Un frisson dans l’oasis noire

Evelyn Dead

Une aventure d’Amra le lion d’Irithrée

(Les galions sombres d'Armorie avaient traversé les océans, flèches dures de métal noir brisant les vagues mousseuses, jusqu'en vue des côtes du flamboyant royaume de Gemshadat. Les troupes aux lourdes épées et aux boucliers de nuit s'étaient ruées sur les plages étincelantes, écrasant les dunes, enfonçant les défenses, perçant au travers d'une brume de gouttelettes pourpres qui venaient teinter jusqu'aux pupilles blêmes de leurs montures soufflantes...

La campagne gemshadie dure à peine trois mois, au bout desquels le souverain Be'hammil 4 s'effondre, troué de milles lances, au bas des hautes marches qui montent à son palais. Les villes, les oasis, tout n'est que feu et sang, et tandis que les immenses richesses du pays changent de main, une ombre de haine vient assombrir les regards...

Debout au milieu du chaos, plus haut de quelques têtes que n'importe qui d'autre : Amra le Lion d'Irithrée, au plus mauvais endroit, et au pire des moments. À la tête d'une caravane de quelques hommes, le sabreur sombre croise au sud du désert brûlant de Shai Hulud, il marche vers la mer, emportant dans ses coffres le trésor maudit et inestimable qu'il a réussi à arracher au démon agonisant Ibn Amhoud. Mais le souffle du Mal n'est pas tout à fait dissipé. Les démons ont la rancune plus longue que l'éternité. Quant à certains généraux armoriens, mis au courant de l'équipée d'Amra, ils veulent eux aussi leur part du butin...)


Le murmure sous la dune.

S'y enfonçant à chaque pas jusqu'à mi mollet, Amra avait escaladé la dune, s'arrêtant sur la crête coupante pour croiser ses bras sur sa large poitrine. Son regard avait plongé dans la boule rouge du soleil, qui se laissait aspirer par l'horizon. Il sentait le feu des rayons mourants brûler son visage noir une dernière fois, avant la prochaine nuit glaciale.

Le sabreur resta ainsi de longs moments, son être tout entier appelé vers l'ouest. Mandilo, son lieutenant, le rejoint finalement, et lui effleura le bras. Avec un sursaut, comme au sortir d'un songe, Amra se tourna pour lui faire face. Mandilo montra le bas de la dune. Le camp finissait d'être monté. Quelques hommes tendaient la dernière tente, l'arrimaient, tandis que d'autres plantaient puis les allumaient les longues torches qui veilleraient jusqu'à l'aube, ceignant l'abris de toile d'une lumière nécessaire aux guetteurs qui se succéderaient sur le chemin de ronde.

Si profondément enfoncée qu'elle l'était dans le vide du désert, l'équipée d'Amra n'avait sans doute plus grand-chose à redouter des hommes de guerre qui déchiraient ce pays, de quelque camp qu'ils furent. Tout autre chose pouvait survenir à la place... Le soleil qui mourait chaque soir dans les yeux du Lion d'Irithrée, pouvait bien ne plus renaître.


La lune blonde, énorme, s'était levée sur Shai Hulud, sa clarté laiteuse faisant luire le sable comme une infinie constellation.

À la lueur de l'une des puissantes torches qui éclairaient le camp s'achevait un duel singulier. D'un geste vif, Amra lança les dés devant lui. Les seize faces couvertes d'obscurs symboles roulèrent un instant avant de s'immobiliser pour dévoiler leur réponse. Les yeux du Lion se plissèrent. Ceux de son adversaire s'ouvrirent au contraire.

« Ah !.. Par Besmuhd, mon ami, ton dernier mouvement est le plus grave... Mais je crains que tu n'aies perdu cette partie... »

La vieille bouche se craquela pour laisser couler un rire grelottant, sinistre sous la lumière dansante.

« Je sais compter, chien du désert, coupa Amra. Je sais que j'ai perdu, dis-moi plutôt ce que prédisent les dés. J'ai accepté cette partie avec toi moins pour la chance de t'arracher quelques pièces, que par désir de connaître l'humeur des étoiles à mon sujet. Parle, à présent ! J'ai hâte de retrouver mes hommes, dans leur sommeil de brute... »

Le vieil ermite gemshadi ramena ses jambes maigres sous lui pour mieux se pencher sur les dés. Il renifla, avant de se mettre à égrener un étrange chapelet entre ses dents noires et rayées. La langue qu'il chuchotait pour déchiffrer l'association des symboles était ancienne, elle n'avait certainement plus cours depuis bien avant la naissance du désert, et cette pensée seule suffit à faire frissonner le cœur du Lion féroce d'Irithrée.

Quelques heures plus tôt, alors qu'était dressée la dernière tente, l'ermite était apparut sur la crête d'une dune, seul, inattendu, enveloppé dans une ample dishdasha salie, appuyé sur un bâton taillé. Le soleil avait disparu dans son dos, et Amra avait consenti à l'accueillir pour la nuit.

