Un froid de loup
ferrer
Nb : Texte rédigé dans la perspective du concours « autoroute 666 »
Premier jet abandonné (voir mon texte définitif : Une vie compliquée-oui, je sais, rien à voir, justement !-)
Un froid de loup
« Ouf, j’en avais marre, et en plus je me caille »
La bretelle s’était ouverte à sa droite, aspirant la voiture en dehors du flot de la circulation, qui redevenait dense lui sembla-t-il. Fatigué, il avait pris la sortie un peu trop vite, et le virage l’avait surpris, faisant crisser les pneus. Classique pourtant, comme sortie : une ligne droite qui s’écarte doucement de l’autoroute, puis un virage sur la droite, doux au début, progressivement plus serré, enchaînant sur un deuxième virage à gauche ; le demi-cercle l’avait fait déboucher sur un espace un peu en dévers, avec quelques arbres, bien herbagé, autant qu’il puisse en juger dans cette clarté bizarre, semblable à celle du petit jour, qui donnait à toute chose un aspect un peu fantomatique. Alors qu’il était midi bien sonné, de petites écharpes de brume traînaient dans les creux du terrain, comme si le soleil n’avait pas encore touché l’aire, qu’il s’étonnait de voir si vide. Pas tout à fait déserte, cependant : un gros quatre quatre noir, aux vitres teintées, était garé sur l’herbe. Mais ce véhicule unique semblait insolite, à voir la circulation qui s’écoulait, sur l’autoroute toute proche : derrière le mince rideau d’arbres, on voyait passer, se succédant silencieusement, éclair après éclair, les voitures. Les virages l’avaient réveillé, c’était bête, alors qu’il voulait seulement dormir cinq minutes. C’était l’aire numéro 23, nommée « le vallon aux loups » , un nom curieux, guère engageant, qu’il avait noté en passant à côté du panneau, juste avant après ce qu’il appelait, faute de mieux, un quasi-accident.
Machinalement, il avait jeté un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur : ils dormaient tous encore, comme ils dormaient quelques minutes avant, quand il avait frôlé la glissière de sécurité dans le quasi-accident qu’il venait d’avoir.
- Quasi-accident, c’est bien de toi ça! Jamais le mot exact. Et d’abord, quasi-accident, ça ne veut rien dire : ou on a un accident, ou on l’évite, et alors, il ne s’est rien passé.
C’était sa mère, bien sûr, qui venait de parler. Elle, elle ne dormait pas ; elle ne dormait jamais d’ailleurs, c’était bien ce qui était le plus irritant avec elle.
Ca, et son habitude de s’installer sur les genoux des passagers des sièges arrière, sitôt qu’ils s’endormaient.
Elle ne les réveillait pas, bien sûr : elle était devenue si légère, ces derniers temps ! Mais rien n’était plus énervant que de la voir s’assoir, mine de rien, d’un air un peu hypocrite, sur le passager qui ne se doutait de rien.
Au début, il la grondait :
- Maman, tu ne vas pas recommencer tes enfantillages ! A ton âge !
Mais ses fâcheries ne servaient à rien, en général ; et d’ailleurs, il le savait bien, son argument était sans valeur : c’était l’âge, justement, qui expliquait cette manie.
Alors, peu à peu, il avait baissé les bras ; parfois, d’ailleurs, sans qu’il sache très bien pourquoi, elle restait sagement à sa place, si petite qu’on ne la voyait pas, surtout quand les jumeaux se disputaient, à l’arrière, ou qu’ils lisaient sagement, si rarement, hélas !
Mais dès que le calme s’installait, il revoyait dans le rétroviseur l’œil sournois, content de son fait, de sa mère qui avait réussi à se hisser sur les genoux d’un des petits.
Enfin, les petits, si l’on peut dire !
C’était l’habitude qu’ils avaient gardée, l’expression toute faite qu’ils utilisaient encore, sa femme et lui, alors que les jumeaux allaient allègrement sur leurs dix sept ans, et que rien ne les énervait plus que d’être traités d’enfants !
Sur ce point au moins, ils étaient d’accord ; sur tout le reste, par contre !!!
Ils se ressemblaient pourtant comme deux gouttes d’eau : grands, biens bâtis, beaux, autant qu’il puisse en juger en essayant de rester objectif, des cheveux châtains, mais de grands yeux bleus qui assuraient leurs succès féminins.
Bref, tout pour faire un couple parfait de joyeux lurons, tant ils avaient tout pour mener belle vie, et, enfants, échanger leurs jouets, comme plus tard ils auraient pu échanger leurs conquêtes.
