Un bruit, les bruits
Gillian Arnoux
Les bruits se turent. Le silence se fit spontanément et mes sens se fermèrent lentement aux sons environnants jusqu’à s’assourdir.
Des grésillements semblables aux frottements du diamant sur les disques microsillons de mon enfance. Puis des sifflements, suraigus et bourdonnants. Autant de chants du cygne sans appel possible. Les fréquences moururent les unes après les autres. Je ne me souviens aujourd’hui que d’une douleur avide qui me perçait le crâne de part en part.
Les médecins ne furent jamais optimistes sur mon cas. Leurs bouches se contorsionnèrent pour former des syllabes décousues que je ne saurai plus jamais articuler. Lésions, cellules, anacousie, dégénérescence, irréversible. Tous positifs sur le même diagnostic. Pour toute explication, ils ne présentèrent que leurs excuses. Des regrets amers qui sur leurs lèvres ne voulurent rien dire. Votre fils n’entendra plus. Je n’entendrai plus. Juste une question de mois avant de plonger dans l’obscurité sonore. Les appareils auditifs ne changèrent rien. Au contraire, ils m’handicapèrent plus qu’autre chose, exposant aux yeux de tous mon invisible misère. Aujourd’hui plus rien ne grésille.
Je crus innocemment que les sons s’enfouiraient en moi comme une relique. Un trophée rangé dans un coin bruyant de mon cerveau que j’aurais pu contempler à l’envie. Mais personne ne me prévint, ils n’en eurent pas le courage. Une fois la surdité enracinée, le plus traumatisant restait encore à endurer. L’effacement. La disparition méthodique des bruits qui furent mon quotidien. Peu à peu ils fuirent ma mémoire jusqu’à s’éclipser complètement. Moi impuissant à les retenir, à les reconstituer. Plus une parole, une mélodie, une sonorité. Mes pensées et mes souvenirs ne sont plus que des images muettes, le film d’une vie sans prise de son.
Pourtant, je sais qu’ils sont toujours présents. A contre courant, je les sens si naturels. Ils m’entourent et me narguent. Les passants tournent la tête en réponse aux appels vrombissants des moteurs et mon visage suit à contretemps cet appel, avant d’apercevoir une seconde plus tard une voiture silencieuse m’effleurer. Je vois leurs lèvres muettes remuer vainement. Plus un son ne me parvient de l’effervescence continue de la rue invariablement taciturne. Je sais d’instinct que mes clés continuent de cliqueter dans ma poche et le parquet grincer sous mes pas, mais chaque mouvement n’est plus qu’un long soupir, une pause sur une partition de musique. L’agitation du quotidien est ralentie, freinée par une épaisse pellicule ouatée qui amortit chaque geste. Jusqu’aux émotions, tout est aplani, affadi par l’effet retard de ma surdité.
Mon esprit ne se remémore qu’un bruit, si anodin que je ne saurais expliquer pourquoi il s’est enraciné aussi profondément dans ma mémoire. Je me délecte à l’écouter se former en moi, uniquement pour moi. Je l’anticipe quand le sucre s’immerge dans le café brûlant et mon cœur se serre de plaisir. La cuillère se rapproche et surgit alors son incroyable tintement métallique. Il se répète autant de fois qu’elle heurte les parois de porcelaine, rompant mon silence intérieur. Comme une chambre d’échos, mon subconscient aphasique retient et démultiplie ce détail insignifiant, le métal d’une cuillère résonnant sur le rebord d’une tasse à café.
Ce matin, la police ne me laissa pas le temps de savourer ce plaisir. A peine réveillé par la lumière clignotante faisant office de sonnette, j’entrouvris la porte. Les traits tendus, deux hommes en uniforme se tenaient face à moi. Aux dires de leurs badges, un lieutenant et un brigadier chef. Après un instant d’observation, le lieutenant brandit sa carte de police sous mon nez et déversa instantanément toute son exaspération. Ses lèvres bougeaient si vite que je ne pus saisir l’intégralité de ses propos. Peut-être un mot sur trois tout au plus. « Monsieur… une heure… frappe à votre porte… zêtes sourd… troisième fois… nous passons… monsieur police. » De deux gestes lents, je lui fis comprendre de parler plus doucement et de correctement se positionner face à moi pour que je comprenne chacun de ses mots. Mes yeux devaient le terrasser de froideur quand son regard penaud se posa sur ses chaussures de service. Son équipier fit de même comme par contagion de la culpabilité ambiante.
En relevant les yeux, le lieutenant s’excusa. Je ne pus lire sur ses lèvres que la fin de sa phrase embarrassée, un pardon à demi prononcé. En articulant démesurément chaque syllabe, il m’expliqua ensuite la raison de leur venue. La nuit dernière, votre voisine du dessus a été assassinée. Le principal suspect est son mari, disparu depuis lors. Personne ne sait où il se trouve. Certains de vos voisins ont témoigné avoir entendu un vacarme monstre provenant de leur appartement vers quatre heures du matin. Puis, trois coups de feu consécutifs. Avez-vous entendu quelque chose, Monsieur ?