Sous la tente, le vieil homme s'était rué sur l'eau et la viande séchée. Amra l'avait observé pendant qu'il se nourrissait. Il avait remarqué les bracelets tintants, les lourds colliers d'os et de pierreries, les tatouages effrayants derrières les oreilles et à la base du crâne. Un sorcier, sans nul doute. Peut-être capable d'enchanter une arme, ou de dire l'avenir. Sa présence même était un signe, dont Amra sentait qu'il fallait tirer avantage. Mais l'ermite avait devancé le sabreur, en lui proposant, après le repas, une partie de karoum, ces dés soi-disant magiques, taillés dans l'os de l'homme, et porteur de la voix, souvent funeste, du futur. Amra avait perdu, et gagné ainsi le droit à ce qu'un pan de son avenir immédiat lui fût révélé.

« Mon ami, je te demande humblement de te souvenir que par ma bouche vont parler les dès, ce sera ma bouche mais ce sera leur voix que tu entendras, et leurs mots. Pardonne-moi d'avance pour ce qui te sera annoncé, et ne porte pas ta lame trop vite sur moi, qui ne suis que le messager... » Une lueur étrange éclaira le regard de l'ermite, comme il prononçait ces rituelles paroles de précaution. Amra se redressa et, calant son corps immense, se tint prêt. Le silence profond du désert alentour faisait un écrin terrifiant au message du futur proche.

Le sorcier ferma les yeux, rejeta la tête en arrière, et ouvrit ses mains devant lui, les paumes tournées vers le ciel. Les lèvres craquelées se retroussèrent...

« Amra le Noir, Lion sanguinaire, tu es peut-être un prince en ton pays, mais sous le soleil de Gemshadat, tu n'es qu'un voleur galeux qui fuit vers la mer ! Les Dieux te regardent avec indifférence, Lion, tout comme ils regarderont ce qui te poursuit lacérer ton cuir pour dévorer tes entrailles. Ce qui te poursuit... ne peut être arrêté. Écoute le murmure sous la dune... Le murmure sous la dune... »

Sans prévenir, le bras puissant d'Amra jaillit devant lui. Ses doigts se serrèrent autour de la gorge frêle de l'ermite. Une rage folle faisait battre le sang dans les tempes du Lion orgueilleux.

« Laisse-moi te montrer à mon tour ton futur, chien... ! »

Mais le regard du vieil homme se mit à rougir, à briller, et dans ses pupilles dilatées par la douleur et la surprise se dessinèrent soudain les flammes infernales de l'après-monde ! Deux mains griffues, parcheminées, se refermèrent autour du poignet du sabreur qui sentit sa rage refluer face à une panique immédiate, primitive, irraisonnée.

Amra lâcha la gorge du sorcier. Les flammes dans les yeux anciens s'éteignirent.


Amra plongea sa main dans le sable froid et laiteux. Oui... Peut-être pouvait-il sentir quelque vibration gronder vers lui depuis les profondeurs du désert... Peut-être quelque chose était-il vraiment en route vers lui, murmurant sous les dunes, et les dunes murmuraient en retour... Peut-être les dés avaient-ils raison...

Les flammes brûlaient toujours autour des tentes. L'aurore serait là, dans une poignée d'heures.

Le vieux sorcier gravit la pente et vint rejoindre le sabreur sur la crête, face à la lune déclinante. Il s'assit à ses côtés, serrant autour de ses membres décharnés sa houppelande sale et miteuse.

« T'es-tu demandé par quel miracle je me suis trouvé sur ta route, mon ami, pour t'avertir du danger qui te guette ? As-tu compris que notre partie de dés était prévue, bien avant cette nuit... »

Amra se tourna en grognant vers le visage craquelé. Au-dessus des lèvres, les pupilles presque hors d'âge brillaient à nouveau, d'une excitation mal contenue.

« Tu as défait Ibn Amhoud, le Démon Cornu, mais son culte sanguinaire survit, sache-le, incarné dans son prêtre le plus fervent, et le plus fou...

- Par quelle sorcellerie..., commença le sabreur.

- Nous t'avons choisi, Lion. À ton premier pas sur nos terres, nous avons fait de toi notre instrument. Sois cet instrument une dernière fois ! Saled, le prêtre, veut sa vengeance, il veut ta mort, mais c'est lui qui doit être abattu ! Ainsi, notre ordre pourra de nouveau régner sur Gemshadat...

- Votre ordre... »

Amra semblait pris d'un étrange vertige à l'écoute des révélations de l'ermite. Les brumes dans son esprit semblaient s'épaissir et se diluer en même temps. Ainsi, n'était-il rien d'autre depuis le début que le jouet d'une faction fanatique vouée toute entière à la destruction d'une autre... Et toute son équipée récente, rien d'autre qu'un mouvement audacieux d'une partie qui se jouait bien au-delà du désert... Alors que près de lui, si loin, le vieil homme continuait son babillage, certain de le convertir à sa cause, le Lion d'Irithrée sentit une nouvelle fois la rage l'envahir, noyer ses veines, et crever ses tympans en un bourdonnement monstrueux, grandissant.

