Un nouveau départ
emi-guillon
Nouveau départ
Octobre, la chaleur s'estompait, peu à peu arrivait le dur hiver continental.
Malgré la rudesse de ce qui m'attendait au vu de mes conditions de logements, rien n'aurait pu être pire que le cauchemar éveillé qu'avait été pour moi ce premier été new-yorkais.
J'avais 20 ans, je venais de perdre mes parents et je me sentais désespérément seul.
Pour ne pas sombrer, j'avais quitté ma ville du middle est et je m'étais installé comme beaucoup d'américains de mon âge à la Grosse Pomme.
J'avais encore de solides économies, mais les prix indécents de cette ville me reléguèrent dans un sous toit de 12 m², sans climatisation et au chauffage « pas encore installé » dans le quartier de «Hells kitchen», quartier qui portait bien son nom : de larges rues mal entretenues, flanquées de bâtisses en brique rouge ou blanche dont la plupart ressemblaient à des entrepôts. Seuls quelques restaurants bon marché égayaient ici et là ce quartier situé à l'ouest de Manhattan.
Je ne connaissais personne dans toute la région, les rares amis de ma ville natale avaient tenté leur chance sur la côte ouest.
Au début, je ne faisais même pas de courses, me contentant de biscuits salés et de l'eau chaude de l'unique robinet de mon sous toit.
En deux mois, je perdis 10 kg.
Je commençais à sombrer quand une voisine de l'étage en dessous qui vivait dans un appartement à peine plus correct que le mien, vint sonner à ma porte.
C'était une petite femme de type Afro américaine, âgée d'une soixantaine d'années. Nous nous étions ignorés depuis mon emménagement entre gens partageant la même misère.
Elle entra dans l'espace réduit, déposa une salade fraîche sur l'unique table qui me servait de chaise, bureau, table à manger.
Calmement elle s'approcha de moi et mit sa main sur mon front.
«Tu as chaud» : dit-elle laconiquement.
Elle regarda autour d'elle, ferma le vasistas et le volet mécanique. Je vis qu'elle avait également emmené un antique ventilateur électrique. Je me dis alors : « Comment une si petite femme a-t-elle pu apporter tout ça sous sa légère robe ?» Elle semblait sortir les objets comme par magie !
Silencieusement ? elle brancha le ventilateur et sans demander la permission ouvrit le minuscule frigidaire. Il était honteusement vide.
Cependant, elle poussa un soupir de satisfaction et sorti le bac à glaçons.
Avec ingéniosité, elle le plaça en équilibre devant le ventilateur et ce qui ressemblait le plus à de l'air frais depuis que je m'étais installé commença à se diffuser dans mon compartiment.
Elle me regarda une dernière fois et me lâcha « Tu dois souvent changer le bac à glaçon, je t'en apporterai un autre».
Elle se retourna (comme on pouvait se retourner dans un espace aussi réduit), ouvrit la porte et disparu.
Cette rencontre inattendue, ce premier contact, me ramena un peu d'espoir. Le soir, j'ouvris le vasistas et je me dis : « L'automne va bientôt être là ».
Octobre arriva.
Nora, telle était le nom de la vieille femme. Elle habitait seule dans un appartement qu'elle avait aménagé comme elle avait pu.
Malgré toutes nos différences et notre côté sauvage, nous devînmes ce qu'on peut appeler des amis où quelque chose s'en approchant.
Elle me faisait des petits plats et je bricolais chez elle.
Nous nous amusions à écrire à la propriétaire des lettres interminables et complètement loufoques passant en revue la fois tous les défauts de l'immeuble et demandant des choses impossibles comme une piscine intérieure, des terrains de squash et un room service.
C'étaient les seuls moments de détentes que nous nous accordions.
Le rude hiver fut là.
Une fois mes économies épuisées je me résolus à chercher un travail.
Je trouvai un emploi de serveur dans le restaurant mexicain du coin de la rue. Je travaillais comme un fou et j'avais un salaire de misère, à peine de quoi payer mon taudis.
Cinq années passèrent ainsi, uniquement ponctuées par mes visites chez Nora.
Un soir de novembre, je reçu une étrange lettre.
