Trois vies (Provisoire) I

mika

Non, dans ce monde, vous ne pouvez pas être à la fois seul et heureux. C’est une constante presque exacte à chaque fois. Oh bien sûr parfois ça doit arriver, c’est une possibilité. Mais comme les gens seuls mais heureux désirent trop garder leur bonheur pour eux, ils n’ont jamais personne à qui faire part de leur bien-être permanent. Et donc on ne sait pas. Ca reste une grande inconnue, personne n’a jamais rien pu dire à ce propos. Cela reste quelque chose qu’il faut vivre par soi-même et non pas au travers d’une recherche théorique.

Toujours est-il que Roland, lui, ne savait pas non plus. Il venait à peine de s’installer chez lui, dans un appartement au confort indiscutable, que s’imposait déjà le problème du loyer. Avec un salaire de Critique débutant pour un grand hebdomadaire, il lui était impossible de couvrir ses frais et il allait devoir envisager l’impossible à ses yeux : Un colocataire. Voire même deux, si ses calculs s’avéraient justes. Et cela le tannait, le Roland. Le Roland est un jeune homme brun, relativement taciturne, pas du genre à pactiser avec l’ennemi, à savoir l’être humain. Sa taille et son apparence correspondent aux standards humains actuels, il est donc sous certains aspects un bon parti. Sauf qu’il est irritable, pessimiste et invivable. Et en cela est un bon parti insupportable et inaccessible.

Il venait en effet d’un petit village de campagne et était issu d’une adorable famille aimante et nombreuse, où tout paraissait simple et enjoué. Mais il avait également toujours partagé sa chambre avec ses frères et sœurs, ce qui avaient suffi à développer chez lui une forte misanthropie. Cela et bien d’autres choses, évidemment. On ne devient pas misanthrope du jour au lendemain, c’est le fruit de nombreuses expériences plus ou moins concluantes avec le genre humain. Un simple bain de foule peut suffire à vous rendre chèvre et à vous donner une haine précaire de l’humanité, mais cela s’efface. Roland avait quant à lui reçu une onction définitive qui l’avait rompu à la détestation, raisonnable ou non, de tout être humain.

Et le voilà donc à poster des annonces un peu partout, à déposer son adresse, à proposer dans des magazines spécialisés, en quête des colocataires idéaux. Evidemment son choix se porterait sur les payeurs les plus réguliers possibles. Mais également sur les caractères les plus faciles à vivre. On a beau être un cas concernant les rapports humains, on n’en est pas moins difficile dans ses choix. Roland attendait des gens calmes, qui ne lui poseraient pas cent-cinquante questions par jour, du style « Je peux prendre une douche ? » « Où est le sel ? » « Est-il possible que je sorte un instant ? » Non. Il attendait des gens indépendants, qui ne le serineraient pas avec des babillages inutiles et irritants. Roland attendait de l’utilité et de la douceur : Tu payes et tu évites de trop la ramener. Ce serait sa loi.

La grande vie en solitaire, ce ne serait donc pas pour maintenant. Roland en prenait conscience. Son appartement était grand mais il ne le serait plus autant d’ici peu. Il avait visé trop haut. Traumatisé par sa chambre de jeunesse à l’intimité misérable, il avait choisi un appartement spacieux et avec plusieurs chambres. Juste par extravagance, se disait-il au départ. Mais au fond il n’y aurait invité personne. Et cette cuisine où l‘on peut se déplacer à loisir, ce salon trop grand, cette salle de bains en longueur, c’était à croire que ces années à se replier sur lui-même avait donné naissance à un égo surdimensionné qui rêvait de grands espaces hors de prix.

Ce n’était même pas faux. La preuve, il était Critique.

Il passa donc les premiers entretiens qui se déroulaient selon un schéma bien précis à savoir que le moindre mot de travers constituerait une erreur implacable sans la moindre chance de pardon.

- Bonjour…

- Salut… Ouah, chouette l’appart ! J’adore la déco, très bon choix !

- Au revoir.

La moindre manifestation d’enthousiasme était rédhibitoire aux yeux de Roland. L’enthousiasme signifiait la communication et il s’y refusait surtout quand elle découlait de flatterie aussi grossière. Comment peut-on commencer une conversation en racontant des inepties ? « Très bon choix », n’importe quoi. Il n’avait pas choisi, c’était meublé avant qu‘il n‘emménage. Et il s’en foutait de sa déco. C’était secondaire voire tertiaire. Les murs n’avaient d’ailleurs aucune affiche ou poster superflu. Le beau n’était rien pour Roland, seul comptait l’utile et le confortable.

La suivante n’était pas mieux voire pire.

- Je suis prête à faire le ménage si c‘est nécessaire, ou même à faire des corvées, ça ne me gêne pas…

- Au revoir.

Roland détestait aussi qu’on s’abaisse de la sorte ou même qu’on se vende. Il cherchait un colocataire, pas quelqu’un pour proposer des échantillons entre la cuisine et le salon. Encore que ce serait magnifiquement décoratif, particulièrement original et de bon goût… Donc totalement à l’encontre des désirs de Roland.

- Je viens d’Estonie… D’ailleurs j’ai un fort accent mais je suis là pour apprendre…

- Au revoir.

Exit également les étrangers ou apparentés. Roland pratique un racisme dur mais justifié par des agressions et perturbations environnantes régulières. Il s’estimait dès lors dans son bon droit. Ca n’était pas une question de rejet systématique - il appréciait son épicière d’origine indienne, calme, polie et professionnelle - mais le prolongement de préjugés alimentés par des actes individuels mal interprétés de sa part. Il n’avait par exemple jamais compris pourquoi au collège et lycée, des jeunes maghrébins se permettaient de lui taper l’épaule alors qu’il les connaissait d’une simple conversation. Cela lui était toujours apparu comme une faute d’éducation, alors que c’était simplement une différence de contrat social.