Une seconde plus tard, debout sur ses jambes larges, puissantes, il tirait son sabre et en fracassait le crâne du sorcier, éclaboussant le sable alentour de sang et de matière cervicale. Le vieil homme s'affaissa dans un dernier tintement de ses nombreux colliers. Amra le sabreur sombre cracha sur la dépouille déjà tiédissante, la poussa du pied pour la voir dévaler lourdement la pente jusqu'au bas de la haute dune. Puis il descendit l'autre versant, se rua sous sa tente et s'écroula sur sa couche.


Le serpent dans le sac.

Le visage de Venturon s'éclaira d'une lueur mauvaise comme il portait la coupe à ses lèvres et la vidait d'un trait. Son regard se ficha dans celui, épuisé, du prisonnier gemshadi que l'on venait d'amener devant lui. L'homme battu, humilié, serré dans d'étroits liens qui lui mordaient la peau, avait gardé assez d'orgueil pour ne pas baisser la tête. Le seigneur de guerre se leva paresseusement de son siège et fit quelques pas dans la salle vaste et luxueuse où étaient ses nouveaux quartiers.

« Ainsi, voici l'un de ces valeureux guerriers du désert dont on nous avait prédit qu'ils nous ralentiraient dans notre marche jusqu'à cette capitale somptueuse... »

Arrivant à la hauteur de son prisonnier, Venturon tendit une main vers l'un de ses soldats et la referma sur la poignée d'une forte dague armorienne, à la lame d'un acier unique, noir comme une nuit sans lune.

« L'orgueil et la colère t'inondent, gemshadi. La peur, surtout ! »

La dague frappa, rapide comme un cobra. Le prisonnier s'affaissa dans un souffle, égorgé, son sang s'affolant sur les dalles fraîches de marbre gris. Venturon secoua sa lame souillée.

« Ta mansuétude et ton... sens de la diplomatie t'avaient précédé, général... »

Venturon se retourna vers un homme de haute taille, au visage couturé de mille cicatrices, au regard bleu perçant, qui faisait quelques pas hors de l'ombre, dans un cliquetis de métal.

Parvenu au centre de la pièce, l'homme se posta devant Venturon et s'inclina, ainsi qu'il le devait. Une armure craquelée, enfoncée à d'autres endroits, recouvrait partiellement son corps. Un sabre large dans son fourreau de cuir battait ses cuisses épaisses. Se redressant, il eut un regard vers le corps du prisonnier assassiné.

Suivant ce regard, et baissant légèrement la tête, Venturon laissa échapper un murmure chargé de menaces :

« Ne commente pas mes méthodes... »

Puis, dans un cri rieur :

« L'avant-garde, enfin ! Tu es en retard, Bonaba, je t'attends depuis deux jours ! »

Venturon le saisit par le bras et entraîna son invité vers les jardins fleuris qui s'ouvraient au sud de la vaste pièce. Passant sous de fines arches aux tentures précieuses, les deux hommes marchèrent au milieu des massifs rares et odorants, parfaitement taillés, jusqu'aux balcons de pierre qui surplombaient la ville. Ils retinrent leur souffle comme se dévoilait à eux l'impériale cité de Ab'Moukata, étincelante de milliers de torches, silencieuse, domptée. Dans le lointain, comme au travers d'une brume dorée, se dessinait la silhouette massive du palais de Abroun, aux marches duquel s'était achevé la conquête du royaume.

L'air était lourd de parfums capiteux. Bonaba prit une profonde inspiration.

« Javal reçoive mon âme... »

Venturon le coupa sèchement.

« Parle, à présent, personne ne nous entend ! Tu es en retard, maudit ! »

Les mâchoires du soldat en armure se contractèrent sous l'insulte.

« Je viens du Nord, la braise d'une guérilla sanglante couve toujours, malgré les renforts de troupes...

- Je sais cela, ne fais pas l'idiot ! As-tu ce que j'ai commandé ?

- Certes, général, la traque fut plus longue que prévue, et... plus coûteuse.

- En or ? Je t'en ai couvert !

- En hommes. »

Bonaba renifla. 

« Où est-il ?

- Modère ton impatience, Venturon... »

Le regard du soldat se ficha sans faillir dans celui de son supérieur.

« L'homme est dangereux. Même ficelé. Même drogué. Sa magie est noire, et perfide...

- Elle nous servira bien, quelle que soit sa couleur ! Où est-il, je veux lui parler, immédiatement ! »

Les yeux du général brillaient d'un désir impérieux, malsain.

« Conduis-moi à lui ! »

***

Venturon suivit Bonaba à travers les niveaux inférieurs de la puissante bâtisse, et jusqu'à une lourde porte de bronze gardée par une poignée d'hommes qui tous portaient la même armure que leur chef. Ils s'inclinèrent d'ailleurs à sa venue, mais n'eurent que méfiance à l'égard du général qui explosa :

« Tes chiens en ont oublié la hiérarchie, Bonaba ? Qu'attendent-ils pour me saluer ?

