Un Modèle de Fée Moderne
Hervé Lénervé
Le crapaud pleurait de n'être point beau. Quand on est crapaud et que l'on se vit comme crapaud, il n'y a pas de problème à cela, d'ailleurs le laid, le beau n'existent pas chez les animaux, l'esthétisme ne peut naître que d'une pensée sensible à sa propre petite personne. Le malheur voulait que le crapaud en question soit un jeune garçon au visage, disons, atypique, pour ne pas l'affliger davantage. Une sorcière, sa voisine, guère plus belle au demeurant, verrues poilues sur la gueule et gueule toute de travers, lui rappelait sans cesse qu'ils auraient pu être mère et fils, tant leurs traits s'assemblaient à l'imperfection. Or si la vieille sorcière avait trouvé dans sa laideur le juste prix à sa mauvaiseté, le petit garçon lui n'était que gentillesse et les rebuffades qu'il subissait, au quotidien par son entourage, le désemparaient pour utiliser des termes euphémiques ou euphémistiques, dirait un anglophone, or mystique, l'enfant l'était, il n'était habité que de belles pensées et de songes idéalisés peuplés de nuages vaporeux aux couleurs pastels, des images aux courbes gracieuses et symétriques telles que la Nature sait en produire. (Le Beau existerait-il dans la Nature en dehors de tout regard conscientisé ? Vaste débat.) Pourquoi fallait-il, alors, que son visage ne soit que bosses et angles disparates dans un chaos dévasté. L'enfant était donc, déjà malgré son jeune âge, habité de pensées morbides et la mort planait au-dessus de sa tête tel le vautour tourne autour de son repas agonisant. Son chagrin était tel que l'issue fatale était prévisible, mais dans les contes un enfant ne met pas fin à ses jours, ce ne serait pas formateur, il ne se contenta donc que de ses pleurs. (Dans la réalité un jeune enfant peut passer à l'acte, par vengeance contre ses proches, par dépit contre une injustice, sans avoir l'intention véritable d'en mourir, s'il en meurt, c'est qu'il a raté sa tentative de suicide.) Maintenant on ne va pas passer des années sur ces tristes pensées, on finirait par se mouiller à notre tour. Aussi au détour de sa vie, voici, qu'emménage dans la maison voisine à la sienne et à celle de la sorcière, de nouveaux habitants, un couple charmant avec leur fille qui l'était tout autant. La douce enfant était sensiblement du même âge que le laidron, à la différence près que plus différent d'apparence, il n'y avait pas. Elle n'était que grâce et joliesse. Des traits où l'harmonie vient s'inspirer… des expressions de rêverie où le poète vient versifier… bref un de ses visages qui vous font regretter de n'avoir aucun talent pour la peinture… Le Beau à l'état subtil du vivant…
Quand on est moche au-delà du ridicule on en souffre, qu'on est belle au-delà des compositions, on s'en fout. On apprécie les rapports aimables pour ce qu'ils procurent d'agréables et on s'ennuie à l'évocation idéalisée des admirateurs qui vous considèrent comme une œuvre d'art à accrocher au mur des transcendances. Disons que cela serait l'attitude la plus sage à adopter et par chance, la belle l'était, sage et pour sûr, elle n'était pas coquète, donc elle vivait sa vie simplement, sans narcissisme, assurément. En fait contrairement au garçon, qu'elle n'a pas encore rencontré, elle ne se souciait pas trop des apparences et c'était une bonne chose pour nous, car à leur première rencontre… ça y est, on y est…elle ne vit pas en lui un sujet de mépris, mais fut seulement attristée par le manque d'élégance de son visage, elle s'en émut par empathie et pâtit de cette injustice des distributions.
- Comment t'appelles-tu voisin ?
- On ne m'appelle pas, on me chasse !
- Déconne pas ! T'as bien un nom ! Non ?
- Mariel.
Dit d'une petite voix timide le petit. Il n'était pas habitué à susciter un quelconque intérêt, ne serait-ce que celui de lui demander son prénom.
- C'est sympa Mariel, moi c'est Marie ! Mariel et Marie ça se marient bien. Je pense que l'on va être bons copains, tous les deux.
- Copains, j'aimerais bien, marier ça m'étonnerait, t'es aveugle ou quoi ?
- Pas plus que toi, j'ai une très bonne vue, à vrai regarder, je peux voir le désarroi, mon Roi.