Il s'agissait d'un courrier d'un notaire me donnant rendez-vous dans son cabinet à Brooklyn le vendredi suivant, sans préciser l'objet de cet entretien.
Curieux, je me rendis alors ce vendredi-là dans ce quartier et l'adresse sur l'enveloppe me conduisit devant une petite maison typique de Brooklyn. Elle était en brique rouge, comportait un étage avec une allée sur le côté menant certainement à une cour intérieure. A côté de la porte d'entrée, une simple plaque « Maître Brown, Notaire».
Je sonnai.
Un petit homme qui à mon avis avait largement dépassé l'âge de la retraite vint m'ouvrir.
Étant donné que la maison, hormis notre présence, semblait déserte, j'en déduisis qu'il s'agissait de Maître Brown.
Il me fit entrer dans son bureau qui visiblement n'avait pas servi depuis des années. Je m'asseyais, toujours intrigué par le motif du rendez-vous.
Sans préambule il commença, m'expliquant que j'avais une grande tante qui venait de décéder.
Elle m'avait légué sa fortune, à savoir : quelques économies et une propriété au milieu d'un grand terrain dans une ville curieusement proche de ma ville natale alors que je n'avais jamais entendu parler d'elle.
Quand je le fis remarquer au notaire il se racla la gorge sans me regarder et m'expliqua qu'apparemment, cette tante Julia Cooper, était la demi-sœur de ma mère et qu'elles n'avaient jamais entretenu de lien.
Il me tendit une assez grosse enveloppe ainsi que le titre de propriété puis ce fut tout.
Au moment de me raccompagner à la porte de son étude, il m'informa cependant que des promoteurs étaient intéressés par le terrain et qu'une affaire pouvait vite se conclure.
En me poussant littéralement dehors, il me glissa les prospectus des soi-disant promoteurs.
Je me retrouvais ainsi sur un trottoir anonyme de Brooklyn, le givre recouvrait le trottoir, le quartier était étrangement calme.
J'avais en main l'héritage d'une tante que je ne connaissais pas. Peut-être l'enveloppe m'en apprendrait d'avantage.
C'était une enveloppe assez épaisse format A3, sur laquelle était écrit : « A mon neveu. »
Je tins l'enveloppe et l'acte de propriété précieusement contre ma poitrine dans le métro et me rendis directement chez moi, j'avais pris un jour de congé.
Je montai les marches quatre à quatre, m'enfermai dans ma cellule et ouvrit l'enveloppe. Celle-ci ne semblait contenir que des pages manuscrites qui m'étaient adressées : une lettre.
Je mis l'acte de propriété sur ma table-chaise, m'allongeai confortablement sur mon lit, et commençai la lecture :
« JACKSON VILLE 5 septembre 2015
Edgard, ce courrier doit t'étonner, tu ne me connais pas.
Je me nomme Julia Cooper, je suis la demi-sœur de ta mère. Ton grand père a eu une liaison avec ma mère peu après son mariage avec ta grand-mère. Pour étouffer l'affaire, il acheta un commerce à ma mère et ne me reconnut jamais. Mais je savais qui il était et je savais que j'avais une demi-sœur, cependant pour ne pas rompre la promesse que ma mère lui avait faite, je ne la contactai jamais.
Mais je connus ton existence et étant la seule famille qu'il me reste je te lègue mes biens.
Je vais te raconter une histoire qu'il m'est arrivée il y a bien longtemps et dont je n'ai parlé à personne. D'après le peu de choses que sais sur toi, je pense que tu pourras me comprendre et...me pardonner.
Cette histoire commence en septembre 1953, j'ai alors 8 ans.
Ma mère était la directrice de l'unique école d'Alberta, petite ville de l'Ohio.
J'étais une très bonne élève et deux ans plus tard, je devais prendre le car qui m'amènerait dans un pensionnat de la grande ville d'à côté.
Un soir, en rangeant avec ma maman sa classe, je remarquai devant le portail de l'école un petit garçon d'environs quatre ans avec une énorme tignasse noir de jais. Il semblait sale et négligé.
Un peu amusée, je demandai à maman qui était ce curieux jeune homme.