- Ces hommes étaient en avant-poste aux frontières de ce pays avant même que tu ne sois nommé pour l'envahir. Ils ne t'avaient jamais vu, auparavant. »

Bonaba aboya un ordre, les cinq hommes se courbèrent ensemble.

« Combien d'hommes composent ta troupe ?

- La traque du fou derrière cette porte m'en a coûté huit. Il me reste une vingtaine de fidèles.

- Des fidèles, hein ? Hum... Entrons ! »

Les deux hommes passèrent la porte épaisse, et foulèrent le sol d'une large chambre nue, glacée, éclairée de plusieurs torches, au cœur de laquelle les attendait un spectacle inédit.

Un homme était étendu sur le sol, parfaitement nu, les bras en croix, la tête recouverte d'un sac de toile sombre. Autour de l'homme se tenaient cinq des guerriers de Bonaba, chacun armé d'une lance dont il laissait le pic reposer entre les omoplates de leur prisonnier. Venturon s'approcha, fasciné.

« Explique-moi...

- Ils ont ordre de le clouer de leurs lances, au moindre geste suspect. Le sac de toile sert d'ordinaire au transport des aspics du désert. Venturon, tu as devant toi Saled Al Imhatoub, Premier Mage à la cour de feu le roi Be'hammil 4, sorcier en exil, grand prêtre de l'Ordre de l'Or Noir et... dernier servant du démon Ibn Amhoud ! »

Venturon siffla entre ses dents, avant de s'agenouiller près du visage dans le sac.

« Quelle position dégradante... Est-il si terrible qu'il faille l'encagouler de la sorte ?

- Il est de plus bâillonné. Nous ne pouvons prendre le risque de le laisser nous enchanter de ses formules venimeuses. Je l'ai vu se défaire par la seule parole de plusieurs assaillants. Crois-moi, général, ce n'est pas un homme, ni rien que tu aies déjà vu...

- Mais ce serpent a les crocs tranchés... »

Sans prévenir, Venturon arracha le sac de toile et libéra la tête du sorcier prisonnier.

« Non, s'écria Bonaba ! Mais dans le même temps, il retenait d'un geste les lances que ses hommes armaient déjà !

- N'aies crainte, soldat, le serpent dort... »

Saled, les yeux clos, semblait en effet plongé dans une profonde léthargie mais qui ne pouvait qu'être trompeuse. Venturon considéra avec curiosité le crâne rasé, lisse à certains endroits, atrocement scarifié à d'autres, il remarqua les oreilles tatouées de motifs compliqués qui signalaient l'allégeance à l'Ordre de l'Or Noir. Le visage, dont un côté se dévoilait, semblait malgré tout altier, presque beau, le menton et les joues s'ornant d'autres tatouages, encore plus mystérieux. Venturon se pencha pour venir murmurer tout contre la tempe du prisonnier :

« Le serpent dort, et affûte sa magie... Mais tu vas la retenir, sorcier, cette magie. Tu vas en faire notre instrument. Et tu nous obéiras... »

Le général se redressa.

«  Je connais ton prix, Saled Al Imhatoub. J'ai en ma possession une chose que le démon sanguinaire auquel tu t'es donné meurt d'envie de contempler à nouveau. Sers-nous, et je te paierai comme il se doit. Je te paierai avec l'Oeil du Faucon Rouge de Baal-Tikrit ! »

Les yeux du sorcier s'ouvrirent sous le coup de la stupeur ! Au fond des pupilles brunes s'allumèrent les flammes d'une haine et d'un appétit sans nom...

La mort sous les palmes.

La caravane d'Amra, quinze hommes montés sur de forts chameaux, sinuait entre les dunes, à bout de souffle sous le soleil fracassant. Le sabreur sombre maudissait en lui-même l'aventure qui était sienne depuis qu'il avait posé le pied sur les côtes du royaume de Gemshadat. Le retour vers la mer lui paraissait interminable... Les paroles du vieil ermite tournaient dans son esprit comme de funestes vautours prêts à fondre sur sa raison, quant au trésor maudit qu'il arrachait au désert, il lui semblait un salaire dérisoire pour tous les risques pris. Le combat qui l'avait opposé au Démon Cornu avait été titanesque. Rien n'était peut-être joué, encore... Ce qui l'attendait entre ici et l'océan pouvait être plus cruel...

« Oasis ! Oasis !... »

La monture de Mandilo se cabra sous le cri de son cavalier. Le lieutenant d'Amra lança son chameau au galop, dévala la dune pour venir se porter à hauteur du Lion noir.

« Devant nous... Des palmes... Une oasis ! »

Le regard du sabreur s'élargit comme la confiance affluait à nouveau dans ses veines. Avec une exclamation rageuse, il claqua les flancs de son chameau et entraîna sa suite dans une course effrénée vers l'ombre salvatrice...

La troupe mit pied à terre à l'orée de l'oasis, et y pénétra en silence, sur ses gardes. Une faction de l'armée armorienne pouvait y avoir installé un camp, si une phalange de la guérilla résistante ne l'avait pas déjà investie. Pire encore pouvait évoluer sans entrave sous la fausse quiétude des palmes coupantes. Amra, en tête, écartait de sa lame les branches basses d'un massif lorsque lui parvint le cliquetis d'une armure. Il se laissa choir sur le sol, tandis que ses hommes l'imitaient ou se fondaient sans retour dans la végétation ambiante.

