Un Noël russe
philemon
Il s’était vraiment engagé dans une folle histoire, mais pour le rire de la petite princesse africaine, si « étrangère » dans cet univers lisse et blanc, il ne pouvait plus renoncer.
C’était il y a quelques mois. L’annonce brutale, sèche, qu’il pressentait depuis un moment, tant son corps s’était transformé imperceptiblement, tant il ne réagissait plus d’une manière aussi convenue qu’avant. La maladie, celle qu’on redoute, contre laquelle on espère pouvoir se battre, mais sans trop d’espoir d’une issue favorable.
Alors il s’était renfermé, il avait essayé d’ignorer cette fatalité, et l’amour de cette petite lui avait permis par moments d’ignorer que plus jamais rien ne serait plus comme avant. Mais la vie d’avant, il ne s’en souciait guère, il estimait qu’il avait fait son temps, même s’il était jeune encore, mais il pensait qu’il avait eu une belle vie, il ne vivait ni dans la rancune, ni dans le regret, ni dans le remords.
Il fêtait son anniversaire (à quoi bon, maintenant s’était-il dit), comme tous les ans entouré des siens. S’il avait maintenu la tradition, c’est que son anniversaire coïncidait depuis toujours avec Noël, à deux jours près, et que c’était l’occasion de réunir autour de lui les gens qu’il aimait le plus au monde, ses enfants.
Et parmi les rires et les joies, le bonheur particulier de cette princesse peul qui était arrivée comme un cadeau du ciel quelques années auparavant.
C’était devenu une grande fille, grande en tout cas par la taille, faut dire qu’un père basketteur lui avait transmis dans ses gènes ce côté délié, cette grâce, et cette beauté qu’ont souvent les noirs bleus, les descendants des touaregs, ces hommes du désert.
Et lorsque ma princesse s’assit sur mes genoux, au moment de déballer les cadeaux, elle me glissa à l’oreille :
« Dis, Tad Goz, tu sais où il habite, toi, le Père Noël ? »
« Tu sais, ma chérie, c’est un secret. Il ne veut pas le dire, parce que sinon, tout le monde va venir le voir, il ne pourra plus fabriquer ses cadeaux et les emballer. »
Elle parut déçue. Faut dire que son papé était pour elle l’homme qui savait tout, qui lui apprenait la musique, les plantes, les animaux, qui lui faisait lire les livres, l’emmenait visiter les musées, au concert… Alors qu’il ne sache pas où habitait le père Noël, ce n’était pas possible.
Alors il eut cette phrase malheureuse, enfin, quand il était en proie au découragement, il la jugeait malheureuse, il lui répondit :
« Ecoute, ma chérie, je vais chercher, et si tu veux, au prochain Noël, on va lui rendre visite. »
Que n’avait-il dit ! Trépignant de bonheur, la petite princesse se répandit de joie auprès de sa maman, ses tontons et ses tatas, qui constituaient tous sa garde rapprochée.
« Avec Tad Goz, on va aller voir le père Noël, on va aller le voir ! »
Lui vit à se moment l’air inquiet de sa fille, l’air interrogatif de ses fils, sauf le dernier, toujours partant pour une aventure un peu insolite.
Ce n’est qu’à l’automne suivant, alors que la petite entrait au CE1, qu’elle lui rappela sa promesse. Il en fut bien marri, le temps avait coulé lentement, il avait oublié cet épisode de sa vie, trop occupé en examens, hospitalisations et espérance de rémission.
C’est alors qu’il se décida. Tant qu’à laisser un souvenir inoubliable à sa petite-fille, autant valait-il que ce soit celle d’une quête, d’un chemin initiatique.
Il s’en ouvrit à sa fille, qui le traita bien sûr de fou, mais qui devant son air enfantin accéda à sa demande. Elle s’inquiétait pour lui, et après tout, il avait toujours été là pour elle, c’était peut-être le moment qu’elle soit là pour lui.
Le lendemain, il avait réservé trois billets pour Moscou, préalable à leur quête du père Noël, s’il en croyait sa petite fille qui avait regardé sur la carte et imaginé sa datcha quelque part en Sibérie.
