Tropismes

motel

Ce soir-là, ils recevaient des amis. Comme à son habitude, la femme s'affairait. Dans ces moments-là, sa vie semblait s'accélérer, prendre de l'importance. Tout était sous contrôle.

Lui regardait sa femme accomplir les tâches qu'elle s'était fixées.

On aurait dit un plan d'attaque. Elle était méthodique. Il l'aidait. Maladroitement. Il était mal à l'aise.

En territoire ennemi.


Enfin, les amis étaient arrivés. Ils pouvaient se détendre. La femme pourrait peut-être enfin s’asseoir. Profiter. Elle ôta son tablier. Renoua ses cheveux. De maître d'hôtel, elle devint maîtresse de maison. Entra dans la conversation. Et sourit.

Après que la première bouteille fut terminée, l'un des invités en réclama une deuxième. La femme, tout sourire, dit alors à son mari : 

"Tu pourrais peut-être te rendre utile"


Et les invités se mirent à rire.


Une phrase. 

Un choc.

Puis un frisson.

Le frisson de l'humiliation.

De la froideur.

De la distance.

De l'éloignement.

L'homme n'écoute plus.

Il est hors du temps.

Dans une bulle de silence.

Pourquoi maintenant?

Pourquoi cette fois?

Cette phrase, il l'a entendue des milliers de fois.

De ce dédain, il est coutumier.

Mais que se passe-t-il cette fois?

Comment a-t-il pu s'habituer au mépris?

Comment peut-on s'y habituer?

Cette phrase, jetée entre deux éclats de rire, après vingt-ans de vie commune, deux enfants.

Cette phrase, révélation de l'estime qu'elle lui porte, a reçu l’assentiment général.

C'est vrai ça, tu pourrais peut-être te rendre utile. Ils pensent tous ça alors.

L'homme reste muet.

Il sent se tripes se nouer.

Son visage se figer.

Il reste immobile.


Une petite phrase.

Un grand frisson.

Le frisson du temps qui passe.

L'impression de gâchis. 

De résignation consentie. 

De trop longs silences. 

De sourires figés. 

Du territoire cédé.

D'oubli de soi. 

De la solitude à deux.

Du repli.

De la défaite.

Une défaite sans bataille.

Une défaite silencieuse. 

La défaite des faibles. 

Sans force.

Ni résistance.


Il regarde sa femme comme s'il la voyait pour la dernière fois. Il se lève. Le sursaut du guerrier, l'élan vital, enfin, peut-être? Si à l'immobilisme et la résignation pouvait se succéder la vie?


Il se lève et va chercher la bouteille dans la cuisine.

Elle a gagné.

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