Un Autre Alice.

Aurore Dupin

Un Pays des Merveilles après Alice.

     Lorsque je n'étais encore qu'un enfant, je ne pouvais m'endormir qu'après que ma mère m'ait lu une histoire. Cette histoire. Alice. Alice au Pays des Merveilles. Tous les soirs, elle me lisait un court passage, une seule page, parfois deux lorsque la journée s'était bien passée. Jusqu'à ce qu'on eut achevé le récit. Puis, je le réclamais encore une fois, et cela jusqu'à mes quinze ans. Bien sûr, arrivé à un moment, ma mère ne me lisait plus d'histoire ; d'abord parce que j'étais un grand garçon, mais aussi parce qu'elle est morte le lendemain de mon dixième anniversaire. J'entretenais tout de même ce rituel, me fichant de plus en plus du conte en lui-même, me contentant des souvenirs qu'il ravivait.

     Jusqu'à mes quinze ans. Un ami, Quentin, était venu dormir à la maison. Dans ma chambre. Et il s'était rendu compte de ce que je lisais, caché sous ma couette, la lampe de poche éclairant toute la pièce malgré moi. Il s'était moqué de moi, pendant longtemps, répétant sans cesse que je n'étais qu'un gamin, qu'un petit pisseur de pacotille, un bébé à sa maman. Depuis ce jour, cette nuit, le livre n'a plus quitté ma table de chevet, et il est désormais recouvert d'une couche étonnante de poussière.

     Jusqu'à aujourd'hui. Aujourd'hui, je fête mes vingt ans. Je suis un grand, garçon, un jeune homme, bientôt un homme. Et j'ai décidé de rendre visite à ma mère pour lui lire Alice. Elle avait toujours aimé cette histoire, elle m'avait transmis cela. Je voulais lui faire plaisir malgré tout. Alors je m'étais bien habillé, jean noir impeccable, chemise blanche fraîchement repassée, veste de costume sur les épaules, un bouquet de violettes dans une main, le livre dans l'autre.


     Le cimetière me faisait presque peur. Une haute clôture en fer forgé se finissant en pointes acérées, une porte que je devinais grinçante, et des hautes herbes sortant de nulle part. Je respirai profondément, prenant sur moi pour ne pas paniquer lorsqu'un corbeau croassa au-dessus de ma tête et que les herbes folles s'agitèrent. Je serai un peu plus fort le bouquet contre mon cœur et le livre contre ma hanche, et entrepris de pousser la grille avec mon épaule.

     Il n'y avait absolument personne, les tombes semblaient s'empiler sans aucun ordre, un amalgame affreux de pierre fendues et pleines de lierre. Je vis la grande croix de là où je me trouvais alors qu'elle se tenait au fin fond du cimetière, et frissonnai lorsqu'un corbeau s'y percha. Sale bête. Je continuai d'avancer, veillant à ne pas tomber à cause de mes pieds tremblants, et enfonçai ma tête dans mes épaules quand un lapin, ou un lièvre, sorti de quelque part sans que je ne m'en rende compte et se faufila dans l'allée pour se cacher dans les hautes herbes. Qu'est-ce qu'un lapin pouvait bien faire là, sérieux ?

     J'arrivai finalement à la tombe de ma mère ; détruite à trente cinq pourcent, il ne restait comme écriture lisible que sa date de mort et les quelques mots que mon père avait décidé d'inscrire sur son épitaphe «Une femme et une mère à jamais inoubliable.» Cliché. Je m'agenouillai en faisant attention à ne pas mettre les genoux au sol, et déposai le bouquet rapidement. Je n'ouvris pas la bouche, ne savant pas ce que j'aurai pu lui dire, et pourquoi les gens parlaient à une tombe, un morceau de pierre. J'attrapai le livre qui était coincé sous mon aisselle, et l'ouvris à la première page. Je commençai mon récit, sans bouger les lèvres, lisant simplement dans ma tête.


     Je n'avais pas débuté ma lecture depuis longtemps tandis que le me fis bousculer violemment par-derrière, le choc me faisant tomber sur les genoux, lâcher mon livre afin de me rattraper sur les mains. Je me retournai sèchement, la bouche ouverte, près à insulter la personne qui n'avait pas fait attention, mais tombai nez-à-nez avec un lapin. Un lapin blanc. Un lapin blanc dans un cimetière. J'ouvris grand les yeux à m'en faire mal aux paupières, et les refermai d'un coup. En les rouvrant, il n'y avait plus rien devant moi. Une simple hallucination dû à la fatigue, rien d'autre.

