? Là ou l’attend la fin du monde, ou le début de l’ancien ? C’est lui, le second qui sut tout de mon ombre. J’appelle son nom du mieux que je peux. Mais il ne peut certainement pas m’entendre au milieu du fracas. C’est ce que j’imagine, le fracas, parce que je n’entends plus que le pouls lourd de la vie qui se dérobe doucement. Elle chuchote et c’est assourdissant.

Je croyais que j’arriverais du côté où le soleil se lève, tôt ou tard et avant la nuit. Mais c’est la nuit qui arrive de mon côté, par là où la vie s’échappe de mon poitrail perforé et macule ma robe noire d’une poisse chaude. Je ressens une douleur agréable. Mais c’est la douleur qui prime sur l’agréable, alors je me débats. Elle est mêlée de miel ardent, celui qu’on croquait dans les ruches désertées sous les assauts de quelques fumées, d’une tension incertaine, celle qui bandait mes muscles quand nous dévalions les dunes vers les hommes bardés de cuivre, d’une tristesse sourde et aveugle, comme lorsqu’à force de cris et de cordes, on me détourna de la mort de ma mère.

C’est elle, la première qui sut tout de mon ombre. Comment n’en aurait-elle rien su ? C’est une mère, elle m’a fait. Elle m’a toujours gardé près d’elle. Tant qu’elle a pu.  Là où pour leurs premiers pas, certains tanguent sur leur gauche, certains sur leur droite, d’autres encore s’affaissent sur leurs postérieurs, moi, je me suis cabré pour échapper à cette ombre maligne, cet être rampant sur les cailloux et dans les herbes. Le pas malhabile, j’ai fui, comme je pouvais. Alors, le matin, avant qu’il ne fasse jour, ma mère me réveillait et nous courions à perdre haleine, couverts d’une sueur froide. Quelque chose la poussait à me faire galoper toujours plus à l’Est, avant le jour, jusqu’à ce que le soleil atteigne le firmament, que nous nous cachions dans un abri ou que nous nous recouvrions de la voilure des forêts. Dans ma jeunesse, j’ai ainsi gagné en force en galopant sans cesse vers l’Orient.

Je demandais quelques fois à ma mère s’il n’y avait pas  un terme à toute cette course, un moment où nous ne pourrions plus avancer. Elle restait évasive : « Demain viendra et tu verras. » Puis le lendemain venait et j’avais oublié. Ma mère rusait. Aujourd’hui j’ai parcouru plus de routes que toutes les cartes du monde n’en ont recensées et je me doute qu’à toujours cavaler vers l’Est, nous aurions tôt ou tard découvert les vagues bleues couronnées d’écume d’une mer quelconque. Sûrement tournions-nous en rond profitant que la course du soleil ne soit pas la même en fonction des saisons, qu’il s’incline péniblement vers le Midi et traîne sa pesanteur sèche plus longtemps sur les journées. Peut-être revenions-nous sur nos pas la nuit, les jours de pluie, ou sous le couvert des chênaies silencieuses. Cette terre que d’aucuns appellent la Thessalie, et d’autres la Vaste Prairie, nous l’avons traversée de part en part, presque jusqu’au bout. Elle était propice à nos errances. La nourriture et l’eau ne nous manquaient jamais. Quant aux caprices du ciel, on y échappait aisément.

Nous évitions toujours les villes. « Les hommes ne sont pas de bonne compagnie », me répétait inlassablement ma mère. Nous ne nous approchions jamais d’eux, ni de leurs habitations, ni de leurs champs, ni de leurs sentiers battus. Nous évitions leurs dieux et leurs légendes. Nous approchions avec prudence les pierres qu’ils dénaturaient à leur image et aux pieds desquelles dans d’immenses maisons vides, ils abandonnaient au premier tantale venu des pommes et quantité absurde d’autres vivres.

« Ils aiment modeler », m’enseignait ma mère, « ils aiment travailler à un monde qui ne sera jamais meilleur. Qu’importe s’ils s’en contentaient… mais il faut qu’ils rallient tous ceux qu’ils croisent à leur amour du travail. Le bœuf pour sa force, la chèvre pour son lait, le chien pour sa morsure, et même le porc qui ne sert à rien s’époumone dans leur manège, avec le blé, l’orge, les oliviers, les vignes et leurs esclaves. Si par malheur un jour, tu devais devenir l’esclave des hommes, meurs mon fils, ou… choisis ton maître. » Cela ne voulait pas dire grand-chose à mes yeux. Je voulais continuer d’aller d’un paysage à un autre, d’un vent au suivant. Et puis il nous suffisait de fuir les hommes comme nous l’avions toujours fait. Il nous suffisait de fuir.