Au détail près qu’ils n’avaient jamais rien partagé, si ce n’est le lait de leur mère, et encore ! Dès que l’un s’accrochait à son sein abondant, l’autre hurlait à la fureur, et si elle tentait de les nourrir en même temps, ils se donnaient des coups de pied, habitude que, malheureusement, ils n’avaient pas perdue.
Là ils dormaient calmement, malgré le coup de frein un peu trop nerveux par lequel il avait fait piler sa voiture près du quatre quatre noir.
Dès qu’il posa le pied au dehors, il se dit que l’aire méritait bien son nom : il faisait un froid de loup ; machinalement, il se frotta les mains, sans se réchauffer pour autant.
Etrange, tout de même, alors qu’on était au plus beau de l’été, et qu’ils avaient eu du soleil au début du trajet, sitôt qu’il s’était extirpé des embouteillages de la grande ville, en ce jour de départ en congés.
Il se retourna et le restaurant lui apparut tout à coup, comme s’il venait de surgir par magie.
Décidément, tout semblait étrange, depuis qu’ils étaient entrés sur cette autoroute 666. Drôle de nom, d’ailleurs, drôle de numérotation : il n’en avait jamais entendu parler ; bien sûr, il ne prétendait pas connaître toutes les numérotations plus ou moins bizarres des autoroutes françaises (pourquoi donc l’autoroute du Massif Central était-elle partout notée A 75-E11 ? A75, d’accord, pourquoi pas, mais E 11, quèsaco ?)
- Cela signifie route européenne, grand dadais, c’est la route européenne 11, de Vierzon à Béziers.
Sa mère trottinait à ses côtés, et se mêlait à sa réflexion.
- Tu sais, ça, toi ? (comment diable pouvait-elle répondre à des questions qu’il n’avait pas formulées, c’est ce qu’il ne comprendrait jamais).
- Je sais ça, et bien d’autres choses ; par exemple, après la A 75, c’est la E 71, et l’autoroute a une double numérotation :A71 /A89 entre Combronde et Gerzat.
- Et comment en sais-tu autant ?
- Comme toi, par Wikipédia, c’est l’article que tu as lu hier, quand tu préparais le voyage ; tu vois bien que tu perds ta mémoire !
Elle avait mis dans le mille, comme à chaque fois : c’est vrai qu’il avait de plus en plus l’impression d’avoir des trous, comme si le brouillard qui traînait encore ça et là était aussi présent dans sa tête.
- Tu parles comme Wikipédia, mais alors, tu peux me dire, l’autoroute 666, c’est quoi, au juste ?
Il l’avait quittée des yeux un instant, juste le temps d’un regard furtif sur sa voiture, et ses occupants, et bien entendu, elle en avait profité pour s’évanouir dans la nature, comme un fantôme.
C’était tout elle, ça !
Il n’empêche qu’elle ne lui avait pas répondu ; elle avait beau faire la maligne, sur cette fameuse A 666, elle n’en savait pas plus que lui ; le GPS non plus, d’ailleurs, qui avait déclaré forfait dès l’embranchement ; son écran était tout noir, maintenant, et il ne fallait plus compter sur lui.
Dans le restaurant, il s’était presque allongé sur la banquette, en cherchant la position la plus reposante, celle qui ferait disparaître cette saleté de crampe à la jambe. De là où il était, il ne voyait pas son véhicule, dissimulé par le quatre quatre noir, mais si quelqu’un en sortait, il ne manquerait pas de le voir.
Bizarre que personne ne se soit réveillé ; cela l’aurait presque inquiété, mais il était trop fatigué pour se lever et aller voir.
Il en avait envie, cependant, car il avait de plus en plus de mal à surveiller son véhicule : un reflet sur la vitre le gênait, un reflet intermittent, un peu bleuté, qui l’empêchait de distinguer nettement ce qui se passait. Et puis cette impression d’angoisse qui l’étreignait depuis longtemps, comme un poids sur la poitrine.
Décidément, il valait mieux récupérer les autres, il n’allait pas rester là, bêtement, à les attendre, alors qu’ils continuaient à dormir. Et puis le bruit le gênait, ces hauts parleurs branchés sur une radio idiote, qui lui cassaient les oreilles ; quelle idée, dans un restaurant désert, de faire un tel raffut ! S’ils pensaient faire venir les clients de cette manière, ils se trompaient lourdement ; et surtout avec ce type de musique de sauvages, une musique métallique, avec des sortes de cris aigus, stridents, qui vous faisaient grincer des dents…
Il ressortait maintenant du restaurant ; il n’y avait trouvé personne, semblait-il ; y avait-il mangé ? Il ne pouvait l’affirmer ; il n’avait plus faim en tous cas, il se sentait même un peu nauséeux. Sa crampe passait, mais sa jambe lui lançait de temps à autre, comme si … Comme si quoi ?
