Trois marches en descendant

jeremyslade

 

Première

marche

On dit que j’ai un caractère bien trempé. C’est murmuré avec admiration ou lâché avec mépris, mais c’est enfin devenu une réalité. Je me suis tellement battue pour cela. Contre à peu près tout le monde. Et surtout contre moi-même, moi et mes ridicules petites faiblesses. Maintenant il me suffit d’une intonation de voix, d’un regard appuyé pour que mes confrères, les juges, clients, n’importe qui dans la rue, aient cette opinion de moi. Ils n’ont pas le choix. Et quand je me regarde dans le miroir, je parviens enfin à ne plus voir les doutes qui me submergeaient avant. Je – suis – sûre – de – moi.

                C’est pour ça que je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Je sanglote comme une idiote dans ma chambre d’enfance et ce que j’ai mis tant d’années à construire n’existe plus. Mon orgueil, ma personnalité, j’ai dû laisser tout cela sur le perron de la maison de mes parents. Je suis perdue. A chaque fois que j’abrège une nouvelle relation sentimentale je retourne ici. Et mon beau caractère se retrouve trempé de larmes.

                Pourtant…avec une personnalité comme la mienne, je devrais être capable de supporter cela. De rompre avec un homme sans m’effondrer. Surtout que, Charles, quel connard tout de même. Il l’avait bien mérité. Je n’aime pas me laisser marcher sur les pieds. Si en deux ans de relation il n’a toujours pas compris cela, il n’y avait décidément aucun avenir à envisager. Il y a eu cette longue période de séduction, parfaite, où il m’avait avoué son admiration pour moi. Puis une petite année de relation confortable, bien elle aussi. Et puis ses défauts ont surgi, son incroyable mièvrerie par exemple, à me répéter sans cesse : « Laisse-toi aller, dis-moi ce que tu ressens ».  Il me prend pour qui ? Et toutes ses craintes qu’il me confiait sans retenue. Merde quoi. Je suis devenue avocate pour proscrire la faiblesse. Je ne vais pas la laisser envahir ma vie privée. Mon caractère ne l’aurait pas supporté. Alors j’ai fait ce qu’il fallait faire.

                La rupture était logique. Tout était logique. Sauf ça, cette situation qui se répète tous les deux ou trois ans, chaque fois que je me sépare d’un homme. Je suis effondrée dans ma chambre d’enfant, dans des draps que ma mère lave et repasse chaque jour. Il fait noir, à part quelques éclats de la lumière extérieure. J’inonde mon traversin que je frappe en même temps de dépit. Mon ordinateur portable est en veille au pied de mon lit, prêt à s’ouvrir sur le site de la cour d’appel de Paris, au cas où mes parents cognent à la porte. Qu’ils ne me voient pas comme ça. Surtout mon père. Ma mère, c’est moins grave. Elle m’a déjà surprise dans cet état mais n’a rien dit. Dès le lendemain, elle faisait comme si elle avait oublié ce qu’elle avait vu. Elle a toujours été comme ça. Discrète et prévenante.

                Mes parents…A dix – huit ans, je suis partie en claquant la porte et les maudissant, inventant des maitresses à mon père et des névroses à ma mère. Pourtant encore maintenant, dix – huit ans plus tard, ils m’accueillent dès que je mets fin à une nouvelle relation. Ils ne disent rien, se contentent d’être présents et de m’accepter dans leur apaisante routine. Ça me suffit. Ma mère est toujours aussi souriante et méticuleuse, il faut la voir laver la maison presque chaque jour ! Nous parlons de futilités, de tout et de rien et ça me va parfaitement. Jamais rien de personnel. Dans cette famille, cela fait longtemps que nous n’avons pas besoin de dire les choses pour transmettre l’essentiel. Mon père quant à lui est toujours aussi discret. Ou distant. Je ne sais pas, je n’ai jamais su. J’ai longtemps cru qu’il m’en voulait d’être une fille et d’être aussi fragile. Ou d’être née tout simplement. D’avoir été l’intruse dans la vie idyllique qu’il partageait avec sa femme qui a dû soudainement devenir ma mère aussi. Pour un couple aussi fusionnel cela n’a pas surement pas été facile. C’est sûrement pour cela qu’ils n’ont jamais voulu d’autres enfants. Pour pouvoir se préserver du temps pour eux. Ça a dû être un soulagement quand mon père a enfin été à la retraite et qu’il n’eut plus à se lever à cinq heures du matin.