Quelqu’un lui plut, et il se décida à engager une conversation.

- Rachel…

La jeune femme hocha la tête. Les cheveux légèrement cuivrés, contrastant avec le morne poil brun de Roland. Grands yeux, aussi, joli minois, pas de piercing. Jeune fille bien sous tout rapport…

- Hm. Oui. C’est mon prénom.

… et pas du tout communicative. Presque parfaite à première vue.

- Vous êtes secrétaire médicale…

- Exact.

- Ca rapporte ?

- Rien, je fais ça bénévolement, le sourire de mes interlocuteurs est une récompense telle qu’il illumine ma vie et la transforme en délice permanent.

Il la regarda, étonné par cette réplique. Elle sourit, contente de son effet. « De l’humour ? Ca commence mal », songea l’homme.

- Bien sûr que ça rapporte. Un petit salaire régulier quoi.

- Pourquoi… cette pique ?

- Vous êtes plutôt coincé j’ai l’impression, j’avais envie de briser la glace, si on doit être colocataires, j’aimerais bien qu’on puisse au moins parler un peu.

Roland hocha mollement la tête. En fait cette remarque l’avait mis en confiance. Si elle avait les mêmes travers rhétoriques que lui, c’était un plus.

- Des passions ?

- Dans mes moments de futilité je cultive des Bonsaï. Je lis beaucoup et j’aime aller au cinéma.

- Des obsessions ?

- La drogue, le saut à l’élastique et la luge sur huile végétale.

Roland la regarda, suspicieux.

- Une femme avec de l’humour, mais bon sang, d’où sortez-vous ?

- Du même endroit d’où sortent les types qui vouvoient une fille qui a un an de plus qu’eux.

- On ne se connait pas, ce serait inconvenant de vous tutoyer.

- Si on doit habiter ensemble, encore une fois…

- Qu’est-ce qui vous fait croire que vous êtes prise ?

Rachel haussa les épaules, narquoise.

- Mon entretien n’a pas duré vingt secondes.

- Je vous rappellerais, dans ce cas, comme ça il n’aura duré que trois minutes !

- Tout ce bon temps perdu alors que tu aurais pu te brosser les dents… J’en suis navrée, vraiment. C’est sincère. Je ferais brûler un cierge.

- N’oubliez pas le chèque pour le dentiste…

- Comment ai-je pu oublier cela, se conspua exagérément la jeune femme.

Roland la regarda, courroucé et amusé à la fois. Elle partit en laissant son adresse et son numéro.

Le jeune homme en recherche de colocataire continua ses recherches avec la même parcimonie qu‘avant. La rencontre avec Rachel avait été marquante, quelque chose chez cette fille lui plaisait étrangement. Comme si elle lui était… sympathique. Impossible, il ne se laisserait pas aller à de tels égarements.

- Je suis une femme très expansive, j’aime laisser place à mes dons artistiques, je peins, je sculpte, je laisse place à l‘énergie de la nature et je deviens une vraie furie, il m‘arrive de finir dans mon appartement torse nu et ne me souvenant pas des précédentes minutes, mais ayant fini une de mes œuvres, souvent la meilleure…

- Suivant… geignit Roland dans un cri rappelant la vache qu’on mettait à mort.

- J’aime la carpe farcie, ça embaume, et c’est délicieux…

- Suivant…

- En plus je collectionne les comics, j’en ai bien trente cartons…

- Suivaaaaant…

Roland haussa un sourcil face à un prétendant pour ainsi dire idéal.

- Aspirant prêtre ?

- Oui. Je me prédestine à devenir prêtre. J’aspire au calme et à la quiétude la plus totale. Et - sauf votre respect - aucunement à nouer quelque amitié solide.

Roland regarda le type qui ressemblait à ce gamin suicidaire dans « Le cercle des poètes disparus ». Film qu’il avait profondément détesté.

- Eh bien… Vous m’avez tout l’air d’un bon candidat, je… pense pouvoir vous rappeler.

- Tous les jours sauf mercredi, je vais à un meeting UMP.

Roland écarquilla de gros yeux médusés. Il était pourtant si parfait au premier abord. Les gens cachent décidément bien leur jeu.

- Sortez immédiatement de cet appartement !

Roland n’avait rien contre la religion mais alors les gens de droite lui étaient insupportable. Si les hippies de gauche avaient le mérite de lui être un tantinet sympathiques, il était incapable de discuter avec un conservateur. Quelqu’un qui s’obstine contre l'ineluctable changement des choses n’est pas une bonne personne, estimait Roland.

- Vous avez un problème avec les peaux mortes ?

- Suivant…

- Vous avez une bonne tête !

- Suivaaaaaant…

- Je ne fume pas, je travaille dans un bar…

- Un bar de quel genre ?

- … Un bar !

Roland regarda, intrigué, le jeune homme blond en face de lui qui semblait être son antithèse. Souriant, enjoué, optimiste… L’air un peu embarrassé aussi. Roland était neutre en permanence, sans joie et pessimiste. Et il n’était jamais embarrassé. Le concept de dignité est bien faible chez lui, bien que l’idée que quelqu’un lui fasse honte est omniprésente chez lui.

- Un bar, bon… Il n’est pas de sotte profession, je suis critique, le voisin d‘en face est homme de ménage, la concierge est concierge… Des passions ?

- J’aime cuisiner !

- Cuisiner quoi ?

- Cuisiner, c’est tout… Je sais à peu près tout faire, plats, menus, cocktails, viande, légumes, assaisonnements, c’est mon truc, ma mère m‘a appris à cuisiner, je passais beaucoup de temps avec elle en cuisine. J’adore les chats aussi !

