Trompe

My Martin

Qu'est-ce qu'on a bien pu dire de moi / Que je vis dans une île là-bas / Que j'ai toujours deux filles dans les bras / Et le cœur d'un barracuda ... - "Sauvage" (1983), Philippe Lavil

   "Chasseur d'Ivoire" (1981)

   Serge Gainsbourg / Alain Chamfort



   ...

   Je me vois chasseur d'ivoire

   ...

   Juste l'histoire d'y voir

   A la place des filles féroces,

   L'éléphant et le rhinocéros

   A la place de celle qui ment,

   Le serpent-minute, le caïman

   A la place des filles en cage,

   La panthère noire et le chat sauvage.





Siam

Je vais de temps en temps au zoo de Vincennes, à Paris.

Moderne : montagne en béton, les enclos imitent la nature. Pas comme les tristes cages du Jardin des Plantes, près de la gare d'Austerlitz.

Avec Nénette, condamnée à perpétuité, orang-outang au doux regard



Internet - voir les tableaux du peintre Gilles Aillaud 1928-2005 -fils de l'architecte Émile Aillaud 1902-1988, qui a créé "la Grande Borne" (1967-1971), à Grigny (Essonne).

Il représente les animaux en cage. Silencieuse présence.



Zèbres, singes, hippopotames -dont la mère et son petit, Gilou-, girafes.

La mère hippopotame, cylindre massif au bord de l'eau. Gilou batifole, guilleret, devant les visiteurs qui se pressent. Pas digne. La mère le fixe, lance une sourde réprobation. Gilou se fige. Se dégonfle. Se ratatine.

Un souffleur de verre, sa boutique est exiguë dans un faux rocher. L'air indifférent. Avec son chalumeau, il crée des animaux en verre. Souffle la couleur à l'intérieur. Un flamand rose, sur un miroir en hexagone, étiquette dorée "Zoo de Vincennes".

Crêpes, gaufres. Parenthèse, ville en arrière-plan.



Siam

J'ai du pain dans mon sac à dos. En été, Siam reste dehors, je lui jette le pain au loin. En hiver, il est à l'abri dans son bâtiment, avec les plantes vertes, la végétation, peintes sur les murs. Une large fosse, une rambarde à gros barreaux.

Siam, éléphant monument. Fines défenses immaculées, sinueuses, démesurées. Dans mon souvenir, son dos effleure le plafond du bâtiment. Bruits amortis.

Je me penche, appuie mon ventre contre la rambarde, me bascule en avant, tends le pain à bout de bras. Siam se place face à moi, perpendiculaire, au bord de la fosse profonde. Il plie, soulève sa patte arrière à angle droit, pour faire contrepoids.

Il tend sa trompe qui franchit la fosse. Il saisit délicatement le pain. Sa trompe décrit une courbe élégante vers sa gueule. Instant suspens. Émerveillement à ce souvenir.

Siam, le plus vieil éléphant du monde dans un zoo.

Enclos extérieur voisin, un éléphant âgé, fripé. Des os dans une peau trop large. Trompe ficelle.



*



Ville de province, piémont pyrénéen.

Bornant l'horizon, soutenant le ciel bleu, la majestueuse barrière des montagnes en manteau de neige. Des affiches sur les portes des magasins, avec le bandeau des dates : clowns, fauves, trapézistes, écuyères. "Vu à la télévision."

Le cirque est installé sur une vaste prairie à l'entrée de la ville. Surgi d'un coup. En contrebas, les tribunes de l'ancien circuit automobile. Le chapiteau est dressé, rayé de rouge et jaune. Les drapeaux flottent en haut des mâts.

L'après-midi, je prends un ticket et visite la ménagerie. Les remorques sont proches les unes des autres, lions, tigres -barrières. Tente pour la cavalerie. L'odeur des animaux, de la paille, chevaux blancs, noirs. L'écuyer vérifie qu'ils ne manquent de rien, leur parle, caresse leurs museaux.

Lamas. L'un d'eux crache au visage de mon professeur d'anglais, monsieur C. Veston, -il se redresse-, cheveux bruns courts frisés. Sa tête ne lui revenait pas.

Tente centrale. J'entre. Pénombre. Les éléphants. Leurs pattes arrière sont entravés par des chaînes qui cliquettent. Imperceptibles mouvements. Je passe entre les animaux, hautes statues qui m'observent.

Yeux bruns, cils broussailles. Je tends la main. La trompe flaire. Souffle tiède. Poils doux.



Jadis mon père, famille nombreuse, chacun pour soi. Pension, moite sollicitude des curés. La Guerre, les Chantiers de Jeunesse du vieux Maréchal. Pas de formation, alors il avait pensé se faire engager par un cirque, monter le chapiteau, de ville en ville. Il lui en était resté "un côté gitan", disait ma mère. D'ici, d'ailleurs. Il m'a transmis cette distance qui sépare de l'instant.



Le soir, spectacle. Le chapiteau est illuminé, issu d'un rêve. Je suis la placeuse, marche sur l'herbe pour rejoindre ma chaise, derrière les loges, au bord de la piste. "Programmes ?" Le personnel passe dans les rangs, propose des jouets clignotants, tiges, roues, à agiter.



En M. Loyal, Roger Lanzac, le Grand Sympathique, à la voix enveloppante. Il est connu jusqu'aux plus petits villages, il a longtemps animé "le Jeu des Mille Francs". Il a des poches sous les yeux mais les gens l'aiment bien ainsi. Il pense subir une opération esthétique. Alors un sondage est organisé par un magazine : Roger Lanzac doit-il se faire opérer ? Rester tel qu'il est, avec ses poches ?



