Un Amour artificiel

Michaël Frasse Mathon

L'histoire d'un amour qui transgresse les genres.
Affublée de son maillot une pièce et de son bonnet de bain, Louise fixait le fond du bassin de la piscine municipale. Elle hésitait à se jeter à l'eau. Ça avait toujours été le grand problème de sa vie, savoir quand se jeter à l'eau. De nature hésitante, Louise avait toujours eu du mal à faire des choix, ou à les assumer. Son existence entière était basée sur ce principe.
Finalement, la jeune femme agrippa l'échelle des deux mains et commença à descendre dans l'eau, marche après marche, frissonnant sous l'effet du changement de température. Après avoir effectué quelques longueurs, Louise s'arrêta au bord du bassin pour observer les gens. D'autres filles se seraient délectées des beaux corps d'hommes sportifs qui s'offraient à ses yeux, mais pas elle. L'attention de Louise était attirée par autre chose.
Née dans une famille bourgeoise catholique et traditionaliste du sud de la France, Louise n'avait jamais réussi à afficher ses différences, à être acceptée pour ce qu'elle était. Très tôt, sans lui demander son avis, on l'avait inscrite à des cours de piano et de danse. Comme son aînée, avant elle. Pourtant, Louise ne s'en plaignait pas. Elle aurait tout fait pour plaire à ses parents. Pour qu'ils la remarquent. En façade, Louise faisait pour tout paraître telle qu'on l'exigeait d'elle. Mais en son for intérieur, elle cultivait sa différence.
Adolescente, sa mère l'avait surprise une fois dans sa chambre, en train d'embrasser une amie. C'était pour essayer, pour savoir comment faire avec les garçons, avait expliqué Louise. Les réprimandes avaient été si violentes que la jeune fille avait refoulé ses penchants au fond elle-même, du moins pour un temps. A daté de ce jour, Louise avait essayé de faire comme les autres. Ce qui ne lui avait pas franchement réussi. Lors de son premier baiser, elle avait même été vomir dans les toilettes du collège. Pourtant, Louise s'était efforcée de persévérer. Avec le temps, peut-être finirait-elle par aimer, par désirer un garçon ?
Jusqu'au début des études supérieures, pour correspondre au souhait de ses parents, mais aussi par peur du regard de sa famille : oncle, tante, cousins, cousines, etc. Louise avait continué de s'afficher avec des hommes, si possible issus du même rang social qu'elle, souvent rencontrés en fac de médecine. Bien évidemment, aucun ne lui plaisait. Coucher avec eux était un vrai supplice. Au delà du fait qu'elle n'éprouvait aucun plaisir, la vue d'un sexe en érection suffisait à lui donner la nausée. S'ensuivit une longue période de célibat.
Un jour, lors d'une sortie dominicale à la campagne, aux alentours de Montpellier, Louise avait fait la connaissance de Benjamin. La famille de ce dernier avait invité la sienne dans leur charmante demeure, avec vue sur les champs de lavande. En réalité, étant donné que Louise était célibataire depuis longtemps, bien trop au goût de ses parents, cette rencontre avait été arrangée. En effet, l'aînée étant déjà mariée et enceinte, la cadette devait suivre.
Après qu'ils eurent pris l'apéritif en terrasse, profitant des derniers beaux jours de la saison estivale, les deux familles insistèrent pour que Benjamin fasse faire à Louise le tour du domaine. Cette dernière s'était attendue à un homme superficiel et inintéressant, comme la plupart fréquentés jusqu'alors, or elle fut agréablement surprise. Si Benjamin possédait cette arrogance des fils à Papa, il avait aussi de l'esprit. A plusieurs reprises, il la fit même rire.
Louise accepta de le fréquenter. Naturellement, leurs parents furent aux anges. Ils voyaient en Benjamin un bon parti. Avec lui, leur fille ne manquerait de rien. Si Louise y voyait une opportunité de briller auprès de ses parents, de leur montrer que sa sœur n'était pas le centre du monde, elle devait reconnaître des qualités à son prétendant. Louise n'aurait pas été jusqu'à à dire qu'elle était éprise mais, pour la première fois de sa vie, un homme l'avait charmé.
