Trinquez chez Gronier

ron-bluesman

Dans un bar au milieu de nulle part se trouve trois hommes : Adam, Ewan et Jean. Sous leur masque hypocrite, chacun aimerait se débarrasser de l'autre. Qui réussira à sortir vivant de cet enfer ?

I


C'était un de ces moments dont on se souvient étrangement, avec un voile trouble qui borne les souvenirs. Les rideaux étaient pris dans l'étreinte des draps, découvrant les amants du seul tissu qui les recouvrait. Judith se languissait inlassablement dans les bras d'Adam, se refusant en même temps à quitter ceux de Morphée. Le temps cependant les tira de leurs élucubrations : Adam était attendu, Judith n'avait donc plus qu'à attendre. Adam remettait ses vêtements froissés de la veille quand il aperçut sous son pantalon, posées sur la table, des lettres adressées à M. et Mme. Gronier, ce qui ne manqua pas de le froisser. Il trouvait ce nom stupide, insipide, ridicule : tout ce que Judith n'était pas. « Judith Abigaïl, voilà un nom qui t'irait à merveille ! », proclamait-il d'un ton qui se voulait frivole. « Tu sais bien que je ne peux pas », soupira-t-elle alors. « Je ne le sais que trop bien ». Adam était désemparé à l'idée de savoir que la seule femme qui suscitait en lui la plus sincère admiration était affublée d'un opprobre indélébile : Gronier.

Judith se dévoua pour emmener Adam à la gare ; elle le laissait repartir seul d'habitude mais ce jour-là, elle se sentait coupable à l'idée de ne pas lui tenir compagnie quelques minutes de plus. Une fois installé, Adam voyait Judith le saluer pendant que le train démarrait, à la façon des épouses qui envoyaient leur mari sur le front, et cette perspective le fit sourire. Il contemplait désormais le paysage galoper à sa fenêtre : il en connaissait bien la composition. Pendant que défilaient les pins au premier plan, les maisons de saison au second et la mer à l'arrière, Adam vérifiait à nouveau ses billets de train et se mit à jouer avec celui du retour, le seul qu'il trouva, en le faisant reluire à la lumière du soleil. Il ne pouvait s'en empêcher ; pour lui, tout devait constamment être en mouvement. Peut-être était-ce une des raisons pour lesquelles il aimait bien les trains, qui ne s'arrêtent que momentanément et repartent aussitôt, ne s'éternisant jamais en gare : soit ils s'en vont de plus belle sur les rails trépidants, soit ils s'arrêtent définitivement. Adam se berçait de la fantaisie ferroviaire et de l'excitation qui l'étreignait à l'idée de retrouver sa dulcinée lorsqu'il ferait le trajet en sens inverse.

Ewan voyait le train arriver au loin et s'étendre à sa vue, à l'image d'une tâche d'encre qui viendrait gâcher une page encore vierge. Arrivé à quai, Adam sortit afin de scruter l'horizon à la recherche de son ami. Outre le besoin irrépressible de balayer du regard ce qui l'entourait, Adam distingua sans peine Ewan parmi la foule : il était vraiment d'un cran au-dessus, tant par sa taille que par sa tenue, il se parait d'une élégance qui partait du trait fin de ses semelles luisantes pour atteindre celui plus épais de ses cheveux gominés. Adam ne pouvait éviter le regard d'Ewan, d'un noir inébranlable qui traduisait une colère calme.

 

II


- Monte dans la voiture. 

- Mon cher Ewan, je suis tout aussi ravi de te revoir. Comment vas-tu ?

- Ferme-la. Tu m'as trahi. Je t'avais fait promettre une seule chose, de ne pas retourner la voir le temps que je m'arrange avec le Vieux, et tu n'as pas été fichu de tenir ta parole.

- Depuis quand accuse-t-on son meilleur ami à tort ?

- A tort ? Ta chemise est froissée, j'en conclus que tu ne viens pas de chez toi, ce que devrait me confirmer de toute façon ton billet de train et, connaissant ton petit secret, j'imagine que tu as passé la nuit chez elle. A force d'être négligent, tu vas te faire pincer. Mais là si tu te fais prendre je tombe avec toi et j'en n'ai aucune envie, alors cesse d'agir bêtement, monte dans la voiture et ferme-la ».