Des hommes portent les panneaux métalliques, montent la cage circulaire des fauves. Le tunnel bas, furtif passage des fauves, les tigres, lions, bondissent sur leurs places, carrés fixés en hauteur sur le pourtour. Ils patientent, blasés, un œil sur le dompteur qui bonimente.

Un autre sur les spectateurs du premier rang. Regard du fauve impavide. Le tigre se lève. Queue droite, jet d'urine en flash sur les occupants de la loge. Marquage de territoire.



*



Afrique

Un vieil arbre. Une fois par an, il donne des fruits en abondance, . Alors les éléphants sortent de la savane en file et viennent consommer les fruits avec délice. Mais un hôtel de luxe a été construit, plusieurs bâtiments de taille différente, l'arbre est au centre du complexe.

Alors une fois par an, les éléphants se rassemblent devant l'hôtel. La matriarche monte l'escalier d'entrée avec précaution et s'avance dans le hall d'entrée. Le personnel reste immobile derrière le comptoir de la réception, contre le mur. La matriarche s'arrête, examine les femmes, les hommes. Sa trompe passe au-dessus du comptoir, elle flaire. Puis l'animal reprend son chemin, vers l'arbre. Aussi les autres pachydermes.

Lorsqu'ils sont rassasiés, ils font le chemin en sens inverse, descendent l'escalier et disparaissent dans la nature.



Jadis l'éléphant a été blessé, un homme l'a soigné. Au temps de la sécheresse, l'animal vient près du village. Il est gigantesque. Fidèle au rendez-vous, l'homme vient à sa rencontre. Il lui présente un seau d'eau, un autre, un autre. Il l'asperge, le rafraîchit. L'éléphant s'abreuve. Haute, sa trompe domine, s'incurve au-dessus de l'homme, il pourrait l'écraser comme un moucheron. Puis il s'en va.



La matriarche guide le troupeau, elle sait, n'oublie rien. Elle communique avec ses congénères lointains, sent venir l'orage au-delà de l'horizon. Ses pattes colonnes transmettent les vibrations.

Elle sait où se trouve l'herbe au temps de la sécheresse. L'eau. Avec la patte, gratter le large lit du fleuve à sec. L'eau boueuse sourd de la terre, au fond du trou. La laisser décanter, boire. Les singes assis patientent. Les éléphants s'éloignent, les singes s'accroupissent au bord du trou, se penchent pour boire à leur tour.



Le vieil éléphant est mort au bord du fleuve. Il gît dans l'eau peu profonde. Grouillements, éclaboussures, mâchoires béantes, crocs, batailles. Les crocodiles affluent, arrachent des lambeaux de chair putride, s'engagent dans le corps vidé en porche.





   "Le Cimetière des éléphants" (1982) - Eddy Mitchell



   C'est pas perdu puisque tu m'aimes

   Un peu moins fort, quand même

   ...

   Y a des souvenirs quand on les jette

   Qui reviennent sans faute dans les maux de tête

   ...

   Quand je serai vieux

   Je te ferai le plan

   De chercher le cimetière des éléphants.



*



Siam

Il est né dans la jungle en Asie du Sud-est. Siam, as-tu connu le goût âtre de la liberté ?

Il travaille dur longtemps au service des hommes, porte de lourdes charges dans la forêt.

Il est acheté par le cirque suisse Knie, qui le présente dans ses spectacles. Il participe au tournage du film de Pierre Étaix.

Voir Internet, Extrait du film "YoYo" de Pierre Étaix



Siam coince son soigneur contre le mur et le blesse grièvement. Le cirque Knie cède le pachyderme au zoo de Vincennes.



Siam vieillit, il ne marche pas suffisamment. Il piétine dans l'eau, les excréments. Des plaies se développent, se creusent dans les sillons sous ses pieds. Pourriture. Siam est euthanasié.



Siam est naturalisé, exposé sur un palier au Muséum national d'Histoire naturelle de Paris, près de la gare d'Austerlitz -qui jadis présenta des "Sauvages" aux badauds, dans les zoos humains.

La lumière variable reproduit une journée en Afrique, bruits diffus de la jungle. Le Muséum présente une extraordinaire parade d'animaux naturalisés. Funèbre.



Des monte-en-l'air s'introduisent dans le Muséum, volent les défenses de Siam.



*



Paris, pelouse de Reuilly, proche du zoo de Vincennes

Chapiteau de cirque, ménagerie (accès libre). Après-midi, spectacle en cours, applaudissements périodiques. Je bade à l'extérieur, à distance du chapiteau.

-Ne bougez pas !

Martèlement le sol tremble. Un homme, devant. Puis quatre éléphants me frôlent. Chacun tient avec sa trompe, la queue de l'animal qui le précède.

Le public attend, ils entrent en scène.



*



Royan, zoo de la Palmyre, tôt le matin

Je parcours les allées, encore désertes. Loutres, pingouins, flamants roses. Pavillon des singes, je pousse la porte.

Loges vitrées. Devant moi, en surplomb, un gorille colossal, assis tassé contre la vitre. King Kong en boîte. Je m'approche. Puissance concentrée. Ventre boule, cuisses poutres, fourrure rase. Flanc aplati par le verre, dos argenté. Je le contemple, admiratif.

Il ne me regarde pas. Il frappe violemment la vitre, d'un reverse de sa main noire


Dégage


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