- Ne te moque pas ! Je suis sensible tu sais au-delà des apparences, j'ai une âme moi aussi et oui ! Etonnant n'est-il pas ?
- Moi ! Je m'étonne tout le temps, mais ne me moque jamais, je suis comme ça ! C'est tout !
- Tu as de la chance, tu es du bon côté de la vie, ma vie n'a pas de côte je suis « avirié».
- Arrête un peu ! T'es pas beau, c'est pas faux ! Mais tu as de l'esprit et la beauté on s'en fout ! elle n'est que l'œuvre du hasard.
- Tu ne crois pas à une création divine, alors ? A une punition pour moi, une récompense pour toi.
- Foutaise que cela ! Une pure invention des parents qui veulent toujours avoir à portée de main une explication magique à nous bassiner. Je ne crois pas, je vis, simplement, cela me suffit amplement.
- J'aime bien discuter avec toi, tu es différente. Au mieux, les autres m'ignorent, au pire, ils me lancent des pierres, car ils ne veulent pas m'admettre des leurs.
- Je pense simplement qu'ils n'admettent pas grand-chose ! Ils ont peur, peur des autres, peur d'eux-mêmes et peur de la vie en général. Mais il ne faut pas se moquer des peureux, ça les encourage. Allez, rigole un peu ! on va jouer ensemble. C'est toi le chat, je suis la souris. Sourit-moi, mon chat !
On ne dira pas, « pour la première fois de sa vie », le petit sourit, car il avait dû déjà le faire par imitation, dans les bras de sa mère, peut-être, pour savoir encore exécuter cette action. Dans la prime enfance, les apparences n'ont que peu d'importance, mais c'était si loin tout cela, qu'il ne s'en souvenait pas, si loin qu'il ne s'en souvenait point ou peu du moins. Il esquissa donc, un sourire maladroit à Marie qui s'en contenta. Puis il oublia un peu sa tristesse en jouant comme l'enfant qu'il était, nonobstant.
Le soir, couché dans son lit, il se pencha sur ses rêveries, il pensa à sa nouvelle amie. Il n'avait d'ailleurs pas l'embarrât du choix, car des amies, il n'en avait aucune autre, et bien sûr déjà, il l'aimait, mais là, ce n'était pas très original, tout le monde aimait Marie, excepté la sorcière qui, elle, n'aimait personne.
La mégère avait observé l'après-midi, ces deux enfants crier et se bousculer, ces ébats de joie ne lui avaient pas plu, ce n'était guère original, là non plus, car rien ne lui plaisait, si ce n'était le fait de faire le mal, de faire du mal à autrui… le mal gratuit, chacun ses plaisirs.
Le lendemain, Marie vînt de nouveau voir Mariel et sans aucune gêne, ils recommencèrent à discuter en se chamaillant parfois comme le font tous les enfants.
- Tu vas me faire le plaisir, d'arrêter de prendre cet air de chien battu. Avec moi, tu ne dois qu'être gai, mais pas pédé quand même, hi, hi, hi ! Tu sais, je ne suis pas homophobe, mon oncle l'est, pas homophobe, homosexuel, lui. Et je l'adore, c'est une crème, il m'apprend beaucoup de choses, il est très instruit et plus sensible que la majorité des autres hommes que l'on dit normaux ou costaud, j'sais plus.
- Moi, j'en connais pas des pédés, mon père dit que les pédés, c'est des mauvais garçons et ma mère dit qu'il faut s'en méfier, qu'il ne faut jamais leur tourner le dos.
- Hé bé ! Tes parents disent pas mal de conneries aussi, il semblerait.
- N'insulte pas ma mère, il n'y a guère qu'elle qui m'aime un peu.
- Ça c'était naguère, oui ! Car aujourd'hui, tu m'as aussi, mon ouistiti.
- Ne me fais pas marcher, je courre après toutes reconnaissances.
- Peine perdue que de se perdre dans les éloges.
- Rassure-toi, je suis loin d'en avoir le loisir.
- Tant mieux, tu ne t'en sentiras que mieux.
- Ça c'est bien un truc de filles, quand elles sont belles à craquer ou croquer… j'sais plus.
- Je t'ai déjà dit que je n'aimais pas les compliments, ils m'assomment.