     Je me retournai alors face à la tombe de ma mère morte, et voulu reprendre le livre, mais il n'y avait rien. Il avait disparu. Je me relevai en vitesse, regardant tout autour de moi, manquant de tomber sur mes propres pieds. Rien à faire, il n'était nulle part. Le clos les paupières encore une fois ; peut être qu'il allait réapparaître comme par enchantement, comme si de rien ne s'était passé. Lorsque j'ouvris les yeux, il était réapparu. Sauf qu'un lapin était assis dessus. Un lapin. Un lapin blanc. Un lapin blanc assis sur mon livre.


- Dégage de là, bestiole de merde.


     Je m'approchai méchamment afin de le faire décamper rapidement, mais il ne broncha pas, me fixa de ses gros yeux rouges, et sauta sur le bouquin. Ce petit con allait me l'abîmer, s'il continuait de cette façon. Je tentai de la choper par la peau du cou, mais il se faufila rapidement entre mes doigts, réussissant je ne savais comment à bouger le livre en même temps. Furieusement, il frappa sur le livre à l'aide de sa patte arrière, comme Pan-Pan dans Bambi, et continua de me fixer. Je me reculai légèrement, surpris par son geste. Il voulait quoi, le bestio' ?


- Allez, jarte de là, tu déranges putain.


     Bien sûr, il ne broncha pas, et continua de taper de la patte. Ce n'était qu'un animal, il n'avait pas de conscience. Je m'injuriai moi-même, et tapai à mon tour des pieds dans l'espoir de le faire flipper. Sans succès, il ne céda pas le terrain, et agita la patte plus fort comme pour m'impressionner. C'est que cela marcherait presque. Je couru vers lui, même si je n'étais pas bien loin et qu'il aurait fallut appeler ça du piétinement rapide, et tendis les mains pour l'attraper. Sauf qu'il sauta, ouvrit le livre, et disparu à l'intérieur. Quoi ?


- OK, je deviens fou. Ressaisis-toi, mon pauvre, tu vas finir enfermer dans un asile avec ton vieux.


     Je m'approchai du livre, dans le simple but de le refermer, de sortir du cimetière, de le jeter dans la première poubelle visible, et de rentrer chez moi, sauf que bien sûr rien ne se passa comme prévu. Je devais être maudit, puisqu'un étrange tourbillon en noir et blanc s'éleva des pages imprimées, et vint m'entourer. Impossible de m'en échapper, mes membres étaient paralysés. Je devais certainement rêver, ou alors je devenais fou. Véritablement fou. Mes paupières se fermèrent encore une fois, et ne se rouvrirent que lorsque je reçu un coup sur la tête. Sur mon nez se trouvait un papillon, gris avec quelques tâches plus foncées ou plus claires. Et il y avait de la fumet qui lui sortait de je ne savais où. OK, à ma connaissance je n'ai rien fumé d'illicite, même pas un petit pet hier soir, alors il devait y avoir quelque chose dans l'alcool. Super.


- Le pays sans Alice mourra, en noir et blanc il finira. Le pays avec Aloïs sombrera.

- Dégage de là, papillon de merde.


     J'agitai ma main devant mon nez avec l'espoir de le faire valser, mais mes doigts le traversèrent lorsqu'il se transforma en fumée.


- Pour survivre, il lui faudra s'accommoder. Pour se sauver, il lui faudra se noyer.

- Ouais, ouais, c'est ça. Ferme là, insecte de malheur.


     La fumé s'infiltra dans mon nez par les narines, me faisant tousser brusquement et me gratter le nez tout en reniflant. C'était absolument ignoble. Je me relevai à l'aide de mes poings, je ne m'étais même pas rendu compte que j'étais allongé, et ouvris grand les yeux lorsque je vis le paysage qui s'étendait devant moi. Une plaine, entourée d'arbres, et des fleurs partout, mais tout en noir et blanc, comme dans les films de vieux. Fantastique. Je me mis debout comme je le pu, me maintenant sur mes pieds maladroits, et commençai à marcher vers l'horizon tout en râlant à voix hautes.


- Eh, toi.

- Oui, toi.

- Viens là, un peu…

- … tu es en couleur…

- … Cela fait longtemps que …

- … Nous n'avons pas vu de couleurs.


     Je me retournai, surpris par ces deux voix qui complétaient les phrases de l'autre, et manquai de tomber au sol lorsque je vis deux petits bonhommes tout ronds et super moches.


- Putain, j'suis vraiment tombé dans un monde de fou. D'abord un papillon qui se transforme en fumée, et maintenant des cailloux qui parlent ?

- Nous ne sommes pas des cailloux…

- … Nous sommes Tweedledum et Tweedledee…

- … Tweedledee et Tweedledum…


     Je me contournai d'eux, me fichant bien de ce qu'ils pouvaient raconter, leur babillage me donnant mal au crâne. Je continuai de marcher sans regarder derrière moi. Le paysage qui s'étendait devant ne semblait pas changer ; chaqu'un de mes pas me faisait faire du surplace, et je ne pouvais voir que l'entrée de la plaine sans jamais y pénétrer. Au-dessus de moi, j'entendis le vent hurler et n'y fit pas très attention, même lorsque je cru distinguer mon prénom ; la drogue, c'est mal.