Leur relation dura plus d'un an. C'est au cours d'un dîner au restaurant que Louise décida d'y mettre un terme. Voilà une heure que son fiancé lui expliquait les détails d'une transaction financière qu'il devait superviser pour son père, PDG qu'une grande entreprise de produits agricoles et dont il était le bras droit. Louise avait rapidement décroché.
En fait, cela faisait des semaines qu'elle ne l'écoutait plus. Au fur et à mesure, l'intérêt de Louise s'était estompé. Tandis que Benjamin menait seul la conversation, elle consultait son Smartphone, fixant l'écran d'un air concentré, touchant à peine à son plat.
- Tu n'as pas l'air d'être avec moi, lui dit-il alors. Louise releva à peine la tête.
- Si je t'écoute, répondit-elle distraitement. Tu me disais que la négociation avait finalement porté ses fruits.
Satisfait par cette réponse, Benjamin reprit son laïus sur les subtilités du monde économique.
Entre-temps, Louise s'était mise à consulter les dernières photos de vacances de membres d'un groupe transhumaniste auquel elle était abonnée sur les réseaux sociaux. Sans s'en rendre compte, Louise s'était attardée sur les filles, exhibant leur bikini sur une plage thaïlandaise.
C'est alors qu'un déclic s'opéra dans sa tête. Jamais Louise ne pourrait être heureuse, dans cette situation. Si elle continuait à renier ce qu'elle était vraiment, à accepter de faire partie des meubles, elle passerait sa vie entière dans l'ombre d'elle-même.
- Tu m'excuses, j'ai besoin de prendre l'air, dit-elle alors à Benjamin.
- Ça ne va pas ? s'enquit-il, contrarié qu'elle l'interrompe sur sa lancée.
- Ne t'en fais pas, c'est sûrement les huîtres, mentit-elle. Je sors respirer quelques minutes. Je n'en ai pas pour longtemps.
Benjamin profita qu'elle s'éclipsait pour passer un appel professionnel. Trop absorbé par le travail, il ne vit pas que sa dulcinée avait récupéré son manteau et son sac à main à l'accueil du restaurant pour filer à l'anglaise.
***
Au cœur du vieux Montpellier, Louise marchait sans trop savoir où son trajet la mènerait, empruntant les rues au gré du hasard. Au début elle avait couru, du moins trottiné, de peur que Benjamin ne remarque son absence et se mette à la poursuivre dans la rue. Maintenant, Louise flânait, malgré le froid qui lui mordait les mollets, s'immisçait sous son manteau. Aussi loin qu'elle se souvienne, elle avait toujours été frileuse. Louise aurait pu retourner à son appartement, mais c'est le premier endroit où Benjamin l'aurait cherché. Elle ne voulait pas qu'il la retrouve. C'est pourquoi elle ne rentrerait pas.
Ses pérégrinations la conduisirent finalement jusqu'à un club, situé dans une rue étroite. Sur l'enseigne, il était écrit «Transhumania». Le genre d'endroit où Benjamin n'irait jamais. Il ne fréquentait pas ce genre de «personne». Elle non plus, d'ailleurs. Louise envisagea de passer son chemin mais il faisait vraiment froid, dehors. Surmontant son appréhension, elle entra.
En ce lieu, Louise avait l'impression d'être une intruse, avec son manteau chic et sa coupe au carré qui la faisaient ressembler à une actrice des années folles. Tout le monde, ou presque, arborait tatouages et piercings et gesticulait sur fond de musique électro. Elle était bien loin de l'opéra qu'écoutaient ses parents ou des études de Chopin qu'on l'avait forcé à étudier durant son enfance. Mais même si les gens la regardaient bizarrement, Louise se sentait attirée par l'étrangeté de ce monde, nouveau pour elle.