Bien des années après, bien plus à l’Est, je croisai un mastodonte, un être gigantesque, dont un seul pas faisait se desceller les pavés des routes de Babylone. Cet animal avec un serpent en guise de nez fort comme le bras du plus herculéen des Mèdes et deux dents saillantes à chaque coin de sa bouche était dit-on doux comme un agneau, à tel point qu’il s’effrayait à la vue d’un rat, ne mangeait que des herbes sèches. Je l’ai frôlé cet animal. Le regard rageur, la bave aux lèvres, esquintant les sylves sur son passage, il éventrait des chevaux sans compter, entaillant du bras au grasset, éjectant les cavaliers, perforant du ventre au garrot la malheureuse monture que la peur aurait fait se cabrer face à lui. J’ai vu Péritas, le chien de mon garçon, que le Roi des Molosses en personne lui avait offert, s’attaquer à la patte pilon de ce monstre, en déchirer le cuir poussiéreux jusqu’au sang et jeter à terre l’animal et le barbare enturbanné qu’il portait sur son dos, dans une volière ridicule agrémentée de voilures brodées, que même le plus efféminé des Athéniens aurait jugé féminine. « Voilà comment les hommes modèlent le monde », ai-je songé à bride abattue, évitant une lance, chargeant un archer. Ma mère m’avait prévenu : « Ne te mêle pas aux être humains, nous ne sommes pas des bêtes. »

Je n’ai jamais été un cheval comme les autres. J’ai toujours eu peur de mon ombre, et maintenant que la plus grande de toutes me refroidit du sabot aux châtaignes, je me souviens que je n’étais déjà pas comme ma mère. Elle avait la robe louvet, et je suis noir des oreilles aux paturons. Une fine liste blanche lui courait sur le visage, adoucissait son regard. J’ai pour ma part une étoile sur le front qui lorsque je me crispe ressemble à un taureau sauvage. Elle m’a valu mon nom chez les hommes, mon renom pour les statues à ma gloire qui non contentes de me montrer plus puissant que je ne suis, s’ornementent de cornes sur le front, comme si me rajouter des attributs de vache quelconque pouvait me rendre plus divin. Les hommes ont des relations avec les dieux qui dépassent l’entendement et la logique. Peu avant que le destin ne nous sépare, je dépassais ma mère d’une tête. Je ne lui ressemblais en rien. Je n’avais d’elle que ce qu’elle m’avait appris, sur les plantes, sur le ciel, sur le monde, et cette habitude de courir vers le levant. Sans cesse.

En m’attardant sur nos différences, j’essayais de m’imaginer mon père. Mais peut-être suffisait-il que je me regarde dans un cours d’eau ? Peut-être n’était-elle pas vraiment ma mère, elle m’aurait enlevé, et nous vivions comme des fugitifs poursuivis par mes vrais parents. C’est pourquoi nous évitions, les hommes, les dieux et même les autres chevaux qui allaient en clans dans les plaines. Qu’importe. Il se murmure que mon père était le fils ou le petit-fils d’une jument d’un certain Diomède, un homme corrompu qui nourrissait ses chevaux de la chair même des pauvres âmes qu’il invitait à dîner. Diomède devait finir à son tour dans la mangeoire de ses animaux après qu’un certain Héraclès, nettoyeur d’écuries à ses heures, ne l’ait assommé et abandonné là aux cavales affamées qui dégoûtées par sa viande redevinrent herbivores et partirent gambader avec ce qu’il restait de centaures dans le pays. Les légendes des hommes sont à tel point sans morale qu’Héraclès pour récompense de ses bons et loyaux services au monde termina ses aventures en tuant toute sa famille par inadvertance. Je ne me soucie guère de tout ce qu’on raconte. Ma mère ne me ressemblait pas, je n’ai jamais su qui était mon père, et j’ai aimé ses années d’errance. Ou ses années de fuite.