Tout s’était alors accéléré. Quelques emplettes dans les magasins moscovites, des vêtements chauds pour la petite et pour eux, pour les aider à surmonter un voyage qui semblait un peu fou. D’autant que Moscou était blanc de neige, un contraste saisissant par rapport au Paris d’où ils venaient, une Europe de l’Ouest inhabituellement baignée par un temps presque printanier. Il eut subitement le souvenir de son retour à lui, à l’âge de sa petite fille, entre un Maroc qu’il quittait à regret, Meknès, là où tous les mecs naissent, lui avait-on si souvent dit, et Berlin, en plein mois de décembre une année particulièrement froide. 40° de différence en si peu de temps, il vivait la même chose en ce jour si particulier, plus de cinquante ans après.
Puis ce fut le voyage en train, par le Transsibérien, jusqu’à Irkoutsk, puis enfin, l’échappée au travers de plaines blanches et immaculées à l’infini, l’arrivée en traineau avec les chiens huskies jusqu’aux confins du Lac Baïkal.
De voir sa princesse allongée dans le traineau sous des peaux de bêtes, sa chapka qui lui transformait ses si beaux cheveux crépus en une belle chevelure blanche, à rire aux éclats en haranguant les chiens, il sui que père Noël ou pas, ils avaient bien fait de venir.
Après les plaines, ce furent les landes, puis la toundra, les arbres rabougris, un paysage qu’ils auraient pu trouver n’importe où, en Finlande, dans le grand nord canadien.
Chaque soir, au moment de fermer les yeux, bien couchée dans son duvet, sa petite princesse pointait sur la carte le chemin parcouru en direction de la croix qu’elle avait tracée, là où se trouvait selon elle la maison du père Noël. Et avant de fermer les yeux pour revivre ces journées si exceptionnelles, elle lui demandait immanquablement si ils arriveraient avant le jour-dit.
Le vingt quatre décembre, elle se leva, fébrile, comme possédée, si sûre d’atteindre au but.
La journée en traineau fut longue, hasardeuse, certains cours d’eau trop encaissés pour pouvoir les traverser à gué. Après avoir longtemps cherché son chemin, en tout cas un chemin plus praticable, ils se virent dans l’obligation de chercher un autre bivouac que celui qui était prévu.
La nuit allait tomber lorsque leur guide aperçut, au passage d’un petit col, un village de nomades qui allait pouvoir les accueillir.
Pendant qu’ils attendaient dans les traineaux, collés tous les trois pour se réchauffer dans ce froid sibérien, quelques enfants vinrent les voir, intrigués par cette petite fille à la peau noire qui était si rieuse, persuadée qu’elle était que bien qu’elle ne soit pas une maison en bois, cette yourte était bien celle du père Noël. D’autant que dans l’enclos à côté de la maison, quelques rennes mangeaient une maigre pitance de feuilles et de branchages.
Après avoir parlementé, le guide revint avec le chef de famille, un mongol habillé d’un grand manteau en peau. Princesse se colla à son grand-père, intimidée.
« Tu crois que c’est lui ? Il n’est pas habillé en rouge. »
Il la rassura du mieux qu’il put.
« Il est peut-être en manteau de travail. Il met sans doute son beau manteau que quand il distribue ses cadeaux. »
L’homme les invita à entrer dans sa yourte, leur présenta sa femme, qui allaitait un nouveau-né, et sa nombreuse famille. Puis il leur offrit le repas, un ragout de rennes et un fromage au lait caillé, ainsi qu’un pain sans levain.
Les enfants jouaient, chantaient, chacun était dans son rêve, en ce jour si particulier.
Ce n’est que quelques jours plus tard, lorsqu’à regrets ils quittèrent ce pays si bienveillant, que sa petite fille lui glissa à l’oreille, après avoir pris place dans l’avion du retour :
« Tu sais, Tad Goz, en fait, je crois bien que le père Noël n’existe pas, mais c’était bien quand même. »