Deux soldats, aux couleurs d'Armorie, progressaient avec lenteur au milieu des palmiers frémissants, leurs longues épées de métal noir à demi sorties de leurs fourreaux. Amra, tapis dans une immobilité parfaite, attendit qu'ils soient à portée de crime pour surgir d'un bosquet et frapper avec une rage longuement contenue. Dans une gerbe pourpre, la tête de l'un des soldats se détacha de ses épaules. Emporté par son élan meurtrier, le Lion alla heurter l'autre homme qui vint s'assommer contre le tronc épais d'un palmier trapu. Le silence, à peine dérangé durant ces secondes sanglantes, retomba sans dommage sur le sable tiède.

L'armorien recouvrit ses esprits dans une petite clairière, ses yeux s'ouvrirent sur le spectacle de la troupe dépareillée du Lion d'Irithrée. Chaque homme avait tiré sa lame, attentif au moindre bruissement alentours. Amra, noir, énorme, la main serrée sur la poignée de son sabre large, s'avança en silence et s'accroupit face à lui. Ses lèvres s'entrouvrirent pour laisser filer un murmure grave et lugubre.

« Parle, chien, et je verrai si je te laisse au désert, vivant, ou si je t'égorge ici même, ficelé à cet arbre... »

La terreur noyant ses entrailles, le soldat se livra entièrement, son récit étrangement ponctué du claquement de ses dents.

Bonaba, leur lieutenant, s'était vendu à un général cupide et sanguinaire. Pour lui, ils avaient traqué et ramené un sorcier fou, maléfique, qui avait accepté de mettre sa magie sombre au service d'un dessein inconnu. Le sorcier avait lu dans les entrailles de plusieurs esclaves, et au matin, il avait désigné cette oasis sur une carte du royaume. Grâce à sa magie insupportable, il avait plié l'espace pour y amener sans délai une troupe d'une cinquantaine d'hommes. Tous attendaient, à présent, dans leur campement au cœur de la palmeraie. Mais attendaient quoi, nul ne le savait. Tout comme nul ne pouvait deviner les termes du noir marché passé entre le général, le lieutenant et le sorcier.

Amra se releva en reniflant. Lentement dans son esprit se formaient les réponses aux questions morbides qui le hantaient depuis sa rencontre avec l'ermite, plus loin sur les dunes. Il jeta un regard méprisant sur le soldat prisonnier, et n'eut pas une autre seconde de retenue. Son sabre s'abattit sur le visage de l'armorien qui s'ouvrit en deux comme un fruit graisseux.

Tout finirait sous ces palmiers indolents, à mille lieux de la mer, au milieu du désert. Cette pensée, loin de l'inquiéter, faisait naître un sourire de contentement sur les lèvres du Lion sombre. Au cœur de l'oasis, il rencontrerait son destin. L'excitation chassant l'amertume, il était décidé à vendre chèrement sa peau, ainsi que son trésor.

***

La magie du sorcier faisait froid dans le dos, Bonaba avait raison. Un homme capable de voyager ainsi d'un endroit à un autre, dans le temps d'un battement de cils... Venturon n'aurait pas une hésitation, une menace telle que celle-ci devrait être annulée, dès que possible. Dès qu'ils auraient retrouvé le voleur noir, et mis la main sur le trésor fabuleux d'Ibn Amhoud...

Le général se leva et s'étira sous la tente. Il fit quelques pas jusqu'au seuil, et écarta la toile. Quelle oasis incroyable... Un petit océan de palmiers, posé au cœur de Shai Hulud. Les palmes doucement bercées par une brise tiède, le sable humide d'un court d'eau souterrain... La perfection d'un mirage. Ses hommes, joints aux « fidèles » de Bonaba, avaient accepté sans broncher la réalité du maléfice de Saled. Ils avaient monté un camp de fortune, et tous étaient à présent prêts au combat. Bonaba était plus que réticent à toute cette aventure, depuis son commencement. Ses hommes comptaient pour lui plus que les monceaux d'or déjà déversés à ses pieds pour des services sans pareil. Venturon ne prévoyait pas, de toute manière, de l'associer au partage du butin... Le sorcier serait plus coriace à défaire. Si le général accordait peu de crédits à sa réputation, la démonstration récente de ses pouvoirs l'avait impressionné. Il ne devrait pas quitter l'oasis vivant. Sa magie serait utile, une ultime fois, contre le Lion d'Irithrée, et puis il devrait être abattu. Tel qu'il voyait les choses, dans sa confiance immense, Venturon ne pouvait imaginer qu'une issue favorable à son traître dessein...

Bonaba, passant en revue ses hommes, les galvanisant en vue d'une rencontre prochaine avec les chiens du Sabreur Sombre, regrettait encore son engagement. Il pria Javal que sa lame soit assez rapide pour le débarrasser du sorcier et du général, car si le voleur pouvait peut-être se laisser aller à quelque négociation, les deux autres seraient impitoyables, ils iraient au bout de leur folie.