Il nous a fallu cesser d’aller par monts et par vaux avec ma mère, le jour où elle se prit la patte dans un sillon creusé par un paysan paresseux. Au milieu de ce qui aurait pu devenir un champ, quelqu’un avait commencé une tranchée sans jamais la finir. Peut-être avait-il été tué par des voleurs de pioches, peut-être était-il allé boire, peut-être avait-il trouvé ailleurs un champ où l’herbe était plus verte. Quand il s’agit des hommes, mes réflexions sont toujours pleines de peut-être. Ma mère boitait bas, et nous dûmes déroger à nos principes et rejoindre un clan dont nous avions remarqué les traces quelques heures auparavant. Ces chevaux paissaient dans une cuvette entre trois pauvres massifs rocailleux. Leur chef, un vieux mâle bai hautain et fier, nous accueillit le regard plein d’appétit pour ma mère. Je ne savais rien du désir, mais je me doutais quand même de ce qu’on peut attendre les uns des autres, et plus encore avec une once de pouvoir. Mais je me trompais grandement.

Je passais ces jours parmi les miens, curieux de tout, et jugeant enfin de ma force, de ma vitesse et de mon tempérament avec d’autres chevaux de mon âge. Les rares chevaux qu’il m’avait été donné d’observer travaillaient pour les hommes. De multiples promontoires, je les avais vus tirer des chars, convoyer des marchandises, mener des messagers. Des chevaux libres, je n’en connaissais pas d’autres que moi et ma mère. Elle m’avait expliqué que la liberté se faisait fréquemment emprisonner dans les filets de chasseurs marchands. Elle ajoutait qu’à deux nous nous en sortirions toujours plus facilement, c’était certain, que dans les remous incontrôlés d’une meute apeurée. Les clans de chevaux libres se raréfiaient dans tout le pays. Une rumeur se glissait du lit des rivières à la cime des arbres, qu’un roi voisin, baptisé l’ami des chevaux, certain d’être le père d’une dynastie appelée à gouverner tous les mondes connus et inconnus, levait une armée si démesurée qu’aucune mesure ne pouvait la concerner. La rumeur affirmait qu’il ne se contentait pas d’enlever les chevaux pour les contraindre aux métiers des armes : on castrait la plupart des mâles, les plus robustes n’allaient jamais au combat ou à l’entrainement et se contentaient de contenter les femelles, mettant ainsi au monde une race de montures née uniquement pour la guerre. Je n’y croyais pas une seconde. Quel cheval se laisserait aller pour quelques femelles à la naissance d’une race de chair à javelot tractant des chars ?

J’étais naïf et je n’en savais rien. Je me découvrais plus rapide, plus audacieux, plus endurant que tous les chevaux du clan. Le vieux mâle bai, toujours athlétique et vigoureux malgré la noblesse de sa crinière me jetait des regards dédaigneux. Je lui montrais de la déférence, un respect feint. Non pas que je n’imaginais pas le remplacer, mais que ce qui comptait uniquement alors était de rester parmi eux. J’essayais de ne pas m’attacher. Dès que ma mère irait mieux, nous partirions. Evidemment nous ne l’évoquions pas. Nous n’eûmes pas le temps.

Ce fut une parenthèse rapide. Des hommes surgirent un petit matin, à l’heure où il n’y avait aucune ombre. Ils hurlaient comme des bêtes, montrant des bâtons comme on montre des dents. Des chiens les accompagnaient, aboyant dans tous les sens, prêts à nous réunir comme des moutons. Le vieux mâle bai d’un hennissement de chef aguerri envoya chaque membre du clan à travers des sentiers invisibles savamment répertoriés où tous pourraient échapper aux chasseurs ou vendre chèrement leur cuir. Il posa sur moi un regard paternel auquel je ne m’attendais pas. Il m’invitait à le suivre, mais je n’avais d’yeux que pour ma mère qui claudiquait encore. Il balança de la tête, avec cette même abstraction que j’avais prise pour du désir : ma mère était une bête faible, et une bête faible dans une meute, c’est la chance de survie de toutes les autres. Il me tourna le dos, et je le vis disparaître non sans donner du sabot dans la gueule d’un chien qui jamais ne se releva. Je ruai, une première fois, puis une deuxième. Je frappai du menton, j’écrasai mon chanfrein sur une poitrine, je décochai une volée de mon postérieur gauche, je cognai du boulet sur un genou. Une bave blanche me coulait du naseau, j’haletais à en perdre haleine. Mais ils étaient trop nombreux et leurs chiens trop enragés. Ma mère et moi, acculés, nous dûmes nous rendre à l’évidence. Nous dûmes nous rendre. Un sac recouvrit ma tête, des cordes m’enroulèrent aux épaules.