Roland hocha la tête. « Quelqu’un qui aime les chats a forcément un bon fond… »

- Des obsessions ?

- Nan… Tu entends quoi par là ?

- Des lubies idiotes, des trucs qui me donneraient envie de vous tuer… « Il me tutoie ? Je rêve ou quoi ? »

- Euh… Je… J’aime… euh… J’aime faire des trucs…

- Hm-hmmm, intéressant… Et précis avec ça.

- J’aime bien… courir ! Non pas que ça m’obsède mais… j’aime bien et je me force à le faire tous les matins ! Ca me vide la tête, c’est sympa.

Roland acquiesça.

- Ca vous range dans la catégorie des criminels dangereux et des psychopathes égorgeurs de bébés…

- Certainement pas, héhéhé…

Roland regarda le jeune homme avec un sourcil suspicieux. Ce rire l’avait intrigué.

- … C’est quoi votre nom déjà ?

- Lé… Léopold.

- C’est bizarre comme nom…

- C’est…

- Je remarque aussi que vous êtes très blond et pas très masculin. C’est déjà difficile d’être masculin en étant blond mais vous n’essayez même pas d’avoir l’air un tant soit peu viril.

Léopold se figea et regarda de chaque côté, très embarrassé.

- … certes, mais…

- Je suppose maintenant avoir deviné dans quel genre de « Bar » vous travaillez et quel genre de cuisine vous faites. Suivant, laissez votre numéro de téléphone et votre adresse.

Le jeune homme regarda Roland qui lui porta un regard désabusé. Démasqué, Léopold se risqua à se défendre.

- Quoi, juste parce que…

- Je veux pouvoir juste fermer la porte de ma salle de bains, pas la verrouiller. Laissez vos coordonnées, si je ne trouve pas mieux d’ici là vous aurez peut-être votre chance. Priez pour que je ne reçoive que des tordus, mais les gens de votre engeance, je préfère éviter.

Léopold se leva en hochant la tête. Il alla écrire dans le petit carnet.

- Euh… N’appelle qu’entre quinze et seize heures !

- Trop de détails… grommela le propriétaire, lassé.

- Désolé de t’avoir pris du temps.

- Cesse de me tutoyer.

- … Au revoir.

Il partit, dépité. Roland secoua la tête. « Expression inutile : on ne se reverra pas. »

Roland continua à passer des entretiens tous plus ennuyeux les uns que les autres. Il avait vu une vingtaine de personnes avec des ambitions diverses : Trouver des amis, un coéquipier de tandem, quelqu‘un chez qui crécher en attendant « mieux », le traditionnel coloc qui veut faire des fêtes. Roland avait pourtant spécifié « Non sérieux et sympathisants gaullistes s’abstenir ». Les gens ne l’intéressaient pas ou il n’arrivait pas à s’intéresser à eux par manque d’attention ou tout simplement d’intérêt. Une fois qu’il eut passé les entretiens, il passa en vue ses observations. Il avait eu trois conversations qui valaient le coup, plus une qui ne comptait pas puisqu’il se refusait à habiter avec des gens tels que Léopold.

Les trois sélectionnés étaient un parfait jeune homme de bonne famille avec de l’argent et une honnêteté sans faille, une jeune femme rieuse, jolie et argentée également, ainsi que Rachel. Roland ne comprenait pas trop ce qu’il lui trouvait mais il lui trouvait quelque chose. Elle était différente des autres personnes qui étaient passées. Mais à côté de Grégoire et Sandrine, elle avait un avantage de poids : Son capital sympathie n’avait rien de monétaire. Pourtant Roland s’était bien dit qu’il choisirait d’abord des gens avec de l’argent.

Il avait donc pris un week-end pour faire un essai en invitant ses trois colocataires éventuels à faire un essai.

- Au terme de ces deux jours je saurais qui est digne d’habiter avec moi ici.

- Quelle connerie… grogna Sandrine.

- Pardon ?

- C’est un appartement, pas un trophée, et on participe pas à une espèce de jeu !

- Si vous ne voulez pas vivre ici…

- J’ai besoin de cet appartement mais pas au point de passer un casting !

- Je comprends, la lourdeur de la sélection, le drame du jugement extérieur, la pesanteur du choix… Mais vous voulez vivre ici !

- Ici peut-être, avec toi c’est moins sûr…

- D’accord. Il faudra me rappeler à l’occasion quelle espèce de pourceaux nous avons élevé ensemble pour que tu te permettes de me tutoyer. Le souvenir m’en a sans doute échappé pour quelque raison…

Ladite Sandrine soupira, déjà lassée au milieu de la tirade. L’autre restait silencieux avec ses airs de benêt. Rachel regardait autour, semblant assez tentée d’habiter ici. Roland désigna l’appartement.

- Bon, alors je vais faire ce que je fais habituellement et vous allez faire ce que vous faites habituellement.

- Je prends la télé… marmonna Rachel en se déplaçant jusqu’au canapé.

Roland l’observa s’installer calmement et sobrement avec un sourire significatif. « Quelle jeune femme intelligente. Et intéressante avec ça. »

Grégoire regarda autour de lui et se frotta les mains.

- Quel est ton plat préféré, Roland ?

- Le crottin de cheval bouilli dans de l’huile de foie de morue !

- … Je peux faire à manger !

- C’est pour ce genre de révélations cruciales que j’ai décidé d’avoir des colocataires !

- Je peux préparer du poisson en sushis !

- Je préfère les sushis de gnou, désolé.

Roland alla lire un bouquin pour lequel il devait écrire une critique dans un siège particulièrement confortable. Sandrine le regarda et haussa les épaules. Blonde aux cheveux frisés, elle était aussi relativement tarte mais savait se mettre en valeur. Roland lui lançait quelques regards en coin mais se demandait si elle en valait la peine.