Sa marche lui avait donné soif. Louise se fraya un chemin parmi les habitués jusqu'au bar. Arrivée devant la barmaid, elle ne savait pas quoi commander.
- Vous prendrez quoi ? demanda une barmaid aux cheveux violets et au visage de poupée.
- Vous avez quoi à me proposer ?
- Ça dépend. J'ignore ce qu'elles prennent d'habitude, les filles de la haute société, à part du Saint-émilion ou du Sancerre.
Louise ne s'attendait pas à cette moquerie. Elle fixait l'autre avec des yeux de merlans fris quand une jeune femme, qui l'observait depuis son entrée dans le club, vint vers elle pour lui porter secours. Celle-ci avait l'arcade sourcilière percée et une moitié de son crane était rasé ce qui, étrangement, lui allait plutôt bien.
- Sers-lui un cocktail cherry-punk, intima l'inconnue à la barmaid, qui s'exécuta. Mets-le sur ma note.
- OK, Mariko, dit l'autre en préparant la boisson.
- Comment tu t'appelles ? demanda Mariko à la nouvelle venue. - Louise, répondit timidement l'autre. Mariko fit une moue.
- Ça ne te dérange pas si je t'appelle Louisa ? C'est plus cool.
- Pas de problème. Louisa, j'aime bien.
- Moi c'est Mariko, dit l'autre. 
Mariko Tran était franco-japonaise. Du moins, c'est qu'elle aimait raconter. Elle portait une veste en cuir près du corps et une paire de bottes façon motard. Malgré son appartenance, Mariko dégageait un tel magnétisme qu'elle en tomba instantanément amoureuse.
***
Louise barbotait depuis une demi heure. Elle éprouvait maintenant une pointe d'anxiété, à l'idée que Mariko ne viendrait pas. Après tout, c'était elle qui avait imposé à sa petite amie ce rituel de la piscine d'Antigone, deux fois par semaine, pour rester en forme.
Où était-elle ? Que faisait-elle ?
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Mariko daigna enfin de montrer. Louise se sentit immédiatement rassurée. Elle la contempla un instant. Après six mois passés ensemble, elle la trouvait toujours aussi belle, avec son physique élancé et ses yeux de chat.
Quand elle aperçut Louise, Mariko lui sourit et descendit la rejoindre dans le grand bassin, avant de lui déposer un baiser sur les lèvres. Louise parut gênée.
- Ça alors, s'offusqua l'autre. Madame refuse d'être embrassée en public ? Louise lui rendit son baiser pour lui prouver que non.
- J'ai cru que tu ne viendrais pas, dit-elle.
- Comme si je t'avais déjà posé un lapin !
Au début de leur relation, Louise avait eu peur que son amie ne l'abandonne. En effet, c'était sa première vraie relation avec une «transhumaniste», et elle avait souvent entendu dire que celles-ci ne duraient pas. Le plus souvent à cause de la pression sociale. Durant de longs mois, Mariko l'avait rassurée, lui répétant que pour elle aussi, c'était du sérieux. Pourtant, cette crainte se manifestait encore de temps à autre chez Louise.
Dès le début, Louise et Mariko avaient été uni par un lien fort. Leurs âmes, si l'on peut parler ainsi, étaient entrées en résonance. Ce qu'elles vivaient ressemblait à un rêve, c'est pourquoi Louise avait peur. Elle avait tendance à penser que les belles choses étaient éphémères.
***
Louise et Mariko aimaient se remémorer leur rencontre. Après avoir discuté au comptoir du bar, jusqu'à la fermeture, les deux jeunes femmes étaient rentrées ensemble. Louise avait été à la fois amusée et scandalisée par le franc parler, mais aussi la liberté de pensée de sa nouvelle amie, quand elles avaient abordé le sujet du sexe, chez Mariko.
- J'ai toujours été intéressé par les filles, avait expliqué l'eurasienne, mais j'ai quand même été avec un mec. La première fois qu'on l'a fait, il a essayé de me fourrer son dard entre les fesses. Je peux te dire que ça m'a vacciné !