Saled Al Imhatoub pourfendrait le lieutenant suspicieux, il arracherait au général arrogant l'Oeil du Faucon Rouge de Baal-Tikrit, et grâce au bijou ensorcelé, il convoquerait une abomination qui fondrait sur Amra le voleur galeux et lui déchirerait les entrailles. Alors il récupèrerait le trésor dérobé au Démon Cornu, son maître, et le culte sanguinaire pourrait se poursuivre sous le commandement de sa main griffue. Tout cela ne prendrait qu'une demi nuit. Ces pensées tourbillonnaient dans son esprit, consumaient sa patience... Assis sur une branche brisée, il serrait dans ses mains tatouées le sac à serpent dans lequel il étouffait quelques heures auparavant.

Un frisson le parcourut soudain. Il se leva, prit une profonde inspiration, ses pupilles de magicien se dilatèrent. Le camp était calme. Venturon s'en retournait vers sa couche, au fond de sa tente, et Bonaba terminait son inspection. Une trentaine d'hommes se partageaient l'espace, d'autres s'étaient disséminés sous les arbres alentours, quadrillant l'oasis dans l'attente de l'ennemi. Saled pouvait pourtant la sentir approcher, et ses lèvres se retroussèrent en un rictus coupant. La chevelure putride, exsudant la terreur et la haine par tous les pores puants de sa peau parcheminée, les yeux fondus, la langue arrachée, les membres décharnés et le cœur explosant sous le coup d'un appétit inextinguible... La Mort marchait sous les palmes, sa faim était immense !


Le Lion et L'Abomination.


Venturon finissait de nouer son armure lorsque les cris lui parvinrent de l'extérieur de la tente. Il saisit son épée et se rua dehors, où tout n'était que rage et entaille. Folie ! Double folie, se dit-il ! Les hommes du Lion avaient choisi l'affrontement direct, ce qui ne pouvait être en leur faveur, même s'ils avaient l'avantage de la surprise ! Se ruant dans la mêlée, le général eut le temps de fixer dans son esprit la place des pions les plus importants de cette partie décisive. Bonaba, aux prises avec une paire de gueux qui levaient des haches déjà sanguinolentes ; Saled, le perfide, qui de derrière un tronc psalmodiait sans doute une formule inquiétante... Et le Lion noir lui-même, qui menait l'assaut, et qui dégageait son sabre du crâne d'un armorien !

Venturon hurla, et disparut dans un maelström de lames et de chair !

Amra para la passe, du plat de son sabre. Avec la vitesse du cobra, et de l'autre main, il perça le flanc de son adversaire, poussant jusqu'à la garde sa méchante dague strygienne, courbe et crénelée. L'armorien s'écroula en râlant, mais déjà son assassin visait une nouvelle proie. Amra lança la dague qui alla se ficher dans la joue d'un soldat.

« Amra, nos hommes s‘écroulent, hurla Mandilo par dessus le fracas de l'assaut ! »

D'un revers de lame, le Lion venait d'éventrer un autre armorien. Il bondit en jurant, le pommeau énorme de son sabre broyant comme une masse le visage d'un blessé qui se relevait. La sueur et le sang maculaient son torse et ses membres, la furie du combat faisait exploser son cœur, et s'écarter ses paupières, comme si les yeux devaient jaillir de leur orbite. Mais sa raison était intacte, malgré le bruit et le danger. Ses hommes, épuisés du désert, ne pouvaient vaincre à un contre trois. Leur défaite était inévitable, sur ce terrain-là. 

« Lion maudit ! »

Un homme de haute taille, au regard bleu perçant sous un front couturé de mille cicatrices, s'était porté à sa hauteur. En beuglant, l'assaillant leva une immense épée à deux mains, faite du métal noir de la nuit armorienne. Amra dévia le coup, mais sa force le surprit, et le déséquilibra. Trébuchant sur un cadavre, le sabreur sombre roula sur le sable et se redressa pour recevoir de plein fouet la charge, toute épaule devant, de son puissant adversaire. Les deux hommes disparurent dans un épais bosquet, laissant derrière eux le pandémonium rugissant.

***

La nuit était tombée sur l'oasis sanglante.

Au cœur de la palmeraie, à l'endroit de l'assaut, le sable était à présent noir de sang. Sous la lueur des torches, en lisière du campement, s'empilaient les cadavres en de monstrueuses mottes auxquelles serait mis le feu. La troupe d'Amra avait été taillée en pièce, et même si le tribut était lourd, que ses propres hommes payaient à la victoire, Venturon ne sortait pas de l'ivresse qui était sienne : à un sorcier près, le trésor d'Ibn Amhoud était à lui.

Saled écarta la toile de sa main tatouée et pénétra sous la tente. Il marcha jusqu'à de lourds coussins et s'y laissa choir. Venturon l'observait en souriant, les bras croisés sur sa poitrine.

« Eh bien, magicien noir ! Ne t'avais-je pas prédit la réalisation de mes vœux ?