                Je pensais que réussir dans la vie, pouvoir m’affirmer devant les autres sans trembler améliorerait enfin les choses entre lui et moi. Qu’il serait fier de moi. Mais ce n’est pas encore le cas. Il y a toujours ce même silence gêné. J’imagine qu’il m’en veut aussi de revenir, alors que lui et ma mère ont enfin l’opportunité d’être seuls.

                Mes parents sont une énigme. Malgré tous mes succès professionnels, je les envie. A soixante ans passés, presque quarante de mariage, ils entretiennent une foule de rituels qui  leur permet de consolider leur couple jour après jour. Discrètement, je les observe. Chaque matin je surprends ma mère se lever la première pour s’occuper du petit déjeuner avec une minutie de chirurgien. Et pendant qu’on discute (enfin, surtout elle), elle prépare le repas. Elle prête une immense attention aux moindres détails, s’arrangeant pour que le plateau qu’elle amène à mon père soit le plus parfait possible. C’est à ce genre de détails que l’on reconnait l’amour véritable. Avec Charles…en quelques mois déjà tout partait de travers. Qu’est-ce que ça aurait donné au bout de quarante ans…

Durant la journée, mon père sort très peu. Le matin il part acheter le journal et deux fois par semaine il boit un verre avec des amis. A chaque fois, il précise à ma mère l’heure à laquelle il rentre. Le reste du temps il s’occupe dans le jardin alors que ma mère s’affaire à rendre la maison étincelante. Aucun endroit, aucune toile d’araignée ne lui résiste. D’une manière générale, elle est la maîtresse de la maison. Courrier, téléphone, rien ne lui échappe. Dernièrement, elle a ressorti leurs anciennes photos du mariage et de leurs voyages (elle prenait beaucoup de photos auparavant) qu’elle a disposées dans toutes les pièces. Elle s’arrête parfois devant l’une d’entre elle et demande à mon père de lui raconter comment c’était. Et ensemble, ils se remémorent. Mon père ponctue ses phrases par des petits gestes d’affection auprès de ma mère, à l’image de l’attention qu’il lui porte tout au long de la journée.

                Quarante ans de détails et de souvenirs avec la même personne. Vu mon âge actuel (trente-six ans), je sais que je n’aurai jamais la chance de pouvoir vivre un bonheur aussi parfait, avec la parfaite personne. Alors je me contente d’admirer mes parents. Je me suis rendue compte que c’est leur solidité qui m’a toujours guidée. Elle m’a façonné, m’a donné des certitudes et des références là où je doutais sans cesse. Alors ça ne doit jamais changer. Jamais.

Seconde

marche

J’en peux plus. Pourquoi je suis toujours avec elle ? Je me pose la question tous les jours. Et tous les jours je me réveille à ses côtés et je n’ai pas la réponse. Avant j’essayais de me convaincre qu’elle avait des qualités et que j’avais des raisons de rester…mais aujourd’hui je ne réfléchis même plus. Je ne vois plus que ses petites manies, ses obsessions, cette foutue maison qu’elle veut toujours laver, sa superficialité…depuis combien de temps n’a-t-on pas eu une discussion sérieuse ?  Mais je suis toujours là, avec elle, tel que tout le monde nous voit. Je pourrais changer, mais ça serait dur. Alors pour l’instant je fais avec et je supporte.

Sauf une chose. La suspicion qu’elle a sur tout, tout le temps. La dernière fois je l’ai surpris à appeler les numéros que j’avais notés sur mon agenda. Elle espère trouver quoi ? Le numéro de ma maîtresse ? Comme si j’allais le noter quelque part. Je le connais par cœur depuis longtemps et j’efface son appel dès qu’elle me contacte.

Et de toute façon elle n’a pas besoin de preuve puisqu’elle a déjà deviné. Nous le savons tous les deux. Mais elle n’osera jamais m’en parler directement…Qu’elle ne compte pas sur moi pour le faire. Alors on joue cette petite comédie, on ne dit rien même si ça crève les yeux. Je vois Géraldine deux fois par semaine et à chaque fois ma femme ne peut s’empêcher de me demander à quelle heure je rentre. Elle tremble d’angoisse en me posant la question. Elle ne veut pas que je sorte. Elle ne veut pas que j’aie cette liberté. Elle me veut pour elle seule mais je ne lui ferai jamais ce plaisir. De toute façon j’ai besoin de ces moments avec ma maîtresse pour pouvoir la supporter  le reste du temps. Et elle l’a bien compris. Alors elle accepte.

