Tu fais quoi dans la vie ?

Marguerite De Branchus

Toi qui te croyais en soirée, tu te retrouves à un entretien d'embauche improvisé. D’un coup, tu te retrouves désarmé, tu se sens désabusé, et sans voix.

Alors que ta main droite prend un bain de foule au milieu du bol de chips, tu lèves les yeux et la question t'arrive en pleine face. Elle tranche l'atmosphère et laisse planer dans le vide un bruit sourd, un suspense lourd. Alors que ta main gauche serre de toutes ses forces ta kronenbourg, tu avais le sentiment de passer une folle soirée, de commencer à t'amuser. C'était sans compter sur cette flèche, cette perche, cette brèche que l'on a ouvert sur ton passage : "Oui, salut toi. Tu fais quoi dans la vie ?".


Toi qui te croyais en soirée, tu te retrouves à un entretien d'embauche improvisé. D'un coup, tu te retrouves désarmé, tu se sens désabusé, et sans voix. Merde, si t'avais su tu aurais apporté un CV, ça aurait été moins compliqué.  Là maintenant, tu veux dire?  Dans la vie, là tout de suite, je me bats mentalement avec toutes les personnes de cette soirée pour qu'il me reste au moins une malheureuse chips à me mettre sous la dent pour tapisser le fond de mon estomac avant l'arrivée de quatre Rhum-Coca. Pourquoi entamer une conversation avec quelqu'un qu'on ne connaît pas par une question aussi vague, aussi large et aussi importante : "Tu t'appelles comment et tu fais quoi dans la vie ?". Niveau présentation, ce n'est pas gagné. C'est comme demander à un inconnu : "Tu crois à la vie après la mort ?".

On ne pourrait pas faire plus léger pour engager la conversation. Pourquoi on ne commencerait pas par le commencement : "quelle est ta couleur préférée ? Tu es plutôt mer ou montagne ? Slip ou caleçon ? Chat ou chien ?". Parce que la vie, c'est large comme sujet. Une telle question mériterait bien un brouillon, une dissertation et trois heures de réflexion. Mais ça tombe mal car là toute de suite, tu es pleine soirée, tu as des chips plein la bouche et les mains toutes salées. Pour le sujet de philosophie, on repassera. Tu dois donc faire vite, simple et efficace. Car au final tout ce qu'on retiendra de toi, c'est un prénom, une situation et que tu aimes les chips bien salées.


Bref, tu n'as pas intérêt à te louper.


Pris de court, tu t'es toujours demandé ce qu'il fallait répondre. Est-ce qu'il faut mieux répondre le plus honnêtement possible : "Dans la vie, j'essaye de trouver ma voie, d'élever mon chat correctement, de pas trop me prendre la tête, d'être épanoui. Voilà un peu près ce que je fais dans la vie." Sans rentrer dans les détails évidemment, pour faire court bien heureusement. Ou est-ce qu'il faut mieux répondre poliment ? Brièvement quoi : "Je suis facteur, informaticien, en études, au chômage, éleveur de chiens alpins." De préférence, une phrase courte est attendue, une réponse brève est la bienvenue car quoiqu'il en soit, ton énoncé finira dans une jolie petite case bien rangée dans les esprits : scientifique, littéraire, intéressant, emmerdant, bosseur ou fainéant. En un tour de table, les présentations sont faites et te voilà étiqueté.


Il y a de quoi se foutre une pression monstre entre deux chips. Si tu te loupes, tu as vite fait t'atterrir dans la catégorie: "métier-qui-existe-pas », « J'ai toujours pas compris ce qu'il fait." ou "personne chiante, à éviter ». Par contre, si ce soir-là, une petite âme s'agite sur tes genoux, tu as une alternative toute trouvée, une feinte de toute beauté. On ne te demande plus ce que tu fais dans la vie mais : « Il a quel âge ce beau bébé ? »


Et hop, voilà le tour est joué.


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