- Tes vœux sont exaucés, c'est vrai. Les dieux que tu pries ont ouvert ton chemin...

- Alors, bois avec moi ! »

D'un geste, le général commanda un servant qui remplit deux coupes et les distribua. Venturon leva son verre et bu, sans quitter un instant des yeux son compagnon de traîtrise. Saled dédaigna le vin frais. 

« Tu auras ta part du trésor, sorcier. N'aies crainte...

- Le trésor ne m'est rien ! Des bibelots, de la breloque... L'or n'est que poussière à mes yeux ! Tu sais ce que je veux...

- Oui, je le sais. L'Oeil du Faucon... Mais vois-tu, le cadavre du Lion galeux, Amra le Sombre, n'a pas été retrouvé, pas plus que celui de mon lieutenant. De mon point de vue, notre marché n'est pas équitable, et il te reste à faire...

- Notre marché, s'emporta le sorcier en se relevant ? Le marché que tu passes avec ta propre folie et ta cupidité, général scélérat ! Tu m'as promis l'Oeil en échange du trésor, tu me le dois !

- Ne siffle pas sous mon toit, serpent abject ! Gardes !... À moi !... »

Cinq soldats firent irruption sous la tente. Tirant leurs épées, ils vinrent encercler le sorcier.

« Considère le marché rompu, chien de Gemshadat. Et meurs ! Tuez-le ! »

Mais aucun des soldats ne bougea sous l'ordre. Venturon allait hurler à nouveau lorsque sa cervelle fit un bon sous son crâne. Les cinq paires d'yeux des soldats qui lui faisaient face explosèrent en de petites gerbes d'une humeur blanchâtre. Les hommes s'effondrèrent.

« Qu'est-ce que..., commença le général, pétrifié. 

- Cette fois, ma patience est à bout, crapaud. Tu n'as pas entendu la formule mortelle que je viens de murmurer, et tu vas connaître une bonne fois pour toute la puissance infernale d'un servant du Démon Cornu ! »

Venturon hurla en se saisissant de son épée, mais il n'eut pas le temps de la lever.

« Tu m'as sous-estimé depuis le commencement, lança le sorcier hors de lui ! Contemple à présent le courroux d'Ibn Amhoud ! »

Une invocation, inaudible et terrifiante s'enfuit d'entre ses lèvres retroussées. Un instant plus tard, le général Venturon s'affaissait, déchiré en deux par une lame invisible. Saled se rua sur la dépouille frémissante et plongea ses mains dans les entrailles dévoilées, comme un éclat soudain venait d'y attirer son regard perçant. Il en arracha un rubis parfait, de la taille d'un petit œuf.

« Armorien puant, immondice venu de la mer... Ainsi, tu croyais me cacher plus longtemps l'œil du Faucon Rouge de Baal-Tikrit !... Le pouvoir qui est le mien à présent égale presque celui du Démon Cornu ! Ah !... »

Avec un râle d'impatience, le sorcier se rua hors de la tente. Dehors l'attendaient les survivants du combat de l'après-midi, tous avaient tiré leurs lames au cri de leur général détruit. Saled Al Imhatoub écarta les bras et psalmodia une nouvelle fois. De terrifiants éclairs bleutés jaillirent de ses griffes et l'instant d'après, plus rien de vivant ne gênait son chemin...

Amra et Bonaba contemplèrent le massacre en silence, invisibles dans les bosquets. Sans échanger un regard, ils refluèrent ensuite vers la frange de l'oasis, mettant toute leur science respective dans la discrétion de leurs mouvements. Lorsque la distance qui les séparait du sorcier démoniaque leur parut suffire, ils s'arrêtèrent et sans une parole accordèrent leur attitude face à cette menace farouche. Ils ne s'étaient pas entretués, contre toute attente, et ils avaient chacun perdu leurs hommes. Plutôt que de pousser plus loin la réflexion, ils choisissaient d'instinct de se liguer contre Saled, pour leur propre survie. Viendrait le temps des explications, bien assez tôt.

Mais comment défaire une telle sorcellerie ? Ils ne pouvaient faire qu'avec ce que les dieux moqueurs leur laissaient : leur courage, et leur lame.

« Plaise à Javal que mon épée troue le cuir de ce damné sorcier...

- Ton dieu et le mien se rient déjà de notre destin, ce soir. Ils ne reculeront pas l'aube pour nous satisfaire. Je m'attends à mourir.

- Un voleur philosophe et fataliste... Nous sommes bel et bien condamnés ! »

Bonaba partit dans un grand rire. Amra le regarda avec curiosité, avant de le rejoindre finalement, et cet éclat de vie monta haut dans les palmes, peut-être jusqu'aux étoiles, peut-être jusqu'aux dieux.

Saled était accroupi au centre de la clairière, tournant le dos aux tentes armoriennes. Les mottes de cadavres brûlaient toujours, sous les torches. Les vapeurs méphitiques de la calcination venaient en volutes s'enrouler autour du beau visage scarifié, peut-être le sorcier s'en délectait-il. Ramassé sur lui-même, il semblait plongé dans une transe profonde. Devant lui, posé à même le sable, luisant de mille rayons sous la lumière lunaire, l'œil du Faucon Rouge de Baal-Tikrit.