- Très bien ! T'es aussi laide que je suis beau, ça te va comme ça !
- Super, mon chou ! Tient un bisou pour la peine.
Et la petite, claire comme le jour, déposa un baisé sur la joue du petit, sombre comme la nuit.
Que ce bisou lui fut doux, qu'il était chaud et tendre comme l'agneau au méchoui.
Derechef, ses songes furent garnis des attentions de son amie. Le matin, il se surprit joyeux de s'éveiller, la vie commençait à lui sourire et il se serait pâmé sur la moindre marguerite rencontrée. Malheureusement ce fut la sorcière qu'il rencontra, elle ne s'appelait pas Margueritte, mais Germaine et était plus éloignée de la fleur que cousine germaine.
- Tu as une nouvelle amie, mon petit ? L'aborda-t-elle.
- Oui ! répondit-il sur la défensive.
- Figure-toi, que je l'ai entendue hier ta dulcinée, dire à un gentil garçon, qu'il était le plus beau des garçons et qu'elle en connaissait un autre qui était laid à faire pleurer un monstre… je ne sais pas de qui elle pouvait bien parler ? Peut-être as-tu une petite idée, mon petit ?
Lui envoya-t-elle, perfide. Mariel ne répondit pas, il partit seulement, se cacher pour pleurer, justement.
Marie le vit les yeux mouillés de chagrin, elle le prit dans ses bras pour le consoler et lui, idiot et bête, se laissa aller.
- Pourquoi tu as pleuré, mon hérisson ?
- Pour rien ! des bêtises.
- Dit toujours !
- La voisine Germaine m'a dit que tu me trouvais moche comme un pou, ce qui n'est pas faux en soi, ma foi, et même si je ne la crois pas, cela m'a fait de la peine quand même, c'est con ? Hein !
- Bien sûr, c'est con ! Elle est plus mauvaise qu'une vipère et en a la langue, n'écoute jamais ce qu'elle peut te dire, n'écoute plus que moi, mon putois, hi, hi, hi ! Excuse-moi c'est pour la rime, tu sens très bon, tu sens la gentillesse et elle, pue la bêtise. Tu n'es pas beau, mais tu n'es pas moche non plus, tu es mieux que cela et je te le prouve.
Elle embrassa sur les lèvres, cette fois, le garçon pour preuve.
- Crois-tu que j'embrasserai sur la bouche un pou ?
- J'sais pas !
- Ben, non ! Je n'ai pas pour l'habitude d'embrasser les poux, mon doux.
- Je veux bien te croire, tu sais !
- Alors, crois-moi ! Et allons jouer, c'est oublié.
Oublié ! Oublié ! C'est vite dit, cela ne s'oublie pas comme ça une pareille attention, surtout pour celui qui n'est pas coutumier du fait. Mais comme il en eut bien d'autres, Mariel commença à se transformer, il ne se métamorphosa pas en Prince Charmant du jour au lendemain non plus, faut pas pousser, mais il prit lentement de l'assurance, et commença à s'accepter pour ce qu'il était. Un garçon pas beau certes, mais qui pouvait avoir un certain charme, celui des âmes blessées. Les garçons ont ce privilège sur les filles, de qui on n'attend qu'une beauté académique, ils peuvent transgresser les lois de l'esthétisme en conservant une attirance sociale. En s'affirmant Mariel atteint ce degré de la représentation. De sa gueule en creux et en bosses en sortit une gueule justement. En vieillissant il prit la patine des aventuriers le visage érodé par les intempéries de la vie.
Ce ne fut que bien plus tard qu'il admit que Marie était une fée, sa fée. Il ne l'avait pas reconnu d'emblée, car dans la tête des enfants les fées sont des êtres éthérés, ce qu'elle était de fait, avec des ailes d'insecte dans le dos, ce qu'elle n'avait pas, en effet… Ouf !
Aujourd'hui, Mariel et Marie sont mariés et ils envisagent de fonder une famille.
- Tu sais, ma chérie, j'ai un peu peur d'avoir un enfant… S'il me ressemblait, ce serait terrible.
- Se serait magnifique au contraire, n'es-tu pas, toi-même, magnifique, mon… mon… là je ne trouve pas… mon flic… j'ai pas mieux.
Ils rirent tous deux, Mariel avec sa gueule de gangster, était effectivement devenu inspecteur de police.
C'est fini !