- Bon, cet endroit est vraiment sale, je vais faire un coup de ménage ! proposa-t-elle.

- Super, une bonniche ! s’enjoua Roland.

- T’en aurais bien besoin, y’a de la poussière partout sur les étagères !

- Vous gagnez des points…

- T’as quel âge ?

Roland releva la tête, surpris par la question. Sandrine semblait excédée.

- Tu me vouvoies, ça m’énerve, j’ai l’impression d’être déjà virée avant d’être prise !

- Avant d’« éventuellement » être prise ! Gare à l’usage de vos mots, jeune locataire clandestine ! Ici la sémantique fait figure de loi sacrée ! Relisez le Necronomicon, enfin…

Sandrine haussa les épaules en soupirant et continua son ménage, époussetant les meubles avec un plumeau qu’elle avait trouvé entre le frigo et le four. Rachel continuait à regarder la télévision, semblant se moquer complètement d’être prise ou pas. Roland lisait son livre et prenait des notes et barrait d’autres mentions. Il avait tendance à juger une intrigue un peu vite, sur des points obscurs qui étaient résolus ensuite. Et quand c’était le cas, il supprimait ses affirmations. Roland était dur mais il savait reconnaître ses torts. Par rapport à une intrigue, cela va de soi.

Grégoire arriva avec un plat de sushis. Roland le regarda d’un œil désintéressé.

- J’espère que ça te plaira !

- J’espère aussi parce que si je n’aime pas il y a de fortes chances pour que vous soyez jeté aux crocodiles...

Grégoire grimaça. Roland mangea quelques sushis. Leur confectionneur sembla attendre un remerciement qui ne vint jamais, s’opposant à la froideur rustique de Roland. Grégoire ne put garder son calme.

- D… Dis donc, je viens de te faire ces sushis !

- En effet j’ai cru le constater, c‘était plutôt flagrant, j‘en ai même mangé un ou deux, l‘avantage du sushi c‘est que le goût reste longtemps en bouche, ce qui fait qu‘on a l‘impression d‘avoir fait un repas enrichissant sur la durée de la journée.

- M… Même pas un merci ? Mais comment… Mais qui t’a appris les bonnes manières ?

- Certainement pas la personne qui t’a enseignée de tutoyer quelqu’un que tu n’as vu que deux fois.

- J’exige un remerciement !

- J’exige que tu fermes la porte en partant et que tu prennes avec toi ces japonaiseries répugnantes.

Grégoire sembla désabusé, stupéfait. Roland le regardait d’un air neutre. Le jeune homme, qui venait de se démener à cuisiner ainsi, partit d’un air pincé et vexé. Une fois qu’il fut sorti, Sandrine poussa un soupir de soulagement.

- Je suppose que ça veut dire que je suis prise !

- Non jeune fille, vous prenez la porte également.

Sandrine regarda Roland, étonnée.

- Pardon ?

Rachel regarda Roland, un peu surprise elle aussi.

- Sourde, en plus ? J’ai l’impression d’avoir une mouche qui vole autour de moi, ça m’horripile.

- Je nettoie ton appartement ! Je suis en train de te rendre service, là !

- Ah non, tu ne vas pas pleurer pour être remerciée toi aussi ?!

- Nan mais j’me suis rendue utile, moi, au moins !

- Tu t’es rendue intéressante, nuance. Moi je travaille, cela demande un minimum de concentration.

- Tu LIS ! Ca ne demande aucune concentration !

Roland poussa un soupir lugubre, écrasant, fatal.

- Seigneur c‘est une perle rare que nous avons là : à la fois crispante, soupe-au-lait et inculte de surcroit… Dehors.

- Mais je me suis juste rendue utile ! Elle, elle est juste restée sur le canapé à regarder la télé !

- Elle s’est contentée de respecter ses habitudes, elle n’a rien fait de spécial pour me courtiser stupidement.

- Te courtiser nan mais tu te prends pour quoi au juste ?

- Pour le propriétaire, c‘est déjà dix fois ce que vous êtes. Au revoir, ne revenez pas !

Sandrine partit en faisant de gros pas.

- Nous savons que vous êtes ici, inutile de le…

La porte claqua avec fracas.

- … signaler en utilisant votre gargantuesque masse…

Roland ferma son livre.

- Déjà lu. Félicitations, Rachel, tu es désormais à moitié chez toi ici.

- Merci, Monsieur Perón. Mais pour le moment c’est non.

Roland haussa un sourcil.

- Plait-il ?

- L’annonce disait « Colocation à trois ». On est seulement deux. Je n’habiterais pas seule avec toi. Par principe et surtout par respect pour l’éventuel troisième colocataire. La seule idée qu’une telle occasion échappe à quelqu’un me serait insupportable.

- J’ai pas d’autre éventuel locataire intéressant. C’étaient les deux seuls et ils m’énervaient d’avance en fait…

- Je suis intéressante ?

- Tu es… différente. Vivable.

- Hm. Je perçois une forme embryonnaire de drague dans tes paroles, ce qui me décourage encore plus. Trouve un troisième et c’est bon, ça normalisera la situation.

Roland leva les yeux au ciel.

- Très bien, examinons la liste des intéressés.

Ils prirent la liste des contacts. Mais elle ne contenait que des noms, des numéros et des adresses. Sauf une.

- Il a pas d’adresse, lui ! fit remarquer Rachel.

- C’est-à-dire… Oh, lui, nan, il est…

- Il est…? SDF à première vue…

- Disons qu’il va ramener des types bizarres à la maison.

Rachel regarda Roland, surprise. Roland agita la main significativement. Rachel grimaça.