Il avait boité pour rejoindre la voiture ; ils étaient réveillés en fait, ils l’attendaient tous, en faisant grand bruit.
- Vous ne voulez pas aller faire un tour au restaurant ? leur proposa-t-il ; je ferai un somme en vous attendant.
Il s’était installé confortablement en basculant son siège au maximum, mais pourtant il touchait encore le volant ; il en ressentait une gêne, comme un poids, quelque chose qui tenait autant de l’angoisse que du mal-être physique.
Mais c’est avec un soupir de satisfaction qu’il s’était laissé glisser dans le sommeil, aussi facilement que s’il avait été entre ses draps.
C’est les cris des enfants qui l’avaient réveillé : ils se disputaient, comme toujours ; bien qu’ils soient jumeaux, leurs voix étaient étonnamment dissemblables, très grave pour Michel, plus aigue, avec des inflexions presque féminines pour … ( zut alors, il était vraiment fatigué, le prénom ne lui revenait pas, il l’avait pourtant sur le bout de la langue).
Il entendait confusément leurs paroles, comme si elles venaient de loin, déformées comme émises par une radio qu’on capterait mal, avec des sautes dans la force du son, des brouillages :
- Tu t’y prends mal ! Essaye de …
- Je ne peux pas, si je scie le dernier montant…
(Qu’est-ce qu’ils devaient bricoler, ces deux là, toujours dans leur monde à eux)
- Mais si tu veux le désincarcérer…
(Ca devenait grave, maintenant, leurs petits trafics, ils avaient des copains en prison, c’était donc ça, ces conciliabules mystérieux, et l’air de sa mère, qui s’était sagement installée entre eux, l’air de celle qui en sait long…)
Il avait replongé dans le sommeil un court instant, mais il fallait repartir à présent, l’heure de la sieste était passée.
La voiture avait démarré avec un bruit strident, l’embrayage peut-être ?
Le colonel de gendarmerie arrivait, l’air peu aimable : il est vrai qu’il n’est jamais agréable d’être réveillé à trois heures du matin, mais tous ceux qui étaient là en étaient au même point, et faisaient grise mine comme lui, en regardant la grosse berline.
La voiture s’était littéralement encastrée contre le montant du panneau annonçant l’aire aux loups.
Les pompiers attendaient, leur gros camion planté à même l’herbe, juste devant la voiture, le gyrophare projetant régulièrement son aveuglante lueur bleue. Les phares du camion étaient tournés vers le tas de ferraille, que deux projecteurs éclairaient à giorno ; le camion, derrière ses phares, paraissait presque noir dans l’obscurité.
Le colonel prit un ton agressif :
- C’est quoi ce bordel, vous le sortez quand ? L’autoroute est bloquée depuis près d’une heure déjà.
Le commandant des pompiers avait l’air d’en avoir vu d’autres ; il répondit de l’air de celui qui explique à l’ignare, parce qu’il veut bien, mais qui n’a pas de comptes à rendre :
- Le gars a défoncé le panneau, qui pèse sur la tôle, à l’avant, et les portières sont bloquées ; on a scié les deux montants arrière de la bagnole pour essayer de le sortir, mais il est bien coincé ; on attend la grue pour relever le panneau et on pourra scier les deux montants avants, mais encore faudra-t-il décoincer sa jambe, et c’est pas gagné ; alors l’autoroute…
Son geste vague du bras laissait ouverte bien des hypothèses, et pas des plus encourageantes.
Le médecin qui s’affairait auprès du blessé, tout le buste passé à travers la vitre avant gauche réussit à s’extraire de se redressa en se massant le dos ; ses gants étaient pleins de sang, et avaient maculé tout l’arrière de la blouse blanche, marquée du sigle du SAMU.
- Bonjour, colonel ; j’ai pu arrêter le saignement de sa jambe, mais il y a fracture ouverte, et je ne peux pas l’examiner davantage; je crains une hémorragie interne, le pouls semble s’affaiblir.
- Il était seul ?
- Oui, heureusement : vu l’état du véhicule, il y en aurait eu pour tous.
Le colonel se retourna vers le major qui le suivait :
- Vous avez pu voir de qui il s’agit ?
- Jacques Touraine, marié, un enfant de quinze ans.
- Vous êtes sûr ? Il paraît qu’il parle à des jumeaux.
- Oui, je l’ai entendu moi aussi, mais il déraille, j’ai vérifié personnellement : un seul enfant, un fils, Michel Touraine, quinze ans.