J’entendis les hommes se jeter sur ma mère. Ils continuaient d’hurler, de vociférer.  Je ne voyais plus rien. J’en entendais trop. Je ne voyais que le sol et mon ombre, cet être malin, soudainement impuissant qui ne ferait rien pour nous sauver. Les hommes dirent qu’elle était blessée. L’un d’eux s’avança le javelot à la main. « Elle est juste bonne pour les chiens », dit-il.

Le soleil s’était levé. Certains le prennent pour un dieu et le croient attelé à un char. Je n’imagine pas un instant que cela puisse être vrai. Je suis le plus conquérant des chevaux et jamais il ne m’est venu à l’idée de le tirer tout le jour. Le soleil n’est pas un dieu, c’est un ennemi. Il nourrit la plus grande de mes ombres, plus encore que des milliers de feux la nuit dans les camps qui eux se contentent de projeter des silhouettes dansantes superposées qui s’évanouissent avec le vent. Je me rappelle du jour où nous marchions le long d’un pré où poussent de grandes fleurs jaunes qui toute la journée vénèrent le soleil. Je me suis détourné de la route, mes servants m’ont suivi, et j’ai mangé ses prêtresses végétales, ce bouquet idolâtre. J’ai peur de mon ombre, et je hais le soleil. Il a assisté à la mort de ma mère, et ce n’est qu’après qu’il a plu.

D’abord, jaloux de ma force, les hommes m’ont privé de ma virilité. Jaloux de mon pas, ils m’ont raboté les sabots. Puis ils ont cru m’épuiser le long de leurs routes de rocailles. Ils m’ont pavané dans une de leurs villes, et un homme que je ne connaissais pas et que tous appelaient Philonicos a prétendu que j’étais son bien. Dans une cour bordée d’écuries d’où des chevaux sans caractère me jetaient des œillades de curiosité, ils m’ont fait parader devant un homme d’une plus grande stature que les autres. Je compris vite que c’était lui, l’ami des chevaux, Philippe. Des hommes tenaient au-dessus de sa tête des étendards qui le cachaient dans l’ombre, un mauvais présage. Un enfant blond se réfugiait dans sa toge. Philonicos vantait ma robustesse, la noirceur de ma robe, le caractère divin de mes ancêtres. Alors je me suis débattu. Comme jamais. Quitte à mourir d’épuisement. Philippe glissait des mots à l’oreille du marchand. La poussière volait autour de moi. Mes cris rageurs rebondissaient sur les murs, tous les hommes étaient dans le silence, prisonniers de mon ardeur suicidaire. J’étais indomptable et c’était assourdissant. L’ami des chevaux me tourna le dos. Je me laissais retomber, las, éreinté.

L’enfant blond retint son père. Ils échangèrent quelques mots que je n’entendais pas. J’avais le souffle court, les lèvres pendantes. Philippe se tourna vers moi, puis vers l’enfant. Il me pointa du doigt. Tous avaient les yeux sur lui : l’enfant, l’assemblée, Philonicos, les chevaux brisés mais curieux, les pigeons et moi. Puis, il parla pour que tous l’entendent, défiant l’enfant : « Tu crois pouvoir dompter ce cheval rétif ? Soit, dompte-le maintenant, ou sinon, trouve toi-même les treize talents qu’il vaut. » Le silence qui suivit son intervention s’abattit sur tous et se transforma en multiples bourdonnements qui parcouraient les murs. Treize talents, treize talents… La somme se répétait de bouche en bouche. Je jetai un regard sur tous ces hommes, alors que l’enfant s’approchait de moi. Je tentai de me cabrer quand il attrapa ma bribe, mais violemment il me tourna vers le soleil. Je me laissais retomber de nouveau. La main sur mon museau, il me glissa ces mots : « Je t’ai vu depuis ton arrivée en ville, je t’ai vu craindre le défilé de ton ombre sur le crépis des murs, sois à moi, et je te mènerai là où le soleil se lève. » Alors, je me suis souvenu les conseils de ma mère, et je l’ai choisi, mon garçon. Pour traverser les mers, pour surprendre les navires marchands dans les contours du Colosse de Rhodes, pour franchir les déserts, pour guetter les caravanes allongées se faufiler entre les Pyramides, pour se promener sous les Jardins Suspendus de Babylone, pour goûter à la neige éternelle des monts des Indes, pour voir où le soleil se lève, le monde sans ombre où l’on retrouve les colonnes d’Héraclès.

Je l’appelle. Je ne le vois plus. Je n’ai pas pu le mener là où nous voulions. Je ne crois pas qu’il continuera sans moi. Je l’appelle : « Alexandre, Alexandre. »

Il me répond : « Bucéphale, Bucéphale… »

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