Louise avait éclaté de rire.
- Ne te moque pas, avait répondu Mariko d'un air faussement sérieux. Ça fait mal, tu sais ! J'ai pas l'air comme ça, mais je suis douillette.
Loin d'arrêter de rigoler, Louise s'était esclaffée jusqu'à en avoir mal au ventre.
- Les mecs sont de gros dégueulasses, avait renchérit Mariko. Pas étonnant qu'ils veuillent se taper des poupées sexuelles. Elles, au moins, elles ne bronchent pas ! Les deux jeunes femmes avaient continué de discuter, fortifiant leur lien naissant, jusqu'à que le désir s'exprime, prenant le pas sur les paroles.
Mariko avait contemplé Louise sans rien dire pendant plusieurs secondes. Ensuite, tout était allé très vite. Ce soir-là, Louise avait eu des relations sexuelles d'un genre nouveau. Jamais elle n'oublierait cette sensation de volupté, qu'elle ressentait à chaque fois qu'elles se donnaient l'une à l'autre. Sans parler de l'intensité de l'orgasme et de la sensation de plénitude qui avaient suivi. C'était comme si son corps avait attendu cela durant une vie entière.
***
En début de soirée, les deux jeunes femmes étaient sorties ensemble de la piscine, traversant le quartier d'Antigone puis la place de la Comédie avant de longer le Corum et de prendre le tramway, jusqu'à la résidence où logeait Mariko.
Les premiers temps, les deux filles avaient passé des heures à parler au téléphone. Puis, d'un commun accord, elles avaient décidé de passer une nuit sur deux ensemble, et de se réserver un soir de la semaine, sans se voir, pour ne pas trop s'envahir mutuellement. Quant aux week-ends, elles le passaient chez l'une ou l'autre. On était vendredi soir.
Après avoir subi pendant une guimauve sur le câble en mangeant des nouilles réchauffées au micro onde, vint le moment de la séance câlin. Rapidement, les câlins se transformèrent en préliminaire, et ainsi de suite. Après et pendant l'acte, Louise trouva sa compagne préoccupée. D'habitude, Mariko était une vraie pipelette après l'amour. Hors là, elle ne pipait mot.
- Qu'est-ce qui se passe ? s'enquit Louise. Tu m'inquiètes. Recroquevillée dans un coin du lit, Mariko se tourna vers sa partenaire.
- Quand est-ce que tu comptes parler de moi à tes parents ? demanda-t-elle alors. Louise s'attendait à ce qu'elles abordent le sujet, tôt ou tard. Mais elle avait espéré que Mariko attendrait encore. D'un autre côté, cela faisait six mois. Il était tant d'assumer.
- Je pensais te demander de m'accompagner chez eux samedi prochain, pour la pentecôte, bafouilla alors Louise.
- Ne me raconte pas d'histoires. Je sais quand tu mens. Nerveuse, Louise se mit à tripoter son Smartphone.
- C'est parce que je suis une fille ? lança l'autre. - Mariko, tu sais bien que ce n'est pas ça.
- Tu as honte de ce que je suis.
- Je te demande de me laisser un peu de temps dit-elle. Je dois trouver la bonne manière de m'y prendre. Mariko la regarda d'un air sévère.
- Il y a un moyen très simple, tu sais ! Tu n'as qu'à utiliser ton portable, sur lequel tu passes ton temps, et les appeler pour leur dire.
Depuis sa séparation avec Benjamin, ou plutôt sa fuite, Louise limitait les interactions avec ses parents au strict minimum. Elle évitait les conversations trop longues, de peur qu'ils ne se mettent à parler de lui et du gâchis qu'elle avait provoqué. Elle évitait de trop y penser, sinon elle se mettait à éprouver de la culpabilité. Après tout, c'était quelqu'un de bien. Quand elle avait quitté Benjamin, Louise avait dû se résoudre à lui téléphoner pour expliquer la situation. Évidemment, l'autre l'avait mal pris mais elle avait tout de même tenu bon. Avec ses parents, c'était une autre paire de manche.