- Qu'on lui coupe la tête !


     Je me retournai subitement après être fait piqué la cheville. À mes pieds, une petite boule noire s'agitait dans tous les sens, m'enfonçant je ne savais quoi dans la peau à découvert. Je me penchai en avant et tentai de l'attraper à l'aide mon index et de mon majeur, mais cette chose me glissait entre les doigts. Lorsque j'arrivai enfin à l'avoir, et après l'avoir approché de mon visage, je pu apercevoir des yeux, une bouche et un nez. C'était une tête. Je tenais une tête. J'hurlai tout en lâchant la chose, piétinant la terre pour tenter de l'écraser, mais elle ne cessait de rouler sur le sol et de hurler elle aussi.


- Qu'on lui coupe la tête !

- J'vais t'écrabouiller, tête de merde !


     Je dansai d'un pied à l'autre, évitant tout en essayer d'anéantir ce bidule étrange. Impossible, c'était trop rapide. Je me retournai lorsque j'entendis un clairon résonner dans mon dos, et soufflai d'exaspération en voyant le lapin blanc et un chat bizarre. Quoique, qu'est-ce qu'il me faisait dire qu'il était étrange ? Rien n'avait de sens, ici. Je ne boirai plus jamais. À


- À bas la maudite grosse tête !


     Derrière le félin se trouvait une armée de petites bestioles qui ressemblaient à des rats, ainsi que des chiens ; des Saint-Hubert, vraiment ?


- À bas la maudite grosse tête !

- Qu'on leur coupe la tête !


     Je relevai les yeux, fixant le ciel noir, et soufflai en me jetant au sol pour m'asseoir. Des gémissements résonnèrent de sous mon postérieur, mais je ne me relevai pas pour autant. Cette hallucination commençait sérieusement à me fatiguer, l'alcool et la drogue allaient certainement me tuer aujourd'hui. Des cris de joies me brûlèrent les tympans, et je me relevai pour partir de là au plus vite malgré quelques bruits de protestation.

     Cependant, comme l'instant auparavant, je faisais du sur place. Et j'étais en train de piétiner un chapeau. Qu'est-ce qu'un chapeau faisait ici ? Il n'était pourtant pas là, tout à l'heure…


- Sacrebleu, saperlipopette, saperlotte, sapristi, sacristi, mon chapeau, mon beau chapeau, mon chapeau de chapelier, mon chapeau de…

- Ta gueule.


     Je voulu faire taire l'énergumène roux en lui foutant un coup de pied, mais il devint fumé lorsque je le frôlai. Dommage, je n'aime pas les roux, surtout ceux qui parlent trop. Je me détournai du minus, tentant encore et toujours de bouger, mais c'était comme si j'étais dans une pièce sans issue. Cauchemar, ouais.


- Cuillère !


     Je criai à la mort lorsque je reçu une sorte de pique dans l'œil, me faisant hyper mal. Qu'est-ce que cela pouvait bien être, bordel ?


- Tasse !


     Cette fois-ci, je vis une sorte de caillou tout riquiqui se diriger vers moi à la vitesse de la lumière, et je me baissai vivement pour l'éviter. Quoique ce fut, cela aurait pu me faire crever. Un hurlement d'agonie s'éleva dans mon dos, mais je ne me retournai pas. Rien à faire, chacun pour soi.


- Aloïs ! Tu es en retard ! En retard ! Tu es en retard pour nous aider !


     Je n'avais pas besoin de baisser le nez, cette fois-ci, pour savoir qu'il y avait quelqu'un ou quelque chose devant moi, puisque j'avais le nez dans une touffe de fourrure blanche. Le lapin, qui était auparavant tout petit et derrière moi, se trouvait être gigantesque et face à moi. Super. Quel bad trip.


- Ta gueule, le lapin, j'veux juste arrêter de planer.

- Tu dois nous aider, tu es en retard. Très en retard !

- Rien à foutre.


     Ce monde en noir et blanc commençait à me donner véritablement mal au crâne, je voyais le ciel se déformer et les arbres se mouver en des formes étranges. Derrière moi, toutes sortes de petites voix retentissaient et faisaient écho à m'en faire saigner les tympans.


- À bas la maudite grosse tête !

- Tweedledum…

- Tasse !

- Qu'on lui coupe la tête !

- Cuillère !

- En retard, en retard…

- … Tweedledum….

- Le pays merveilleux en poussière s'en ira.