- Il est simplement homosexuel !

- Ah, beurk.

- Oh je t’en prie, on est au vingt-et-unième siècle ! Il était sympa ?

- Il aime cuisiner, il aime les chats, il court…

- Seigneur, appelle la police ! Tu as failli héberger le boucher des Sables d’Olonne !

- Il va essayer de me faire des trucs !

- Eh bien tu dormiras sur le dos !

Roland regarda Rachel et se mit à pouffer de rire, un rire sifflant mais réel. Rachel s’empara de son portable et appela Léopold.

- Entre quinze et seize heures seulement, se souvint Roland.

- Il travaille où ?

- Dans un bar. De la capitale, probablement. Mal famé, probablement.

- Beaucoup trop de bars gays, il va falloir attendre. Pourquoi ne pas l’avoir rappelé ?

- La flemme.

- Vous avez parlé combien de temps ?

- Cinq minutes, le temps que je découvre le pot aux roses.

- Quelle jolie expression pour décrire une découverte d’une telle importance pour le monde et pour la science. J’espère au moins que tu as nettoyé les meubles à l’eau de javel après son passage. Tu lui as serré la main ? Vite, prends une machette, coupe-toi le bras et brûle-le !

Roland la regarda, blasé, alors que Rachel affichait un sourire accusateur, celui avec les sourcils froncés, qui est particulièrement embarrassant pour celui qui le reçoit. Roland rétorqua cependant :

- N’empêche que je ne veux pas d’un colocataire de ce genre !

- Il n’a pas d’adresse, donc il a besoin d’un logement plus que n’importe qui et si vous avez parlé cinq minutes, c’est qu’il doit être aussi vivable que moi !

- Si en plus il est SDF c’est mort !

Rachel regarda Roland, furieuse cette fois. Roland leva les yeux au ciel.

- Si tu commences comme ça, ça va mal finir !

- J’ai été choisie par tes bons soins pour vivre dans cet appartement donc j’ai droit à 50% de la prise de décision.

- On n’est pas en démocratie.

- Mais j’habite presque quand même ici !

- Non.

- Ah oui ?

- Tu as refusé à moins qu’un troisième locataire s’installe, ce qui n’est pas encore le cas, théoriquement tu t’es expulsée toute seule. Pas de bol.

- Tu m’as désignée ! Je suis passé devant le type qui avait l’air d’avoir vécu sous un fer à repasser et devant l’autre fée du logis !

Roland montra Rachel du doigt, l’air d’avoir deviné quelque chose.

- Tu n’es jamais offensante ni blessante, même dans le dos des gens. Tu es doucement méchante mais pas sérieusement grinçante. Quand Sandrine a parlé de toi, tu n’as pas réagi non plus… C’est étrange !

- Et toi tu ne trouveras jamais de femme si tu continues à faire de la psychanalyse de Prisunic. Contrairement à ce que vous avez tous l’air de penser, ça ne marche absolument pas. Il est quinze heures !

Elle se saisit de son téléphone et passa l’appel devant un Roland embarrassé.

- Allô ? Je parle bien à Léopold ? Je suis Rachel, je suis une colocataire de Roland, tu sais, le jeune homme qui proposait un logement… Voilà ! La place est disponible…

Roland agita les mains, furieux. Rachel lui intima de cesser.

-… On pourrait se voir quelque part ? Dans un café, ça t’irait ? C’est juste pour discuter des formalités et pour qu’on se voie toi et moi…

Rachel regarda Roland et mit le téléphone en haut-parleur. Le jeune homme en pleurait de joie. Rachel regarda significativement Roland qui soupira silencieusement, vaincu.

===

C’est dans un café en bas de chez Roland que le propriétaire, la colocataire et le candidat se retrouvèrent. Rachel était toute tranquille, sans le moindre souci, à l‘aise et soucieuse de faire que cette entrevue se passe bien. Léopold était un peu embarrassé mais faisait bonne figure pour avoir son logement. Et Roland était clairement gavé d’être là et semblait aussi ne vouloir faire aucun effort.

- Merci infiniment de m’avoir rappelé…

- C’est pas moi, c’est elle. J’voulais pas te rappeler, moi !

- J’avais compris… soupira Léopold. Rachel, on ne s’est pas présentés…

- Je suis Rachel, j’ai vingt-quatre ans, je suis secrétaire médicale. Enchantée, Léopold.

- Moi c’est Léopold, vingt-six ans, serveur dans un bar !

- Roland, ici depuis dix minutes, déjà lassé… souffla Roland.

Rachel le regarda.

- Il te suffit d’accepter que Léopold soit notre troisième locataire !

- Mais non je ne veux pas ! Il va m’obliger à changer mes habitudes !

- Parce qu’avec moi tu pourras te balader tout nu chez toi ?

Roland regarda Rachel, l’œil méchant. Léopold les regarda et hocha la tête.

- C’est inutile, s’il ne veut pas, je ne vais pas le forcer à me prendre.

- Dieu merci il est raisonnable ! soupira Roland.

- Mais t’as pas d’adresse ! rappela Rachel

- Je n’en ai pas donnée, nuance. En théorie j’ai une adresse, en pratique ce n’est pas chez moi.

- Tu vis où, actuellement ?

Roland se retira habilement de la conversation en recevant avec tous les honneurs son Banana Split qui n’en demandait pas tant.

- Eh bah à la base je vivais en résidence étudiante mais j’en ai été expulsé parce que j’arrivais plus à régler le loyer du fait que mon père m’ait comme qui dirait coupé les vivres…

- A cause…

- A cause de mes penchants, cela va sans dire, et cela aurait pu rester sans conséquences, mais il a réussi à faire plier ma mère qui persistait à m’envoyer de quoi subsister alors je me suis mis à aller d’appartement d’amis en appartement d’amis…

- C’est tellement triste… geignit Rachel, compatissante.

