Un diner presque parfait

sacha-almeida

  Christian Lefebvre descendit de sa voiture, trente-cinq années burinées, déjà plus beaucoup de cheveux, un cuir couleur pétrole et une clope entre les lèvres. Il était le cliché même du flic, et il s’en foutait. Autour de lui, les sirènes hurlaient et les uniformes bleus écartaient les curieux. Si l’homme avait perdu son instinct de prédateur, celui de charognard était bien plus tenace. Même la pluie qui martelait Pau n’avait pas empêché les passants de flairer l’odeur du sang et de tournoyer autour.

-Qu’est-ce qu’on a ?

- Le mec là-bas promenait son chien. Le chien fouille une poubelle et déchire un       sac,y’avait une tête dedans. On a retrouvé les restes du corps dans deux autres sacs.

- Merde. Où est le légiste ?

- Il est reparti. Il a dit que le peu de chair qu’il reste est encore chaude.

- Le peu de chair ?

- Ouais, toute la viande ou presque a été soigneusement retirée. Il a littéralement été débité en morceaux.

  Le jeune capitaine lâcha un long soupir de lassitude, et tourna les talons. Il ralluma une Camel. Une migraine lui ouvrit la tête en deux à la seule pensée de lire le rapport du légiste. Le lieutenant le rattrapa.

- On a fait le tour du voisinage. Personne n’a rien vu.

- …

- Ca va pas Christian ?

  Lefebvre continua à marcher vers sa voiture. Il entreprit de traverser la foule contenue par les képis.

- Tu vas où ?

- Au commico.

- On a retrouvé toutes ses fringues. Et son portefeuille.

  Le jeune officier s’arrêta, et se retourna, le regard illuminé par l’ambition. Ce qui s’annonçait comme un bourbier administratif avec un cadavre impossible à identifier venait de devenir un homicide assez simple à résoudre. Peut-être même l’opportunité de démanteler une secte satanique, ou mieux un tueur en série. Christian Lefebvre voyait là une opportunité rare d’être propulsé sur le devant de la scène. S’il son affectation loin de chez lui et le calme palois avaient fait de lui un fonctionnaire taciturne et fainéant, le besoin de notoriété était un vieux démon assez peu profondément enterré.

  Arnaud de Lagard déverrouilla la porte blindée de son appartement. Il fit quelques pas dans l’entrée et tomba sur les restes de la veille. La femme de ménage en congés et Méline à son cabinet, rien n’avait été rangé. Il passa devant la table de la salle à manger sans y prêter la moindre attention. Elle portait tous les stigmates d’une soirée réussie, assiettes sales, bouteilles vides, verres à moitié pleins et traces de coke éparpillées.

  Le neurologue ouvrit un placard marqueté et y prit une carafe de verre. Il se versa une double dose du whisky et but longuement. La première gorgée lui lacéra la gorge, dégageant son puissant arôme de tourbe et de malt. Assis dans un fauteuil, il ferma les yeux et se laissa aller en arrière. Il était un homme las, blasé de ce qui excitait les foules. Peu de choses le faisait encore bander, Méline était l’une des dernières depuis des années.

  C’était au Sierra Leone que l’humain en lui avait été tué. Pas avec une balle, ni avec une machette. L’arme du crime était une image, l’image d’enfants aux mains tranchées par simple haine, par simple cruauté. Les guerriers descendaient de village en village, tentant d’assouvir la puissante pulsion de massacre qui les guidait dans une guerre dont le monde n’avait rien à foutre. Ils tiraient au sort s’ils allaient couper aux poignets ou aux coudes, « manches courtes » ou « manches longues ».

  Arnaud avait perdu connaissance. Après avoir passé trois jours complètement prostré Médecins sans frontières l’avait rapatrié. Les choses avaient repris leur cours mais il n’était plus le même. Il s’ennuyait de tout et n’avait eu de cesse d’essayer de retrouver le goût de la vie. Il avait vu tout ce que le monde comptait de merveilles, baisé tout ce que le monde comptait de femmes, des prostituées aux comtesses, et s’était défoncé à tout ce que le monde comptait de drogues. Son esprit s’évadait quelques heures mais l’ennui revenait toujours. Il avait fini par basculer vers les perversions les plus raffinées et en cherchait toujours de nouvelles. Celle de la soirée d’hier avait été des plus originales.

  Pas de gardien et personne à l’intérieur, les deux flics finirent par forcer la serrure. L’appartement de Yohan Lemaître avait l’air assez confortable bien qu’assez impersonnel. Rien ne dépassait. La pièce à vivre, plutôt spacieuse, ressemblait davantage à une photo de catalogue qu’à un appartement.

  Photos de lui, trophées sportifs, et vêtements italiens sur mesure. Lefebvre détesta immédiatement celui qui habitait ici. En se basant sur cet appartement, Lemaître approchait de la perfection. Bel appartement, belle gueule, beau portefeuille, tout lui réussissait. Pourtant son célibat sautait aux yeux. Ils fouillèrent minutieusement et retracèrent assez facilement la vie de la victime. Premier né d’une famille de la petite bourgeoisie bordelaise, il avait quitté sa région pour intégrer une grande école de commerce. Elève brillant, il avait décroché un poste dans une banque d’affaires avant même d’être diplômé. De toute évidence, il gagnait beaucoup d’argent et ne s’en cachait pas. Lefebvre respectait ça. Il vomissait cette honte de l’argent typiquement française, cette hypocrisie condescendante. Ils ne mirent pas longtemps à trouver son agenda et où il était hier soir.