                Mais pour se venger elle cherche à me faire culpabiliser. Dès que je suis au téléphone, elle me demande d’un air faussement naturel qui c’est. Il n’y a pas longtemps elle a ressorti toutes nos vieilles photos. Elle en prenait beaucoup avant. Elle me disait que c’était « pour ne pas oublier ». Elle veut me montrer à quel point nous étions heureux et à quel point je devrais avoir honte de ma conduite actuelle. Elle veut voir jusqu’où je peux supporter ce sentiment de culpabilité. Mais je ne vais rien lâcher.

                On s’aimait pourtant au début. Passionnément, assez pour vouloir un enfant. Mais alors qu’on aurait pu en avoir un deuxième, la passion était partie. C’était déjà trop tard. Au début je ne m’en rendais pas compte. J’étais à ma boulangerie tous les jours dès six heures du matin. Et ça me convenait bien, je ne voyais pas ce qu’il se passait. Mais la retraite, ça a été comme une gifle en pleine figure et j’ai réalisé qui était vraiment ma femme. Alors maintenant, nous jouons tous les deux des rôles auxquels nous ne croyons plus. Je peux le voir qu’elle se force à être comme ça. Qu’elle n’est pas sincère. Mais qu’est-ce que j’y peux ?

                Sans doute qu’elle a envie d’y croire. Même s’il n’y a plus rien à sauver depuis longtemps, elle veut s’imaginer que nous nous aimons encore. C’est sa manière maladroite de me le montrer. Et je tombe parfois dans le piège. Lorsque je regarde certaines photos qu’elle me demande de lui raconter, je ressens de la nostalgie pour ces moments, et pour elle. Alors le temps d’une nuit j’oublie Géraldine et refais l’amour à ma femme…mais même dans ces moments – là, elle ne parait pas heureuse. Elle fait juste semblant d’être heureuse, comme toujours. Et dès le lendemain cet insupportable quotidien recommence.

                Chaque jour elle me prépare mes repas, me demande de rester à la maison, m’enferme dans une prison de souvenir, me fait me ronger de culpabilité…et je me laisse faire. Je me suis toujours laissé faire…et je vois bien au fond de ses yeux que toute cette attention n’est pas sincère.

Parfois j’explose d’un coup. Et je lui gueule un tas d’horreur. Elle ne répond rien. Et ça me fait sentir encore plus coupable, ce qui m’énerve un peu plus. C’est un cercle vicieux. Je m’en vais pour me changer les idées et quand je reviens elle fait comme si de rien n’était, comme si elle avait déjà oublié ce qu’il s’était passé. Cette indifférence est insupportable. Elle signifie que, quoi que je fasse, il ne se produira jamais rien. Rien ne changera jamais.

Heureusement notre fille vient de temps en temps. Elle le fait pour se changer les idées. Le plus souvent c’est après s’être séparée d’un homme qui voulait « lui dicter sa loi », comme elle dit. Je suis tellement heureux quand elle revient nous voir que je ne sais pas quoi lui dire. Et je me sens mal, parce que je sais à quel point elle aime sa mère et qu’elle m’en voudrait si elle découvrait que je la trompe. L’estime de ma fille, c’est tout ce qu’il me reste. Je la sens déjà distante avec moi et je ne veux pas la perdre encore plus. Et je suis tellement fier de ce qu’elle est devenue et de sa réussite. Surtout, je suis heureux de voir qu’elle réussit ce que je n’ai jamais fait : quitter quelqu’un quand ça ne va plus. J’aimerais avoir son caractère. Moi, je suis tout juste bon à tromper ma femme. Je ne suis pas digne de la confiance de ma fille. C’est pour ça que j’ai tant de mal à lui parler. Ma seule manière de lui prouver mon affection, c’est de m’occuper de cette mère qu’elle aime tant. Qu’elle aime plus que moi. Alors j’embrasse ma femme, je la câline, pour que ma fille nous voie heureux.

Et ma femme joue avec ça bien sûr. Dès que notre fille revient, la comédie monte d’un cran. Elle devient encore plus attentionnée, encore plus gentille. Et je rentre dans son jeu. Pour ne pas décevoir ma fille. Elle est la seule, avec ma maîtresse, à me permettre de tenir. C’est pour cela que je ne dois pas faire souffrir sa mère. Vu sa personnalité, sa réaction serait radicale. Alors je préfère rester avec elle et garder son estime. C’est un moindre mal.