A peine ces mots prononcés, les yeux du lieutenant s’emplirent de stupeur et son regard s’enfuit de nouveau vers le sol. Le brigadier demanda alors si j’avais quelque chose à déclarer en relation avec les faits qui venaient de m’être exposé. En gonflant les lèvres d’ignorance, je secouai lentement la tête de droite à gauche pour leur signifier que je ne savais rien qui les aiderait. Sans plus de questions, les deux agents prirent trop respectueusement congé et disparurent aussitôt dans la pénombre de l’escalier.
Emma ne tarda pas vingt minutes avant de monter me voir. La lumière clignota de nouveau et son visage livide apparut dans l’entrebâillement de la porte. Voisine de l’étage du dessous, nous sommes rapidement devenus amis. Lors de notre première rencontre, elle vint spontanément vers moi dans l’ascenseur, entamant la conversation en langue des signes comme si ce fut banalement du français ou de l’anglais. En réponse à ma stupéfaction, elle me dit simplement que son cousin la lui avait enseignée. Celui atteint de surdité congénitale et que sa famille qualifie pudiquement de malentendant. Sûrement pour me provoquer, elle m’asséna avec une légèreté désarmante que, pourtant, son pauvre cousin Matthias était bien plus qu’un peu dur de la feuille. Depuis ce jour, elle vient quotidiennement discuter avec moi et ses grands yeux verts m’abreuvent de sa fraîcheur acidulée dénuée de tout préjugé.
Comme pour m’encourager, elle tient une liste de ces génies sourds dont la grandeur enrichit les plus belles heures de l’humanité. Je l’écoute d’un air attendri, bien que je n’ai nullement besoin d’être rassuré - Je me suis depuis longtemps accepté tel que je suis, plongé dans le mutisme des autres et des choses - Autant de Smetana ou de Goya qu’elle ajoute périodiquement à son énumération. Mais, aucun n’aurait pu jamais égaler le grand Beethoven. Des heures durant, elle loue ses symphonies et son opiniâtreté. Elle me perd dans les détails de sa vie et immanquablement me rappelle qu’il fit scier les pieds de son piano pour continuer à composer. En collant son oreille au sol, il percevait les vibrations artificiellement amplifiées de sa musique au fur et a mesure qu’il l’imaginait.
Elle voulut, un jour, essayer l’expérience sur moi. D’un bond elle quitta mon appartement et remonta aussitôt armée d’une mini-chaîne Hi-Fi chargée de la sixième symphonie de l’allemand. Selon elle, si je ne devais écouter qu’une mélodie, ne serait-ce qu’une poignée de secondes, ce devait être la Pastorale de Beethov. Elle plaqua une des enceintes sur le parquet et m’immobilisa l’oreille sur le sol, appuyant ses doigts contre ma nuque. L’excitation, lisible dans ses yeux, emportait ses gestes et la pression de sa main me fit presque mal. Naturellement, je n’entendis rien. Comment l’aurais-je pu ? Les cellules actives de mon cerveau sont mortes depuis déjà longtemps. Au terme d’une minute, la pression se relâcha. Je redressai mon corps pour découvrir ses yeux brillants d’espoir, avant de hocher négativement la tête. Mes mains articulèrent pourtant naïvement que la propagation des ondes contre ma joue fut si agréable que j’aurais pu essayer d’entendre toute la journée. Elle rit à gorge déployée, d’un rire que j’imaginai si sonore.
Emma s’agrippa à notre amitié prés d’une heure ce matin. En franchissant le pas de la porte, elle sanglotait, les yeux encore humides de larmes. Dans un rythme désordonné, elle déversa tout ce qu’elle savait sur l’incident de la nuit dernière. Elle me décrivit péniblement de ses doigts tremblants toute l’horreur de ses découvertes. Le mari violent. La femme soumise, bien plus silencieuse que moi. Les trois coups de feu qui la réveillèrent dans la nuit. Elle s’était introduite dans l’appartement après que la police eut enfoncé la porte vers six heures du matin. Le cadavre était étendu par terre dans une mare de sang opaque qui recouvrait le carrelage de la cuisine. Elle avait crié de terreur en l’apercevant et son regard s’était soudain détourné sans qu’elle pût entrevoir les impacts de balle sur le corps. Qu’elle pleurait sans répit depuis et avait plus que jamais besoin de moi. Alors ses bras nerveux cessèrent de s’agiter, elle se blottit contre moi et ses larmes inondèrent mon épaule.