Alors, Adam s'installa sur le siège passager et ouvrit un livre de poche qu'il avait emporté avec lui, une habitude entretenue dans les longs trajets en train dans l'espoir de se rendre intéressant aux yeux des autres. Ewan esquissa une ébauche de sourire en se souvenant que les deux compères avaient développé cette technique à l'université lorsqu'ils faisaient leurs armes en matière de séduction :

- Tu comptes me sauter avec des bouquins ? dit ironiquement Ewan.

- Pas cette fois, je suis intéressé pour le coup.

- Ah bon ? Peut-on savoir qui a su captiver ton attention au-delà des premières pages ?

- Personne. De toute façon, passé le début, la surprise n'est plus.

- Et on en revient toujours au même. Peu importe.

Ewan prit une sortie d'autoroute. Le bitume brûlant se trouvait progressivement saupoudré d'un doux sable brun tandis que la jument écarlate vrombissait sur les lacets d'une route craquelée qui semblait dérouler son passé. Adam somnolait, bercé cette fois par le mouvement des ombres que dessinaient les branches, passant de l'ombre à la lumière. Le soleil éclatait sur le capot couleur rubis et se réfléchissait sur le visage d'Adam afin de l'extirper une fois encore de l'irréel :

- Dis, tu sais ce que tu vas en faire du bar ? murmurait-il en se réveillant.

- J'hésite encore. Le terrain vaut le coup de raser le tout, reste à savoir si j'attends que le Vieux claque ou bien si je joue le jeu et simule la faillite.

- Et il pourrait gober ça ?

- Il n'a pas le choix. Il tient à peine debout en s'obstinant à l'entretenir alors que plus personne ne vient. C'est sa façon de repousser le moment de la retraite je pense. En tout cas, il ne peut que me le céder s'il veut que sa fille fraîchement fiancée puisse vivre confortablement.

-          Pour de vrai ?

-          Plus ou moins. Tiens, on y est.

 

III

 

Une fois garés, Adam et Ewan sortirent du véhicule et dévisagèrent l'objet de leur venue : « TRINQUEZ CHEZ GRONIER ». Cet établissement fait de planches et de paille semblait être la réalisation d'un fantasme exotique clinquant. Le sable tapissait le plancher et liait l'extérieur à l'intérieur, séparés seulement d'un vulgaire rideau de perles derrière lequel végétaient des meubles d'autrefois, comme figés dans le temps, à l'exception de son propriétaire qui se leva péniblement de son tabouret pour venir saluer ses convives.

Un roc émergea, avec rien sur le caillou. Jean était semblable à la bête tapie dans sa sombre caverne, à un pochtron étalé sur le comptoir brillant de l'absence des dessous de verre tel une constellation d'éthanol. Cet éclat ricochait sur le regard vitreux de Jean avant de couler dans l'antichambre du néant. C'est au moment de lui serrer la main qu'Adam réalisa la poigne du vieillard. Elle révélait alors une force de la nature qui partait des doigts-décapsuleurs, se rejoignant en un bras de fer montant jusqu'aux épaules marquées par les lourdes caisses que le titan déchargeait à lui seul tous les jours. Ces bras imposants se rejoignaient en un torse gonflé des bienfaits de la fermentation, de même que l'était son nez protubérant. Adam fut impressionné par ce personnage comme le serait un enfant face à un clown, avec ce même gros nez rouge déstabilisant :

- Moi c'est Jean, Jean Gronier, et ça c'est mon bar à moi. Toi… on s'est déjà vu aux fiançailles de la petite, tu es… ?

- Adam Abigaïl, enchanté. C'est un beau bar que vous avez là.

- T'as vu ça ? Plus de trente ans que je m'en occupe, c'est mon père qui l'a fait bâtir et ça fait des années que c'est dans la famille. Je vous sers un verre ?

Adam acquiesça de la tête et Ewan le mima. Le barman passa alors difficilement de l'autre côté du comptoir - c'est qu'il commençait à se faire de plus en plus étroit ce satané comptoir - et prit une belle bouteille bombée de whisky, celle qui prônait au cœur du présentoir. « C'est mon bébé à moi ça » disait-il en caressant les courbes de la bouteille. Jean servait les verres à la grande table circulaire qui donnait sur le billard avant de poser son imposant postérieur sur la banquette et d'inviter les autres à faire de même.