- Mon chapeau, mon beau chapeau, mon chapeau de chapelier…


     Je me bouchai les oreilles de mes doigts, chantonnant une chanson de Justin Bieber. Je me dandinai sur place, bougeant des hanches, écrasant tout sous mes pieds. Je ne faisais absolument attention à rien, tellement bien que je ne me rendis même pas compte que j'avançai et que j'avais les pieds dans l'eau. Ce fût seulement lorsque j'en avalai que je sursautai et commençai à battre des pieds et des mains tout en appelant à l'aide.


- Au secours ! Que quelqu'un vienne m'aider !

- Pour se sauver, il lui faudra se noyer.

- Aidez moi, je ne veux pas mourir !


     À coup sûr, en dehors de ce rêve, j'étais en train de m'étouffer dans mon vomi. Quelle classe.


- Qu'on lui coupe la tête !

- Pour une fois, elle a pas tort, la maudite grosse tête.

- Il ferait une belle tête de mannequin, pour mes beaux chapeaux, mes chapeaux de chapelier, mes chapeaux de…

- Tasse ! Cuillère !

- Qu'on lui coupe la tête !

- Pour se sauver, il lui faudra se noyer. Sans tête, il ne pourra pas se sauver.

- Qu'on lui coupe la tête !

- Qu'on lui coupe la tête !


     J'avais les yeux grands ouvert, et je pu alors voir une armée de bestioles bizarres et écœurantes courir vers moi en hurlant des choses que je ne comprenais pas. Peut-être qu'ils allaient me sauver ? Je suis bien trop jeune pour mourir ! Cependant, mon souhait ne fut pas exaucé. En effet, je me fis limite assommé par une boulette rouge et piqué de partout par des sortes de cures dents et des cailloux. Des chiens me rongeaient les cheveux, un rat dansait sur mon nez, et de la fumé m'embaumait de partout. Je ne voulais pas mourir. Pas maintenant !



     J'ouvris les yeux, et distinguai une vieux bonhomme habillé tout en blanc devant moi, un livre à la main. Il avait peu de cheveux sur le crâne, et ceux qui lui restaient étaient blancs et partaient dans tous les sens. Il avait d'épaisses lunettes rondes sur le nez, et il me semblais qu'il lui manquait une dent. Beurk. Il s'approcha de moi, posant une de ses mains sur mon épaule. Je tentai de la bouger pour le faire dégager, mais rien n'y faisait, j'étais bloqué. En baissant la tête, je pu voir que j'étais habillé tout en blanc, moi aussi, et que je portais une camisole de force qui m'empêchait les moindres mouvements violents. Et merde.


- Il est l'heure de dormir, maintenant, Aloïs. Demain matin, nous viendrons te réveiller à sept heures afin de te faire prendre tes médicaments contre la folie et la schizophrénie. Et après, tu pourras prendre ton petit déjeuner avec Alice, d'accord ?


     Sans savoir pourquoi et sans pouvoir m'arrêter, je me senti ouvrir la boucher afin de hurler des «Alice» à tue-tête. Pourquoi je ne pouvais pas me contrôler ? Je ne voulais pas hurler ainsi, je n'étais pas fou ! Et puis, c'était quoi cette histoire de médicament contre la schizophrénie ?


- Aloïs, calme toi ! Sinon, nous allons devoir t'anesthésier ! Tu ne voudrais quand même pas qu'on utilise la manière forte, n'est-ce pas ? Et puis, sinon, tu ne pourras pas dormir avec ton papa.


     À ces mots, je me tus. OK. Je ne veux absolument pas dormir avec le vieux schnoque complètement barjot qui m'a servit de géniteur !


- Voilà, c'est bien, Aloïs. Tu peux rejoindre ton papa dans son lit.


     Sans me contrôler, je me levai et sorti de la pièce pour rejoindre ce qui ressemblait à une chambre, où se trouvait un lit avec une personne allongée dedans. Mon père.


- Aloïs, mon chéri. Tu as aimé ta petite histoire ?

- Oui, papounet.


     Non mais, d'où j'appelais ce donneur de sperme «papounet» ?


- Viens, mon chéri. Il est temps de faire de beaux rêves. Papounet va dormir avec toi, comme ça tu ne seras pas seul.

- Aloïs pourra rêver d'Alice ?

- Oui, tu pourras rêver d'Alice.


     J'obtempérai sans le vouloir. J'étais fou, vraiment fou. J'étais enfermé dans un asile psychiatrique avec ce merdeux de père, et je ne me trouvais pas dans le cimetière devant la tombe de ma mère, ni dans un monde en noir et blanc. Je me couchai, me serrant comme je le pouvais contre mon père, et fermai les yeux tout en laissant mes narines être envahit par une fumé dégueulasse.


- Qu'on lui coupe la tête !

- Pour se sauver, il lui faudra se noyer. Sans tête, il ne pourra pas se sauver. Avec son père, il sera enfermé.

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