Le servant du Démon fut soudain pris de tremblements, comme une litanie lugubre emplissait l'air autour, née du plus profond de sa poitrine. L'invocation finale avait commencé, elle ne dura qu'une poignée de minutes. Au-dessus du rubis, dans un éclair bleu, aveuglant, naquit une chose impossible, dont la seule vision eût brûlé l'esprit de tout autre témoin que celui qui l'accouchait. La bête rugit, campée sur des pattes énormes, une queue griffue battant le sable férocement. Les crocs baveux s'écartèrent, en même temps que s'ouvraient les serres tranchantes qui terminaient les bras puissants recouverts d'écailles. 

Saled rejeta sa tête en arrière, les yeux révulsés, la bouche béante, au plus profond de sa transe. Le sorcier et sa créature hurlèrent cette fois de concert : Amra, le nom maudit de leur proie commune ! Le Lion surgit alors, de derrière les tentes, les yeux écarquillés, la bouche écumante. Sa course fut brève et rapide. En un instant, il fut sur Saled. Appelant à lui toute sa rage, il balaya l'air de son sabre et emporta la tête chauve et tatouée qui alla rouler plus loin dans le sable, le visage toujours figé dans une extrême concentration. 

Au moment où Amra armait son bras pour frapper, Bonaba surgit derrière la bête hurlante et abattit son épée sur le rubis étincelant qui vola en éclats entre les pattes musculeuses. La créature hurla plus fort encore avant de brutalement se désintégrer, inondant la clairière d'une lumière terrible qui brûla une seconde avant de disparaître.

Ainsi finirent l'Abomination, et celui qui l'avait appelée : le dernier servant du culte de Ibn Amhoud, le Démon Cornu.

***

Amra et Bonaba se tenaient à la lisière de l'oasis, sous la pâle lueur d'une lune déclinante. Devant eux s'étendait Shai Hulud, sombre et froid, comme peut l'être le cœur des dieux. Bonaba finit de le harnacher, et se hissa sur l'un des chameaux qui avaient attendu là en broutant paisiblement sous les palmiers, inconscients du combat de la clairière. Amra restait près de sa monture, soupesant son sabre large, jouant de son équilibre et de son poids.

« Je remonterai vers l'est, dit le lieutenant armorien. J'ai bien vu la carte du désert, avant notre départ de la cité d'Abroun, et la position de cette oasis inconnue. Nous ne sommes pas loin d'une petite ville qui abrite une de nos garnisons. Quant à toi, à deux jours de marche vers le sud, tu trouveras l'océan, et sans doute la galère qui devait vous ramener, tes hommes et toi, avec le trésor maudit... »

Le Lion renifla sans répondre, tandis que Bonaba poursuivait :

« Voler le Démon... Quelle fabuleuse audace de ta part...

- Quel bénéfice à me tirer hors du combat, tout à l'heure, demanda le sabreur sombre ?

- Je n'ai jamais fait confiance à Venturon. Je savais mes heures comptées, à ses côtés. Dans la mêlée qui opposait tes hommes aux miens, j'ai vu les gardes du général profiter de la confusion pour embrocher mes fidèles. Beaucoup de choses me sont apparues alors, dans une grande clarté. Tu n'es pas de cette race. Tu ne peux être si insensible à l'honneur. Je connaissais la puissance démoniaque du sorcier. Il nous fallait nous associer pour survivre... »

Amra hocha la tête avant de rengainer son sabre. Il se hissa à son tour sur sa selle, et tira les rênes à lui. À la selle étaient suspendus deux sacoches de cuir, pleines de bribes du trésor d'Ibn Amhoud. Sur les marchés de Strygie ou d'Ithaquilie, les babioles se vendraient un bon prix. Le Lion pourrait suspendre ses activités pendant un temps.

« Quitte le royaume de Gemshadat, Bonaba. La guérilla ne faiblira pas. Votre cause n'est pas juste, et vous trouverez la mort...

- Retourne à ton bateau, voleur noir, sabreur sombre. Je retourne à mes casernes. Si nos dieux le veulent, tant de choses peuvent encore arriver... »

Amra grogna, avant de diriger sa monture vers le désert, et de claquer ses flancs. Le chameau se lança au galop. Bonaba observa sa course étrangement chaloupée jusqu'à ce qu'il soit avec son cavalier avalé par les dunes.

Le lieutenant armorien allait aussi se mettre en route lorsqu'un éclat bleuté le fit se retourner vers les arbres. Une lumière vive semblait venir à lui, à travers les bosquets, en même temps qu'un bourdonnement sourd emplissait ses oreilles. L'instant suivant, ses yeux explosaient, projetant leur humeur sur le sable alentour. Bonaba s'affaissa, tandis que la lumière bleutée refluait lentement vers le cœur de l'oasis. Vers le silence et l'éternité des palmes coupantes.


FIN














Signaler ce texte