Ma main caressait ses cheveux pour la calmer. De doux rayons de soleil traversant la grande baie vitrée baignèrent nos corps entremêlés sur le sol jusqu’à ce que je la raccompagne chez elle vers dix heures. Epuisée d’énervement, je la déposai sur son lit dans les bras duquel elle s’endormit aussitôt. Je n’entendis pas son besoin de crier, mais je fis de mon mieux pour la réconforter sans un mot.
Quand je remontai chez moi, la porte était ouverte. Encombré du corps d’Emma, j’avais dû oublier de la verrouiller. Instantanément le bout froid du canon de son revolver se posa sur mon front et, étirant le bras au-dessus de mon épaule, il referma la porte derrière moi. Une étincelle de haine troublait ses yeux. Le mari de la voisine assassinée me dévisageait comme s’il découvrait mes traits pour la première fois. Détachant le pistolet de mon front, il me signifia d’un mouvement du poignet de me retourner. Il me lia les mains dans le dos et me poussa de la pointe du canon dans le salon. Il s’assit dans le grand fauteuil face au mien, l’arme braquée dans ma direction.
Pétrifié par la peur, je n’osais le regarder dans les yeux. Contrairement aux autres il n’essaya pas de me parler, mais je compris d’instinct pourquoi il était là. Sa bouche délicate et crispée bougeait imperceptiblement. Je lus sur ses lèvres les quelques bribes suffisamment articulées. « Sûr que la police ne viendra pas me chercher ici… Ils sont déjà passés… Ils disent que l’assassin revient toujours sur les lieux du crime… Elle m’a rendu fou… Ils penseront que je reviendrai là-haut, pas dans l’appartement du dessous… Le refuge parfait, la maison du sourd qui n’aura même pas besoin de bâillon… Elle m’a rendu fou. »
Ses lèvres se figèrent brusquement et son regard se posa sur mes yeux plissés tentant de déchiffrer ses pensées. Il avança vers moi le revolver et d’un coup de poignet en détourna légèrement le canon pour feindre un coup qui part. Ce geste me fit tressaillir d’horreur et fermer les yeux par réflexe. En les rouvrant, je le vis sourire légèrement de mon appréhension. Puis, sa bouche s’aplanit et s’immobilisa définitivement. M’imitant, il ne prononça plus un mot. Nous restâmes assis, immobiles, face à face. Seuls les clignements saccadés de ses paupières trahissaient sa nervosité.
La trotteuse de l’horloge au-dessus de lui égrena une heure avant qu’il ne m’empoigne et ne me tire à lui. Ses gestes furent si violents que tout le ralenti imposé par ma vie de surdité s’accéléra. Mon cœur explosa dans ma poitrine. En couvrant son corps du mien, il m’obligea à me retourner. Lâchement, je devins son bouclier humain face à six policiers à l’arrêt. Six hommes cloisonnés de gilets pare-balle et de casques noirs, des grenades harnachées au ceinturon. La porte qu’ils avaient certainement due enfoncer avec fracas branlait encore derrière eux. Toutes les armes pointaient dans ma direction. Les battements de mon cœur redoublèrent de violence dans le silence de leur attente. Une minute qui parut aussi longue que l’heure qui venait de s’écouler.
Le mari me pressait contre lui quand son pistolet au-dessus de mon épaule se décala légèrement. Je sentis dans mon dos un léger mouvement de recul. Une odeur de poudre se diffusa dans l’air de la pièce. Dans la panique du mouvement des assaillants, je ne distinguai que de minces filets de fumée s’échappant des canons de leurs fusils. L’odeur de poudre devint de plus en plus forte au fur et à mesure que les mouvements de recul s’accéléraient dans mon dos. Je ne saurais l’expliquer, mais chacun d’eux fut ponctué dans mon esprit par l’unique bruit dont je me souvenais. Les douilles s’extirpaient des barillets et tombaient sur le sol au rythme du tintement d’une cuillère à café sur la céramique. Mon ravisseur m’entraîna en arrière dans sa chute. A terre, une atroce douleur me prit au ventre et à l’épaule, alors que son cadavre gisait déjà dans le sang à quelques centimètres de moi. Deux trous qui s’insinuèrent sans bruit dans mon corps. Les brancardiers ne tardèrent pas à me transporter dans l’ambulance.
Je la sens immédiatement démarrer sous moi. Les infirmiers s’agitent, les mains recouvertes de sang. Je ne sais si je crie, mais ma bouche est ouverte. Je capte le ronflement berçant du moteur qui m’engourdit. Comme Emma me décrivait Beethoven, j’essaie de retenir les ultimes sons de ma vie. En émergeant la tête de la civière, je plaque mon oreille contre la tôle froide. Froide comme le canon de son revolver. Aucun bruit ne me parvient. Même celui de ma mort qui accourt est inaudible. Par la vitre se profilent les immeubles bleutés par la lumière des gyrophares. Ma tête retombe dans la civière en couvrant le chant assourdissant des sirènes de l’ambulance par ce son métallique que j’entends pour la dernière fois.