- En ce moment je suis hébergé gracieusement par un ami mais je dors dans ce qui s’apparente volontiers à un cagibi, une sous-chambre de bonne, à deux c‘est forcément…

Rachel était révoltée. Roland aussi. Sa glace était beaucoup trop bonne.

- C’est super bon, n’empêche. Et les trucs croustillants ça rajoute vraiment quelque chose. Et que dire du goût fruité…

- Roland, bon sang ! Ce pauvre jeune homme…

- Oui bon hein, à ce rythme-là on prend tous les clochards du métro. J’ai trois chambres, pas un hôtel particulier !

Léopold baissa la tête, contrit. Rachel frappa l’épaule de Roland.

- Non mais eh !…

- Quoi, « non mais eh ! » rétorqua la jeune femme, Tu te rends compte de ce qu’il a traversé ?

- Vis dans une petite chambre, à la campagne, avec une horde de frères et sœurs, on va voir si tu vas traverser !

- Ca n’a rien de comparable ! soupira Rachel, excédée. Léopold, tu viens vivre à l’appartement de Roland, il n’y a aucune autre solution.

- Encore eut-il fallu que j’accepte !

- Tu as besoin de colocataires, Léopold a un travail, il peut payer !

- Certes mais en tant que propriétaire et qu’homme de raison, je préfèrerais vouloir réellement qu’il vienne. Or désolé mais… J’ai pas envie !

- Je rêve…

Roland soupira et regarda Léopold droit dans les yeux.

- Bon, écoute. Tu en as chié, c’est un fait indéniable, on ne va pas tortiller là-dessus pour savoir qui ici en a chié le plus. Seulement est-ce que tu te sentirais à l’aise dans un appartement où tu as été accepté par charité chrétienne plutôt que par envie du propriétaire ? Si je t’invite à rester juste par apitoiement, tu vas vraiment te sentir mal à l’aise, non ?

Léopold regarda Roland puis se tourna vers Rachel qui était aussi surprise que lui.

- Tu as raison…

- Mais enfin… geignit Rachel, abasourdie d‘être celle en tort autour de cette table.

- Donc on va manger un bout - à mes frais, je ne suis pas chien - et quand tu auras bien réfléchi et que je t‘aurais bien cerné, je te dirais si je veux que tu restes avec nous. Mais uniquement parce que je t’aurais trouvé sympa.

Léopold acquiesça doucement. Ils commandèrent donc muffins, spéculos et autres gourmandises à manger avec un café, et se régalèrent volontiers tout en ayant une conversation aérienne sur le film Titanic.

- C’était ignoble et cela ne devrait plus jamais se reproduire.

- Je n’arrive pas à croire que tu n’aies pas aimé ce film ! souffla Rachel, sidérée.

- Est-ce seulement possible… soupira Léopold qui semblait désolé pour Roland.

- Je suis désolé : outre l’interprétation discutable de Kate Winslet, le scénario n’était qu’une accumulation de clichés romantiques à l’eau de rose qui, par ailleurs, contrevenaient à la véracité historique du projet !

- Absolument pas ! s’emporta Rachel.

- J... J'y crois pas, c'est pas possible, tu mens, en fait tu ne l’as pas vu, sinon tu ne peux pas en penser ça c’est inouï !

- Le seul élément qui m’a plu dans l’épisode c’est la présence de Kathy Bates ! signala Roland.

- Qui ? demanda Rachel.

- Si on était chez moi, je te demanderais de sortir… soupira Roland.

- A ce point là ?

Léopold hocha la tête.

- Faute de goût inqualifiable, admit le blond. Une grande dame de la télévision et du cinéma américain.

- Surtout une grande actrice, oui ! La seule qui joue bien. Mieux que trois quarts des acteurs de ce navet… grommela Roland.

Rachel et Léopold se lancèrent un regard quelque peu complice, du moins qui se voulait complice autant pour l’un que pour l’autre. « On est les deux seuls à être normaux dans le tas, efforçons-nous au moins de nous entendre », se disaient-ils. Et puis face à quelqu’un qui n’avait pas aimé le film Titanic, inutile de chercher midi à quatorze heures, autant chercher le numéro de l‘établissement psychiatrique le plus proche.

- Bon, écoute, le plus gros problème en fait c’est lui et son caractère de merde.

- J’avais cru comprendre cela, oui…

- Tu peux te tenir tranquille et ne pas ramener n’importe qui à l’appartement ?

- Possible, oui !

- Tu es capable de ne pas harceler sexuellement Roland ?

Léopold lui porta un regard rapide et secoua la tête tout en se mordillant les lèvres.

- Pas avec cette chemise !

Et Roland de saisir le col et d’embrasser chastement ladite chemise.

- Bénie sois-tu, ô protection divine…

Rachel acquiesça, confiante.

- Bon. Alors tu peux être notre troisième colocataire !

Rachel regarda Roland qui soupira.

- J’ai le choix ?

- Non !

Rachel avait un sourire victorieux. Léopold hésitant, embarrassé, mais ne cherchant pas trop la petite bête. 

- Bon. Dis-moi en quoi tu ferais un bon locataire.

Léopold regarda Roland en haussant un sourcil. Roland était à moitié sérieux, il s’en moquait de ce que ce brave type avait à lui dire. 

- J’attends une réponse, mais une réponse argumentée.

Rachel roula des yeux, exaspérée. Léopold acquiesça, réfléchit et se mordit les lèvres.

