Un cœur sur le carreau

          Il est des choses inavouables, même à vos plus proches amis, même à vos enfants ou à votre femme. La vie de Michel en était pleine de ces choses. Son cœur en était une.

          Il allait mal le cœur de Michel, il n'avait déjà rien d'exceptionnel quand il était neuf cet organe, alors après des décennies de cigares, de whisky et de coke il n'en menait pas large. Et trop de cholestérol aussi, du mauvais gras comme on dit! Il avait déjà fait deux infarctus, son médecin l'avait prévenu à ce rythme il n'en avait plus pour longtemps, moins d'un an sans doute.

          Michel avait travaillé toute sa vie, des affaires diverses, plus ou moins légales, plus ou moins morales, mais toujours rentables. Malgré son train de vie outrancier, il lui restait de belles économies et Michel comptait sincèrement raccrocher, se mettre au vert, voyager, peut-être même faire le tour du monde, si son cœur lui en laissait le temps. C'était son grand soir, celui du nouveau départ. Avant de prendre la route pour n'importe où au volant de sa grosse et confortable voiture, Michel s'était payé un dernier restau, un plat en sauce bien gras avec une bonne bouteille de vin, un dessert bien sucré avec un vieil armagnac, ou deux, pas plus... Michel aimait rouler la nuit, lorsque les autoroutes sont presque désertes, il comptait bien engloutir un maximum de kilomètres avant de s'arrêter dormir.

          À la sortie d'un tunnel longeant le canal, Michel fut ébloui par le reflet d'un lampadaire et n'aperçut qu'une ombre sur le sol. En fait d'ombre il roula sur quelque chose de mou. Pris de panique, Michel s'arrêta et regarda dans son rétroviseur, sans oser descendre de sa voiture. L'ombre était en réalité un corps désarticulé gisant dans son sang. La rue était déserte, personne n'avait du voir l'accident.

          C'était dégueulasse mais Michel ne voulait pas passer les derniers mois qu'il lui restait dans l'attente ridicule d'un procès grotesque où l'accusé était condamné à mourir quelle qu'en soit l'issue. Michel reprit sa route. Des morts il en avait vu d'autres, il avait du tuer aussi, mais il n'avait jamais aimé ça. Ce type, Michel ne le connaissait pas, n'avait rien contre lui. Terminer sa vie en écrasant un pauvre type, ça devenait insupportable dans la tête de Michel, il roulait mécaniquement en ressassant ses idées les plus noires, les yeux embrouillés qui ne regardaient plus que le vide de la route défilant de plus en plus vite. Michel regardait loin, très loin devant sans se retourner. Il regardait tellement loin qu'il s'encastra dans l'arrière d'un camion qui n'était pas si loin que ça. La grosse voiture confortable de Michel était de bonne facture et robuste, conçue pour que ses occupants survivent à un tel accident. La pub n'avait pas menti, et sans ses problèmes cardiaques Michel s'en serait bien tiré. Inconscient, Michel attendait, pour quelques heures, quelques jours peut-être, qu'on lui trouve un nouveau cœur.

          José, qui avait bien festoyé, rentrait chez lui, à moitié à pied et à moitié à quattre pattes, à travers un dédale de ruelles tordues qui tanguaient au rythme de ses hauts-le-cœur.

          En arrivant près du vieux port des bateliers, José fut saisit de nausée face à cette vielle odeur de marais. Il était tranquillement occupé à vomir tout ce qu'il pouvait, et à y patauger lorsque Michel lui roula dessus. José fut ranimé par les ambulanciers, mais il était trop tard pour lui, son cœur était reparti mais son cerveau resterait mort. José était étudiant, il buvait comme un étudiant mais ses organes étaient jeunes, vifs, fermes et compatibles avec Michel.

           Michel ne mourrais pas tout de suite, il avait gagné un bonus. L'assureur de Michel pensant bien faire, commanda une expertise de la voiture afin d'y déceler un problème mécanique pour engager la responsabilité du constructeur dans l'accident. En fait de problème l'expert remarqua surtout de larges traces de sang sous le châssis, la police fit rapidement le lien avec un piéton fauché par une voiture le même soir, et les analyses ne laissèrent aucun doute. Michel aurait maintenant tout le temps de savourer l'ironie d'un procès immonde où l'accusé était condamné à vivre quelle qu'en soit l'issue.