Une fois attablés, les trois hommes trinquèrent et burent d'une traite le premier verre :

- Vous l'avez souvent ouverte cette bouteille-là ? demanda Ewan, dans un faux élan d'intérêt.

- Seulement pour les grandes occasions.

- Lesquelles ?

- Quand mon père m'a cédé le bar, j'ai bu. Quand mon beau-père m'a cédé sa fille, j'ai bu. Et maintenant qu'on fête ma retraite, je bois.

Au moment de se resservir, Jean fut pris d'un léger tremblement, non pas lié à l'alcoolisme mais à la nostalgie. Il faisait glisser sa main sur le bois lisse et luisant de la table vernie tandis que de l'autre il tenait fermement sa bouteille. Jean resta figé quelques instants avant de remplir son verre à nouveau, cette fois-ci agrémenté d'une larme.

- Vous savez, mes plus belles années c'était dans ce bar, c'est là que les copains venaient, à côté des toilettes j'ai une photo encadrée avec tous les copains qui posent devant le bar, c'est là que je passais mes journées et là, c'est comme si je perdais le plus important, vous voyez ?

- Vous avez toujours votre femme non, M. Gronier… ? Répondit Adam d'un ton suave frisant l'ironie subtile, ce qui ne manqua pas de gêner Ewan.

- C'est pas pareil. Quand j'ai rencontré Judith, j'avais déjà le bar depuis huit ans. Son père, c'était un habitué, on s'entendait bien avec Jules, je lui faisais pas payer les verres cassés et Dieu sait qu'il m'en a cassé. Malgré sa maladresse, il cachait bien son jeu ce gars-là, allez savoir combien de bonnes femmes il s'est fait dans le dos de la sienne sans jamais se faire prendre. C'était d'ailleurs le seul truc que j'aimais pas chez lui, j'aurais pu vraiment le tuer s'il m'avait joué le même tour, j'ai bien fait de prendre sa fille ! En dehors de ça, tout collait entre nous deux.

- Et c'est en étant ami avec ce Jules que vous avez épousé votre femme, Jean ? insista Adam.

- T'as tout faux gamin. Judith je l'ai parce que je l'ai méritée, Jules me voyait travailler tous les jours et il savait que sa fille allait être bien entretenue avec moi. Vous les jeunes, de nos jours, vous voulez tout maintenant, tout de suite, vous ne savourez pas assez le goût de l'effort. Qu'est-ce qu'on est vivant quand on se couche avec des crampes ! Plus personne ne sait apprécier la fatigue qui disparaît au repos ! Moi je savoure ça à chaque fin de service, chaque dernier coup de chiffon sur le comptoir avant de partir est un pur plaisir. J'ai travaillé beaucoup jusqu'à aujourd'hui pour mériter tout ce qui est à moi, et j'ai toujours pris mon pied. C'est une valeur qui se perd le travail, et même qu'ils sont pas beaucoup les jeunes comme Ewan qui se butent à la tâche, et même que je suis bien fier que ma fille à moi elle finisse avec un type comme toi, fiston.

Le « Merci Monsieur » d'Ewan résonnait alors dans le néant de la pièce, le silence semblait pointer du doigt l'hypocrisie du jeune homme. Il faut bien comprendre qu'Ewan avait toujours été un homme droit, contrairement à son alter ego dont il n'avait jamais su se défaire. A cet instant précis, Ewan se sentit terriblement confus d'avoir fait se rencontrer Adam et Jean dans ce bar, comme le serait une femme présentant honteusement son bâtard, et emmena Adam, qui virait au rouge, aux toilettes.

- Excusez-le, je crois que le whisky passe mal, on revient tout de suite.

 

IV

 

- Tu vas la fermer ta gueule Adam ? Tu m'avais promis que t'allais la fermer ! Qu'est-ce qui te prend ? Tu veux te battre avec lui ? C'est ça ? Réponds !

- Ecoute, la discussion s'y prêtait ! C'est lui qui a évoqué Judith, je ne vois pas en quoi j'ai eu tort de le suivre là-dedans !