  Arnaud se réveilla en sursaut quand la porte claqua. Il entendit la voix de Méline qui l’appelait à travers l’appartement. Il se leva péniblement de son fauteuil et réalisa qu’il avait renversé la fin de son whisky. Il prit le temps de se resservir avant de signaler sa présence à sa femme. Elle le rejoignit chaussures dans une main et attaché-case dans l’autre. Méline balança tout et lui sauta dans les bras.

  De dix ans sa cadette, Méline dégageait une énergie grisante qui contrebalançait la personnalité flegmatique et désabusée d’Arnaud. Plutôt grande, elle semblait sautiller en permanence en trimbalant derrière elle son épaisse chevelure brune. Hystérique et gracieuse, elle évoquait une danseuse étoile défoncée à mort. Une sauterelle en tutu revenant d’une rave party.

  En quelques instants, Méline avait renvoyé son homme sur le fauteuil et l’avait enjambé. Elle entreprit de défaire son chemisier tout en embrassant nerveusement Arnaud. L’appétit sexuel de la jeune femme était presque pathologique mais pourtant uniquement tourné vers son mari. Arnaud se disait souvent que seule cette femme pouvait l’aimer. Elle seule était aussi profondément torturée et névrosée que lui. Aussi belle et brillante qu’elle puisse être, Méline était une poupée cassée. C’était une sociopathe enveloppée dans un manteau de distinction aristocratique, une sirène dans le corps d’une naïade. Elle avait longtemps attendu le marin qui lui donnerait envie d’arrêter de chanter. Sa route avait finit par croiser celle de ce Capitaine sans but et sans rêves. Elle avait embarqué dans sa caravelle aux voiles noires et l’aurait suivi au bout du monde.

  Les coups de sonnette ne les arrêtèrent pas dans leurs préliminaires. Mais quand une voix trainante annonça qu’il s’agissait de la police, ils se rhabillèrent rapidement. Arnaud de Lagard fit entrer les deux policiers détrempés et leur servit des cafés brulants.

- Que pouvons-nous faire pour vous messieurs ?

- Connaissez-vous Yohan Lemaître ?

- Oui, c’est un ami de ma femme. Que se passe-t-il ? Vous m’inquiétez capitaine.

- Je suis désolé Madame mais Yohan a été assassiné cette nuit. Nous essayons de retracer sa soirée.

  Méline resta totalement muette, le visage grave. Son mari lui posa une main affectueuse sur la jambe, la jeune femme s’y accrocha brutalement.

- Je comprends mieux votre présence. J’imagine que vous savez déjà qu’il a dîné ici   hier soir.

- Effectivement. Vous n’étiez que trois ? D’autres personnes étaient-elle là ?

  Arnaud lista sept autres invités, précisant noms, métiers et adresses. Il était d’un calme froid. Assis en arrière dans son canapé, il ressemblait à un reptile analysant l’écosystème autour de lui.

- Monsieur Lemaître avait-il l’air inquiet ? A-t-il eu une altercation avec un autre invité ?

- Non, rien de particulier. Il était plutôt fidèle à lui-même, grande gueule et racontar…

- Arnaud, je t’en prie ! Il est mort !

- Tu as raison. Excusez-moi.

  Lefebvre s’était levé et marchait dans l’appartement les yeux dans la liste des invités. Ses pas le portèrent jusqu’à la table de la salle à manger attenant au salon. Il la balaya du regard et s’arrêta sur la cocaïne. Il sentit le couple se crisper sur le canapé. « Nous ne sommes pas là pour ça », les rassura-t-il sèchement.

Son instinct avait rarement trompé Lefebvre et il sentait que quelque chose clochait. Son inconscient avait identifié une incohérence que son conscient n’arrivait pas à saisir. Malgré leur interprétation parfaite, ce couple puait le fric et le vice. Les yeux du flic ne cessaient de faire des allers-retours entre la table et la liste. Il ne cessait de recompter mais ça ne collait pas. Dix convives en tout, pas un de plus pas un de moins. Dix. Pas neuf mais dix.

- Combien étiez-vous en tout ?

- Je viens de vous faire une liste…

- Répondez ! trancha brutalement Lefebvre.

 Après un rapide calcul mental, Arnaud répondit toujours aussi calmement. Dix.

- Pourquoi la table n’est-elle mise que pour neuf convives ?

  Cette fois, le couple fut désarçonné. Arnaud se leva d’un bond pour mieux regarder la table. Il n’y avait aucune issue, l’agencement de la vaisselle ne laissait aucun doute sur le nombre d’invités. Il se tourna lentement vers les deux flics. Il croisa le regard noir de Christian Lefebvre. Arnaud ne comprit pas immédiatement ce qu’il y vit. S’y mêlait dégoût et satisfaction. Lagard était à la fois l’être le plus abject qu’il ait croisé et celui qui allait le propulser au 36, quai des orfèvres.  


- Il n’était pas invité à dîner n’est-ce pas ?

- Non. C’était lui le dîner.

  Les cannibales du 16ème arrondissement arrêtés par le prometteur capitaine Lefebvre.


  Il s’y voyait déjà.

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