- Ça ne marcherait ça avec eux, prétexta Louise. Si je leur expliquais la situation comme ça, ils ne comprendraient pas. Louise aurait donné n'importe quoi pour repousser ce moment fatidique.
- Et tu crois que le face à face marcherait mieux ? demanda Mariko, qui ne demandait qu'à la croire.
- Assurément, répondit Louise avec un sourire. Tu m'accompagnerais ? Mariko secoua négativement la tête.
- Je veux que tu leur parles de moi d'abord. Ensuite, je viendrai. Louise en fut contrariée. Secrètement, elle avait espéré que Mariko se pointerait au domicile familial avec elle. Avec elle, Louise se serait sentie plus forte.
- Je ne veux pas te servir de bouclier, développa Mariko en sentant le désappointement de l'autre. J'estime qu'il est temps que tu prennes tes responsabilités seule. Tu es une adulte. Louise se mit tout à coup à éprouver un grand stress.
- Je ne sais pas si j'y arriverai, dit-elle. Mariko la dévisagea. Son visage paraissait figé, sans expression.
- Si tu n'es pas capable de les affronter, si tu ne peux pas assumer notre relation, il n'y a pas d'avenir entre nous. Montre-moi que je ne me suis pas trompée sur toi.
La dureté des paroles de Mariko, prononcées avec froideur, ébranlèrent Louise.
Les deux jeunes femmes ne s'étaient plus adressé la parole de la soirée. Chacune avait dormi de son côté, alors qu'elles s'endormaient en général dans les bras l'une de l'autre. Mariko avait préféré passer le reste du week-end seule. L'autre était donc rentrée chez elle et maintenant, elle broyait du noir entre quatre murs.
***
Les jours suivants, les deux jeunes femmes se virent mais ce n'était pas comme d'habitude. Quelque chose avait changé chez Mariko. Elle était plus distante. Louise faisait comme si de rien n'était, mais cette situation la dérangeait, la rendait anxieuse.
A la fin de la semaine, Mariko accompagna Louise jusqu'au parking où l'attendait sa voiture, du côté de la faculté de médecine.
- Souhaite-moi bonne chance, dit Louise à sa petite amie. Elle avait dit cela sur le ton de la plaisanterie mais cela sonnait comme un appel à l'aide.
- Ça va bien se passer, lui répondit l'autre. Louise embrassa Mariko, qui lui rendit son baiser d'une manière un peu trop froide, loin de leurs étreintes passionnées. Le cœur serré, Louise monta dans la voiture, lança le contact et contempla Mariko s'éloignant dans le rétroviseur. Puis, elle manœuvra pour sortir du parking et rejoindre la route, destination la campagne de l'Hérault.
***
Louise roulait depuis une demi heure à peine quand elle ressentit le besoin de s'arrêter sur le bas côté. Pas pour des besoins naturels, quoique ses intestins la faisaient souffrir. Non, Louise n'arrivait tout simplement pas à se concentrer sur sa conduite.
La jeune femme avait beau tourner et retourner le problème dans sa tête, elle ne voyait pas comment annoncer qu'elle avait quitté Benjamin pour un nouveau genre de relation. Mariko était spéciale ! S'il s'était agi d'une simple lesbienne, les choses auraient plus simples. Pour l'instant, Louise avait croire à ses parents qu'elle préférait rester célibataire. Louise se sentait découragée. Pourtant, elle aimait Mariko. En soi, ce n'était pas difficile : il lui suffisait de dire la vérité à ses parents, sans se soucier de leur opinion. Après tout, elle était majeure et libre de faire ce qu'elle voulait. Et s'ils la reniaient en apprenant la vérité ? Et si Mariko la quittait parce qu'elle ne trouvait pas le courage de leur dire ?
Louise sortit son téléphone portable. Elle avait besoin d'entendre Mariko. Mariko répondit à la deuxième sonnerie. A en juger par le bruit ambiant, elle était dans un bar, sans doute sur la Place de la Comédie, entourée de ses amis.