- Parce que si tu te fais prendre on est foutu ! Plus de bar et plus de rencards ! Et ça tu vois je ne te laisserai pas faire ! Jure-moi que tu ne reverras plus Judith avant qu'il ne me cède le bail !

- A une seule condition : couvre-moi lorsque je ramènerai Judith à mes côtés. Dis-lui que tu n'es au courant de rien, qu'elle s'est volatilisée. Marché conclu ?

- Tu te fous de moi ? Tu sais que t'es un sale con quand tu t'y mets ? Marché conclu, parce que c'est toi.

Ils se regardèrent alors face au miroir, les yeux d'Ewan s'engouffraient dans une profonde détresse et seul son regard échappait à la pudeur de ses sentiments. Adam le vit, prit son ami contre lui, et dit :

- Ecoute, je ne souhaite que ton bonheur, et je tuerais pour lier le tien au mien. Je tiens à toi, vraiment, mais j'aime tellement Judith, je l'aime et je ne veux pas avoir à choisir entre vous deux.

Ewan essuya la perle qui coulait sur sa joue, regarda Adam, esquissa une ébauche de sourire, le coin de la lèvre peinant à se relever, puis il se dirigea vers la porte. Il s'immobilisa au contact de la poignée, tourna la tête, toujours retourné, et adressa un sourire sincère à Adam. Il ouvrit la porte. L'obscurité de la pièce reconquit Ewan : il vit d'abord la bouteille vide, puis la main ferme qui la tenait, et enfin le regard glaçant de Jean, pourfendant l'obscurité-même. Adam ressentait le poids de cette atmosphère et sortit de l'ombre d'Ewan pour s'assurer de son sort. Lorsque Jean vit Adam s'extirper des toilettes, il perdit la raison et grommela :

- Toi… c'est ton billet de train qui s'est glissé dans mon courrier… c'est toi qui te tapes ma femme à moi… et c'est ta sale petite gueule d'enfoiré que je vais défoncer avec ma bouteille !

Quand Jean fit voler en éclat la si belle bouteille de bourbon sur le bord de table, Ewan poussa brusquement Adam sur le côté pour l'écarter de l'affrontement. Ce faisant, il se cogna contre le coin du billard, et tout semblait fondre dans les ténèbres, à croire qu'ils prirent le parti du plus sombre des belligérants. Cette obscurité nageait dans sa pensée, se rétractait, puis s'étendait dans une chorégraphie chaotique. Elle laissa derrière son passage une nuée obscure mais brillante, une sorte de reflet luisant, comme le billet de train exposé à la lumière, dont la seule pensée lui fit recouvrir la vue.

 

V


Lorsqu'Adam reprit ses esprits, il vit avant tout Ewan, moins élégant qu'à son habitude. C'est que les bris de verre ne seyaient en rien à ses tripes ; il n'était pas du genre à s'orner de toc, comme le prouvait sa bague en diamant. Ç'aurait été beau à voir, si seulement vous aviez pu. Le fait est que, au moment-même où Ewan chuta dans sa propre mare de sang, Adam vit rouge, se saisit de la queue de billard couchée à ses côtés, se releva et, à l'instant précis où la créature démoniaque, déformée par la laideur de la haine, déambula face à lui, celui-ci fit voler en éclat le visage de Belzébuth d'un coup de queue contre le cadre où se trouvait le cliché de l'enfer sur terre. Le coup fut si puissant qu'il suffit à faire s'effondrer le colosse qui se métamorphosa en une fontaine de vin. Horrifié par les conséquences de son inconscience, le malheureux amant déchira les portes de l'enfer d'un hurlement strident, mêlant la haine à la terreur, la peine au malheur, la vie à la mort.

Après avoir bel et bien trinqué, Adam laissa les corps inertes sombrer dans le bar pour l'éternité et prit le Styx à contre-courant pour atteindre enfin la sortie. Il tâcha le rideau de sang et marcha de nouveau à l'air libre. Cet Orphée se laissa guider par la lumière, coulant sur son visage, tandis que le sable purifiait son corps d'un voile d'or. Adam continua à avancer en direction de son Soleil, qui l'avait extirpé des ténèbres et qui maintenant se languissait dans la nuisette du crépuscule, attendant depuis tout ce temps que revienne dans ses draps son Adam.

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