Elle soupira m'expliquant qu'il s'agissait du petit Clifford. Tous les soirs il restait devant le portail attendant plein d'espoir son père. Celui-ci ne venait pratiquement jamais, pourtant Clifford s'entêtait et l'attendait.
Sa famille habitait une ferme reculée, après les hautes herbes, et ce n'est qu'à la nuit tombée que le petit garçon se décidait à rentrer chez lui, il en avait pour deux heures de marche.
(Et oui, mon cher Edgard à cet époque les temps étaient durs pour les enfants, les fameux bus jaunes ne firent leur apparition dans notre comté que bien des années plus tard.)
Horrifiée je me retournai vers elle, lui demandant s'il n'y avait pas d'autres solutions, si personne ne pouvait le ramener.
Elle me regarda, l'air malheureux m'expliquant que ses parents n'attendaient qu'une seule chose : qu'il ait atteint ses quatorze ans afin qu'il puisse travailler à plein temps dans la ferme familiale, en en sachant juste assez pour tenir les comptes et s'occuper de la paperasse administrative.
Au bout d'une semaine, j'avertis ma mère que j'allais voir une amie et j'attrapai le vélo flambant neuf que j'avais eu à la fin de mon année scolaire récompensant mes excellentes notes qui m'avaient même permis de sauter une classe.
Je m'approchais alors du garçonnet, toujours accroché à la grille.
Je lui tendis une pomme et m'adressai gentiment à lui : « Bonjour Clifford, je me nomme Julia. »
Il se tourna vers moi l'air étonné, cependant je ne décelais aucune peur dans son regard.
Il avait un air dur, il semblait très mature pour un petit garçon de quatre ans.
Il articula dans un mauvais anglais « vous voulez quoi mam ? »
Je repris calmement : «je vais t'épargner le suspens...ton papa ne viendra pas. »
Il haussa les épaules : « m'en fiche, vais rentrer à pied, j'ai l'habitude. »
Avec un grand sourire, je lui montrai mon beau vélo et je lui déclarai que j'avais calculé que le trajet ne prendrait que trente minutes si je l'emmenais et qu'en plus c'était sur mon chemin. (Bien sûr, je mentais, mon beau père tenait un petit commerce en ville et avec ma mère nous ne mettions que quelques minutes pour rentrer. Mais tu vois, je ne savais pas pourquoi, mais j'avais vraiment envie d'aider ce gamin).
Clifford me regarda alors d'un air suspicieux et marmonna : « pourquoi vous frez ça ? Et puis mon papa y dit qu'faut pas que j'monte en voiture avec des étrangers. »
Je lui passai un bras amical autour de ses épaules et lui répliquai avec malice : « alors, d'abord, ce n'est pas une voiture mais un joli vélo et ensuite je ne suis pas une étrangère, je suis la fille de la directrice de l'école. »
J'agitais ma main en direction du bureau de ma mère et elle me rendit mon salut.
Il ramassa alors son vieux cartable et murmura « ok, j'expliquerai ça à mon papa, ce que vous faisez pour moi. »
« Ce que vous faites ! » Je le corrigeai, sans me douter que c'était la première leçon d'un enseignement qui allait durer pratiquement dix ans.
Docilement, il se hissa sur le porte bagage, me serra de toute la forces de ses petits bras et nous nous mimes en route.
Le trajet fut encore plus rapide que prévu.
Je le laissai devant l'entrée en lui faisant la promesse que désormais, je le ramènerai tous les soirs.
Il rougit un peu et articula : « merci mam et aussi pour la pomme. » Il tourna les talons et partit en courant en direction de sa maison.
Telle fut ma première rencontre avec Clifford.
Au bout d'un mois, je m'étais arrangée avec ses parents pour qu'il reste après l'école une heure chez moi, je l'aidais à faire ses devoirs et je le ramenais ensuite.
Son père accepta sans vraiment comprendre pourquoi je faisais cela.
Dès la première leçon, je vis à quel point il allait falloir travailler. Il n'avait pas de cahier, juste un crayon mal taillé et quelques bouts de gomme.
Malgré sa deuxième année en école, il n'avait aucune connaissance des formes, des couleurs et encore moins des chiffres, c'est à peine s'il alignait deux phrases.
