Un moment à soi

nat28

Projet Bradbury - Semaine 39

            Il avait suggéré une promenade en forêt avec les enfants. Elle avait décliné la proposition, essentiellement par flemme. Il faisait trop chaud dehors, et elle n'avait pas envie de quitter le confort de son jogging informe du dimanche. Les petits, eux, avaient sauté de joie à l'idée d'aller se balader dans les bois. Ils étaient encore à un âge où les petits chemins de terre et le bruit du vent dans les feuilles suffisaient à faire leur bonheur.  "On revient dans une heure !" avait-il lancé en quittant la maison et elle avait pensé "Super, enfin un peu de temps pour moi !".

            Depuis la naissance des jumeaux, elle avait l'impression de ne plus avoir une minute à elle. Elle jonglait constamment entre ses obligations professionnelles et les tâches domestiques qui l'attendaient chaque soir à la maison. Y avait-il eu une seule journée sans qu'elle ait eu à faire une lessive depuis son retour de la maternité ? Elle avait l'impression d'être devenue une esclave dans sa propre demeure. Le repassage était une tâche qu'elle avait abandonné depuis longtemps : trop chronophage, et pour quel résultat ? Des piles bien rangées dans l'armoire (quand des petites mains ne venaient pas fouiller), mais des faux plis en moins de 2 minutes dès que le vêtement été porté. Elle se contentait de défroisser rapidement les chemises, histoire de ne pas paraître trop négligée au travail.

            Lui, il n'avait l'air de se rendre compte de rien. Il cuisinait de temps en temps et jouait le plus souvent possible avec sa progéniture, affichant en permanence un sourire béat. La paternité lui allait à ravir. Et il attendait avec impatience l'entrée au CP, à l'automne suivant, pour se pencher chaque soir sur les cahiers de ses enfants afin de les aider à faire leurs devoirs. Sa vie n'avait pas vraiment changé en fait, mise à part qu'il avait des compagnons de jeu pour construire des châteaux en Lego...

            Elle, elle avait tellement fantasmé sa maternité qu'elle était tombée de haut, de très haut. La rééducation du périnée, les crevasses, les nuits blanches, les angoisses et les doutes avaient rapidement sapé son bel enthousiasme. C'était un enfer, d'être mère. Elle était épuisée en permanence, elle ne voyait plus ses amis, son corps avait changé, et quand à son couple... Désormais, elle n'était plus la femme désirable et désirée qui avait fait vibrer son compagnon pendant tant d'année. Désormais, elle était une génitrice, elle occupait une fonction dans la maison. Toutes les petites attentions romantiques avaient disparu au profit de réunions organisationnelles quotidiennes. Elle avait l'impression de ne plus exister en tant que femme, de ne plus s'appartenir. Elle était sans cesse sollicitée, pour raconter une histoire, soigner un bobo, ou préparer le goûter... Elle n'en pouvait plus, mais elle n'avait pas le choix. Elle devait assurer.

            Mais ce jour là, la perspective de crapahuter au milieu des moustiques dans les bois avait allumé un panneau "stop" dans son cerveau. Ils n'avaient pas vraiment besoin d'elle pour aller se promener de toutes façons, alors elle allait s'accorder un peu de temps pour elle. Seule. Sans un bruit. Une heure sans cris, sans disputes, sans "maman !" hurlés à tout va... Elle le méritait. Elle y avait le droit.

            Son premier mouvement fût de se précipiter dans sa chambre pour faire une sieste, et puis elle se dit qu'elle trouverait sans doute mieux à faire. Sa deuxième idée fût de profiter d'avoir le champ libre pour ranger le salon de fond en comble. Elle commença à regrouper les magazines et à ranger les DVD, tout en dépoussiérant les meubles avec  un chiffon. Et puis elle se dit que les corvées, ça allait bien cinq minutes. Depuis combien de temps n'avait-elle pas lu un livre ? Ou pris un bain ? Elle avait enfin l'occasion de faire le faire, et elle la laisser passer ! Elle se rendit compte qu'elle était conditionnée, en quelque sorte, à s'oublier au profit de son intérieur. Quelle tristesse ! Elle abandonna ce qu'elle avait dans les mains sur la table basse puis se dirigea vers la salle de bain. Pendant que l'eau chaude coulait, elle alla se servir un verre de thé glacé et elle récupéra dans sa chambre un roman qu'elle avait commencé depuis des mois, sans jamais trouver le temps de le terminer. Elle se déshabilla rapidement et lorsqu'elle se glissa dans la baignoire, elle ferma les yeux pour savourer l'instant.

            Elle était tranquille, sereine, détendue, tellement détendue que la tentation de la sieste fit son retour. Elle rouvrit les yeux et se redressa un peu pour siroter son thé tout en feuilletant le début du livre pour se remettre dans l'histoire. Ce n'était pas un roman très passionnant, mais l'histoire était facile à suivre et divertissante. Une mère de famille a rarement l'occasion de relire Proust, et, au moins, ce n'était pas un album illustré racontant les aventure d'une famille de lapins. Après quelques chapitres, elle quitta la douceur de l'eau tiède pour le confort de son peignoir en éponge. Elle avait décidé de continuer sa lecture dans le jardin, à l'ombre du cerisier. Combien de barbecues avait-elle fait avec ses amis dans ce jardin ? Des dizaines, avant l'arrivée des jumeaux, et depuis, plus aucun. "Trop dangereux pour les enfants" avait décrété le papa, et puis qui venait encore leur rendre visite ? Pas grand monde... Ses proches avaient eux aussi de nouvelles priorités, ou pas assez de patience pour supporter ses enfants. Elle ne pouvait rien y faire.

            Elle se rendit compte qu'une fois de plus, ses pensées dérivaient. Vivre l'instant présent... facile à dire. Elle se replongea dans sa lecture tout en se laissant distraire par le chant des oiseaux. Elle était bien. Elle chassa le soupçon de culpabilité qui tentait de s'immiscer dans ce moment parfait. Après tout, elle ne faisait de mal à personne en s'accordant une pause. "Je devrais faire ça plus souvent" se dit-elle en s'étirant sur son transat.

            Et la parenthèse enchantée prit fin.

            "Maman, maman, je m'ai blessé !" cria un de ses fils en se précipitant vers elle, le genou en sang. Rien de grave, une égratignure qu'elle allait devoir soigner. Elle se releva péniblement de sa chaise longue et saisit la main de son petit pour rentrer dans la maison et récupérer la trousse à pharmacie. "Tu mets pas du produit qui pique maman !" gémit son fils en trainant les pieds. Ses deux autres hommes restèrent dans le jardin pour jouer avec un ballon, tandis qu'elle désinfectait la plaie. Avec du produit qui piquait. Elle consola son grand blessé en lui faisant un câlin et elle l'envoya dehors tandis qu'elle remettait son vieux jogging. Elle jeta un coup d'œil au vieux réveil qui traînait dans la salle de bain. 16h30... L'heure du goûter. Et ensuite, la douche, le pyjama, le dîner, l'histoire, le bisou bonne nuit... Plus le temps de rêvasser. Elle fila dans la cuisine et prépara quatre verres de jus de fruit et des biscuits sur un plateau qu'elle emmena dans le jardin. Tout le monde se précipita autour de la table en tek pour partager la collation, et une querelle éclata pour savoir qui aurait le dernier BN. Pour couper court à toute discussion, il fit valoir sa qualité d'adulte pour s'en saisir et le dévorer en deux bouchées.

             "On t'a manqué ?" lui demanda-t-il en l'embrassant, la bouche encore pleine de miettes. "Presque !" lui répondit-elle en souriant. 

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