Avant j’aimais ma femme. Puis je l’ai détestée. Maintenant je ne sais plus. Mais toutes les journées se ressemblent parfaitement, et c’est insupportable. J’aimerais que tout explose enfin. Mais je n’aurais jamais le courage de faire quoi que ce soit. Jamais.

Troisième

marche

 

                Ils sont partout. PARTOUT.

                Je le sais. Je les vois. Je les sens. Ils vont voir que je suis folle et M’EMMENER.

                Je ne vais pas les laisser faire. Je dois faire semblant. Tout va bien.

                Mais tout s’effondre. Tout. Je n’ai plus rien. Les souvenirs s’effondrent. Le monde s’effondre. Il tombe en cendres. La fenêtre. Je regarde. Les gens bougent. Mais je ne les connais pas. Je ne connais personne. Il ne reste que la maison. Il faut que j’empêche la maison de tomber en cendre. Mais la cendre apparaît PARTOUT. La poussière. Partout. Il faut que je nettoie. Toujours. Parce que si la maison disparaît il ne restera plus rien et je ne veux pas mourir.

                La maison est à moi. Je dois la contrôler. Tout. Tout contrôler. Tout ce qui rentre dans la maison. Le courrier et le téléphone. Les numéros. C’est qui ? J’appelle les gens mais je ne reconnais plus les voix. Les gens…

                Les gens ne doivent pas voir ce qu’il m’arrive. C’est CAPITAL. Je dois faire comme si tout allait bien. Je sifflote et je chantonne quand je lave. Je suis très douée pour faire comme si de rien n’était. Alors ils ne se doutent de rien. Ils ne voient pas à quel point c’est important ce que je fais. Ils ne voient pas ce que je deviens.

                Mon mari. Il est là. Dans la maison. Tout le temps. Il ne faut pas qu’il s’en aille. Parce que s’il s’en va je vais être toute seule et ils vont m’emmener. Il ne faut pas que j’oublie. J’ai sorti plein de photos pour ne pas oublier. Mais j’oublie quand même. LUI, il est important. Parce que je m’en souviens. Il doit rester avec moi. Il ne doit pas me quitter. Alors je dois être gentille avec lui. Et je ne dois pas lui montrer que je suis folle. Je dois faire comme si de rien n’était. Je suis très douée.

                Je fais tout ce qu’il veut. Je lui fais à manger, toujours la même chose, quand c’est toujours la même chose je m’en rappelle. D’abord les tranches de pain au bord à droite et les deux cafés alignés en haut. Et ça lui fait plaisir. Je le vois bien puisqu’il sourit. Je suis gentille avec lui. Tout le temps. Mais quand il part j’ai très peur. J’ai peur qu’il ne rentre plus jamais et qu’il me laisse seule. Alors je lui demande quand il rentre. Mais je ne dois pas lui montrer que j’ai peur. Sinon il verra que je suis folle et il m’emmènera.

                Des fois il s’énerve contre moi mais je ne dis rien. Des fois il se colle à moi et m’embrasse et introduit quelque chose de dur en moi mais je me laisse faire. Tant qu’il ne part pas il peut faire ce qu’il veut.

                …

                Quelque chose de perturbant. Elle. Elle est arrivée il y a quelques jours. Elle a envahi une chambre. Je change ses draps sans arrêt pour me débarrasser de son odeur. Elle doit disparaître car elle n’est pas dans mon univers. Elle me sourit sans arrêt mais je me méfie. Elle me parle souvent et je réponds ce qu’elle veut entendre. Elle ne se rend compte de rien.

                Quand elle est là il est plus gentil avec moi et ça veut dire qu’il ne partira pas. Donc si je suis gentille avec elle, il sera gentil avec moi. Alors je suis gentille avec elle. Même si je ne l’aime pas trop, c’est bien qu’elle reste. Mais elle est envahissante. Dès le matin elle vient me perturber. Elle ne parle pas beaucoup et je n’aime pas le silence car ça me rappelle que je suis vide à l’intérieur alors je remplis le silence, tout le temps, tout le temps. Ça la fait sourire donc c’est bon, elle ne se méfie pas, je peux continuer.

                Bientôt tout s’effondrera. Ma tête, ma maison, le monde entier. Mais en attendant ça je me battrai jusqu’au bout. Tout le temps. Ils ne verront jamais que je fais semblant. Ils ne m’auront jamais.

                Jamais.

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