- Eh bien… Je ne suis pas très facile à vivre mais je me débrouille pour qu’on me remarque le moins possible, j’aspire à la tranquillité si tant est que je puisse être tranquille… J’embête pas, je dérange pas, je réprime, je refoule. Tout ça pour quoi, pour… squatter un moment en espérant rester le plus longtemps possible… Si je viens vivre chez toi, je ne veux plus que ça soit comme ça. Je veux juste vivre, pas… m’arranger pour survivre.

Roland acquiesça.

- Vos motifs sont nobles, Léopoldine, mais je ne puis me résoudre. J’ai lu tout votre père, ce serait embarrassant.

- Et si je veux inviter quelqu’un ?

- Je vous noierais lui et toi afin d'éviter d'infliger à l'un de vous deux la souffrance du deuil et de la solitude éternelle. Ainsi soit-il.

- Alors…

Roland tendit une clé avec un sourire malicieux.

- Tu t’installes quand tu veux.

Léopold regarda Roland, surpris, alors que Rachel jubilait.

- Chouette, je serais pas la seule fille !

Les deux garçons en face regardèrent la jeune femme avec une grimace ahurie. Décidément pas le genre de remarque qu’on attend de la part de cette jeune femme on ne peut plus sérieuse. Elle haussa les épaules.

- Ca va, si on peut pas rigoler en plus !

- J’allais y venir… marmonna Roland.

- Merci, merci infiniment, je… saurais montrer ma reconnaissance.

Roland et Rachel lancèrent un regard interloqué à Léopold qui agita les mains, désabusé.

- En faisant la cuisine, en me montrant un bon colocataire, ce genre de choses !

- Oh !

- Ah bon…

- Cependant il faut… que j’aille chercher mes affaires. Chez la personne qui m’hébergeait.

- On va t’accompagner, hein Roland ?

- Han non…

- Allez !

Le petit groupe paya son addition et sortit du café. Roland semblait ostensiblement lassé, l’air frustré des personnes contraintes à exécuter quelque action qui allait à l’encontre de leur train-train. Rachel regardait autour d’elle, simple et fraiche. Roland lui porta des yeux presque envieux, envieux de cette grâce naturelle, de cette insouciance, de cet amour de l‘humanité que lui n‘avait résolument pas. Roland semblait avoir oublié le simple fait d’être naturel. Léopold, lui, était dans une sorte d’embarras qui, à l’inverse, lui était tout à fait commun. Il ne pensait pas qu’ils viendraient avec lui et n’avait pas eu le cœur à refuser. Il les observait, incertain. Rachel vint à ses côtés et lui fit un grand sourire.

- Tu habites dans quel genre d’endroit ?

- … C’est… une… chambre de bonne si tu préfères, sous un toit…

- Ca doit être petit… Tu dormais par terre ?

- Non…

Léopold resta évasif et Rachel comprit qu’elle ne devait pas aller plus loin. Elle se replaça près de Roland en ralentissant.

- C’est un pauvre garçon, Roland !

- Qu’est-ce que ça peut me faire ?

- Traite-le avec un minimum de respect, il n’a pas l’air d’avoir eu une vie facile !

- Moi non plus j’ai pas eu une vie facile. Seule une poignée de privilégiés peut s’en prévaloir. Tu as eu une vie facile ?

- Ca ne te regarde pas !

- Eh bah la sienne non plus ne te regarde pas. Tout comme la mienne. On est colocataires, pas réseau intranet de petite ou moyenne entreprise.

- Tu es d’une cruauté…

- Et toi d’un narcissisme. C’en est épuisant. « Mon Dieu regardez-moi je suis si pure, si gentille envers mon prochain, donnez-moi une médaille ! »

Rachel plissa les sourcils, étonnée.

- Tu es méchant…

- A mon tour de te fournir un scoop : Tu es une femme !

Rachel grimaça, atterrée et se tourna plutôt vers Léopold.

- … Tu as vraiment envie de vivre chez Roland ?

- Ce sera toujours mieux que tous les endroits où j’ai vécu.

- Quel genre d’endroits ?

- Je déteste me plaindre et m’étaler sur mon passé. Tu ne veux pas… parler d’autre chose ?

Roland soupira bruyamment.

- Parlez de vos sous-vêtements, je suis sûr que vous vous découvrirez des points communs !

Le blond et la brune se tournèrent, grognons. Roland se contenta d’un vague haussement d’épaule.

- Je fais que proposer une activité à deux ludique et originale !

- On y est.

Léopold les regarda. Roland regarda Rachel. Petit moment de solitude.

- J’y vais seul si vous voulez bien…

- Tout sauf te suivre dans ce trou à rats… soupira Roland.

- Tu es sûr ? Ca ne m’embête pas, tu sais… proposa Rachel.

- Non merci. Je reviens, euh…

Il se retourna vers la porte de la bâtisse cuivrée qui ne semblait pas l’être à l’origine. La façade était sale, en effet, et les fenêtres petites et pas propres. Le bâtiment parisien typique. Tout semblait vieux, inconfortable et emprunté à d’autres personnes. Tout sauf un chez-soi. Plutôt un éternel chez-les-autres.

Léopold porta un regard attristé à l’endroit et se retourna vers ses deux camarades.

- … Ne partez pas, s’il vous plait.

Il entra rapidement dans l’immeuble sans plus de procès et cavala dans les escaliers. Comportement qui surprit Rachel et qui intrigua Roland.

- Bon, eh bah on n’a plus qu’à l’attendre.

- C’est embêtant, souffla Roland d’un air incertain.

Rachel le regarda.

- En quoi ?

- Bah de l’attendre, c’est embêtant.

- En quoi, je te prie ? On patiente cinq petites minutes et il arrive.

- Je monte.

- Quoi ?

- Tu veux faire quoi d’autre d’utile et de constructif ?

- … Rester là et l’attendre !