- Louisa, qui a-t-il ? demanda-t-elle. Tu as un problème sur la route ? Mariko quitta la table où elle était assise et s'éloigna sur la place pour être plus tranquille.
- Je voulais juste te dire que tu me manques, bredouilla Louise, penaude.
- Ça me fait plaisir, répondit Mariko en s'efforçant de masquer son agacement ; sa petite amie ne deviendrait-elle donc jamais autonome ? Tu flippes par rapport à ta famille ?
- Non c'est pas ça, je...
- Écoute, je suis ne suis pas seule, là ! Je vais devoir te laisser. Si ça peut t'aider, dis-toi que je t'aime et que je suis de tout cœur avec toi.
- Moi aussi, je t'aime, répondit Louise. Mariko raccrocha. Louise aurait aimé que la conversation dure plus longtemps, mais il lui avait suffi de l'entendre pour recouvrer un brin de courage. Louise reprit la route. Pour plus de sûreté, elle enclencha le pilote automatique de sa voiture électrique. Elle contempla la route, laissant ses pensées vagabonder.
Louise se remémora leur première escapade, à Amsterdam. Après un mois de relation, les deux jeunes femmes avaient décidé de partir, sur un coup de tête. Séchant les cours une paire de jours, elles étaient montées à bord d'un Thalis, traversant la France entière, passant par Paris pour ensuite traverser la Belgique avant d'atteindre leur destination. Louise avait été saisi par la beauté du lieu, évoquant une sorte de New York en miniature, du moins ce qu'elle en connaissait d'après les films. Les deux jeunes femmes avaient sillonnés les canaux en bateau mouche et écumé les bars. Même si l'odeur de l'herbe l'avait quelque peu incommodé, Louise s'était prêtée au jeu, jusqu'à fumer pour impressionner Mariko, et aussi par goût pour l'inconnu. Chancelante et euphorique, aidée par sa compagne qui l'avait soutenue jusqu'à l'auberge, Louise s'était jurée à elle-même de ne pas réessayer. Une fois rentrées, cependant, cela ne leur avait pas empêché de faire l'amour. Faire la chose en étant stone avait quelque chose de grisant, car cela décuplait les sensations et donc le plaisir.
Louise nageait en pleine rêverie, lorsqu'une voiture surgit en face. Le pilote automatique négocia le virage, évitant l'obstacle de justesse. Louise eut une montée d'adrénaline. Si elle était restée aux commandes, se dit-elle, elle serait peut-être morte. Cette idée lui fit, tout à coup, réaliser quelque chose : l'existence peut cesser à tout instant. On peut mourir sans vraiment avoir vécu et elle vivait sa vie sur pilote automatique. Aussi différente que soit Mariko, Louise devait vivre à fond ce qui leur était offert. Peu importe si sa famille désapprouvait, s'ils considéraient comme contre-nature ce type de relation.
Louise n'était peut-être pas programmée pour la normalité. Mariko ne l'était pas non plus, avec son baiser au goût de plastique et sa peau de synthèse, aussi réaliste soit-elle. La jeune femme avait fait le choix, difficile, d'aimer une personne non pas conçue dans un utérus, mais dans une usine d'assemblage. D'aimer quelqu'un qui saurait, avant tout, lui rendre son amour. Car si ses sentiments, ses émotions, étaient bien réels, Mariko ne l'était pas.
Née en 2035, Mariko n'était pas une femme.
C'était une machine.

Le 29/08/17


  • Je ne m'attendais pas du tout à la chute. bravo pour ce texte très plaisant :)

    · Il y a plus de 6 ans ·
    B8d3b414 92

    aely

    • Merci pour vos encouragements !
      En fait, le titre met sur la voie mais je ne souhaitais pas que ce soit trop évident... tant mieux si la chute fonctionne !

      · Il y a plus de 6 ans ·
      14457534 10210545420571109 2395588903933112768 n

      Michaël Frasse Mathon

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