- Alors cantonne-toi à ça. Moi je vais jouer l’homme d’action.

- Ca va te changer mais d’une force !

Roland se précipita dans l’immeuble. Ca sentait la mort, un peu comme tous les vieux immeubles parisiens. Il monta les marches quatre à quatre. Une belle ascension qui lui fit des mollets de cycliste. Une fois arrivé au dernier étage, il surprit cette petite conversation.

- C’est juste que j’ai trouvé autre chose, je m’en vais !

- Alors tout ça c’était juste pour l’appart’, hein ?

- Je ne m’en suis jamais caché !

- Je croyais que tu m’aimais !

- Je t’ai déjà dit un truc qui ressemble à « Je t’aime » ?!

- Non mais c’est pas une raison !

Roland leva les yeux au ciel, il ne s’attendait pas à la rétrospective des Feux de l’Amour. Entre deux hommes en plus, c’était le pompon. Il resta dans l’escalier pour écouter, parce que mine de rien il voulait savoir. Savoir qui était vraiment ce Léopold.

- Léopold, c’est encore à cause de ce « Charlie », hm ?

- Ne PARLE PAS DE LUI !

- C’est ça, va, dégage. Avec toi on peut jamais parler !

- Tu as la conversation d’un robot de cuisine, c’est pas évident aussi ! Bon vent !

- Fous-moi le camp !

Léopold sortit avec ses valises en grommelant tout ce qu’il savait. Roland l’observait, intrigué. Léopold le remarqua et leva les yeux au ciel.

- Et après c’est les homos qu’on traite de mères maquerelles, bah voyons…

- Je n’ai… pas pu m’empêcher d’écouter… C’était trop passionnant, assura, non sans cynisme, le nouvel hôte de Léopold.

- Qu’est-ce que je disais… soupira le jeune homme blond, mécontent. 

Un mécontentement qui déformait cruellement son visage, il avait l’air d’un enfant souriant qui passerait du rire à la colère en un instant de façon toujours peu gracieuse.

Roland semblait surpris de voir qu’il avait froissé Léopold qui semblait pourtant inaccessible, sentimentalement parlant. Le blond regarda le jeune homme aux cheveux noirs. Roland agita la tête.

- C’est… qui « Charlie » ?

Léopold eut un rictus ironique.

- Tiens, d’un coup ma vie t’intéresse ? Si ça peut te rassurer, ce n‘est pas quelqu‘un avec qui je couche. Tu peux te désintéresser de ma vie à nouveau. Excuse-moi, je suis plutôt tendu, je n’aime pas être ici !

Léopold allait descendre en trainant ses valises, mais Roland lui en prit une.

- Lâche ça !

- Arrête de faire ta tête de nœud et laisse-moi au moins t’aider, crétin !

- Ca te va bien de dire ça, monsieur « J’te veux pas comme coloc parce que t’es homo », nan mais quelle pitié !

Roland haussa les sourcils, surpris.

- Quel est le rapport ?

- Tu ne veux pas m’aider, tu veux juste une source de revenus !

Léopold s’éloigna de Roland et descendit. Roland leva les yeux au ciel et soupira.

- Je ne m’en suis jamais caché !

Léopold se retourna. Roland était sérieux.

- Contrairement à toi qui n’a pas été clair !

- Oh, j’aurais dû arriver habillé en rose à paillettes avec une perruque violette, monsieur se serait senti en confiance ?!

- Tu ne m’as pas dit que tu n’avais pas d’endroit où aller à part ce bourbier.

Léopold regarda Roland d’un air neutre. Ils étaient là en plein milieu des marches, et ça ne semblait pas les gêner. Roland était plus haut que Léopold qui voulait descendre au plus vite, mal à l’aise.

- Ca aurait changé quelque chose ? Dis-moi ?

- Peut-être. Tu n’en as même pas parlé.

- Comment voulais-tu que je t’en parle ? « Pitié, loge-moi, je suis à la rue, ma vie est un supplice permanent » ? Tu voulais que je te supplie, que je m’agenouille ?!

- Que tu dises la vérité !

- Y’a que les cons ou les mecs qui ont des tas de trucs à cacher qui disent des phrases dans ce genre là ! La vérité ça ne change rien !

- Jusqu’à ce qu’elle éclate.

Léopold regarda Roland, intrigué et terrifié à la fois.

- Tu… as pris des colocataires pour les psychanalyser et les torturer ensuite ?

- Nan, pour payer le loyer ! Le reste c’est du bonus !

Roland descendit avec la valise et un grand sourire malicieux. Léopold se retourna vers son ancien logis, puis vers le bas, dans la cage d’escalier. Il poussa un immense soupir et se dit qu’il y aurait Rachel la plupart du temps. Cela temporiserait.

===

- Roland - 

Quand j’étais petit, j’ai fait une petite bêtise qui a eu des conséquences sur ma perception des hommes et des animaux.

D’abord quelques jours auparavant, j’avais cassé un vase appartenant à ma grand-mère. Elle était pas contente. Elle m’avait salement engueulé, devant les parents, et évidemment ni ma mère ni mon père n’ont levé le petit doigt pour me défendre.

Elle m’en a toujours voulu. Chaque fois qu’on la revoyait, elle me rappelait le vase. J’avais toujours pensé que l’amour familial était inconditionnel mais apparemment pour grand-mère, il y avait une condition : Laisser le vase tranquille.

A la maison, on avait un chat à l’époque. Mistigri, quel nom con pour un chat. Il venait toujours dormir dans ma chambre. Toujours. Des fois je le laissais manger sur mon bureau en faisant mes devoirs. Il ronronnait à côté de moi. On l’avait appelé comme ça parce que c’était un chartreux. Forcément…

 

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