Pendant un an, chaque soir, je repris toutes les bases. A la fin de l'année, il avait rattrapé son retard.
Au bout de deux ans, mes parents m'envoyèrent dans un pensionnat d'un bon niveau pour que je puisse poursuivre mes études.
Au moment de prendre le train, je me rendis compte que la personne qui allait le plus me manquer était mon petit protégé, Clifford.
A la fin de l'année, je lui avais offert du matériel neuf, ainsi que ma bicyclette. Au début il avait refusé.
J'avais argumenté que je n'en avais plus besoin là où j'allais et que je ne serai plus là pour le raccompagner tous les soirs.
D'un mouvement brusque il l'avait attrapée, et il était parti, sans me remercier.
Je pensais à cet épisode dans mon compartiment quelques minutes avant le départ quand je le vis surgir sur le quai.
Pour la première fois, il n'affichait pas son air dur et je m'aperçus qu'il avait les yeux humides.
Je pensais alors « qu'est-ce qu'il a changé depuis la première fois où je l'ai vu ! »
C'était désormais un jeune garçon de bientôt sept ans, grand et robuste pour son âge, loin du gamin sauvage attendant à la grille .
A travers ma vitre il me tendit une pomme « pour le voyage Julia. » Il n'avait pas oublié, je lui fis remarquer.
Il s'assombrit d'un coup et avec son mauvais anglais des débuts bafouilla : « bien sûr que non Julia, je n'ai rien oublié et quand tu rentreras, on se mariera»!
Je souris et à travers la vitre je lui tapotai la tête avec tendresse. Le train démarra, je criai une dernière fois « continue bien tes leçons Cliff, on se revoit très vite. »
Lors de mon internat, je rentrai tous les été et j'allais tout de suite rendre visite à mon petit protégé (oh si tu pouvais voir son sourire Edgar à chaque fois que je revenais, il faisait semblant de ne pas être affecté par mon retour, et au bout de quelques secondes, un sourire éclatant illuminait son visage).
Bien qu'il s'occupât des moisson durant l'été avec son père, nous trouvions toujours quelques heures dans la semaine pour que je l'aide dans sa scolarité car chaque année, il prenait du retard.
Mais il était si appliqué, qu'il progressait et au final pendant les sept années de mon pensionnat il ne redoubla qu'une fois.
L'été qui précéda ma dernière année de pension, une amie assez aisée m'invita à passer les vacances dans le chalet de ses parents à la frontière avec la Pennsylvanie, au bord des grands lacs.
Je n'étais jamais parti aussi loin et j'étais vraiment excitée. J'écrivis à ma mère qui me donna sa bénédiction et m'envoya de l'argent.
J'avais seize ans et je profitai d'un été insouciant, découvrant le luxe de vraies vacances, j'appris même à nager.
La dernière semaine des vacances, je rentrai quelques jours chez moi. Viendrait ensuite mon ultime année de lycée.
A peine arrivée, je demandai immédiatement des nouvelles de Cliff.
Ma mère m'apprit qu'il avait désormais douze ans depuis juillet et qu'il quitterait définitivement l'école dans deux ans, malgré des résultats corrects grâce à nos cours de rattrapages estivaux.
Je me rendis chez lui. A ma grande surprise, il ne m'ouvrit pas la porte prétextant un mauvais rhume.
Alors que j'allais quitter les lieux, il finit par sortir et me lança d'un air rageur : « tu t'es bien amusée cet été avec tes amis les richous ! Tu n'as pas eu à supporter plouc ville et un gamin qui sent le fumier ! » Et il claqua la porte.
C'est là que je me rendis compte que c'était le premier été depuis huit ans que je passais sans lui et je compris sa peine. J'essayai en vain de l'appeler et quand finalement je repassai chez lui, sa mère m'annonça qu'il était parti à une foire agricole avec son père. L'été était fini, j'avais passé de merveilleuses vacances avec une amie de mon âge, à me baigner, bronzer...pourtant je ne pus m'empêcher d'avoir un pincement au cœur en montant dans le train devenu familier.
Je guettais l'entrée du quai, espérant voir surgir Clifford comme des années auparavant, tout timide avec une pomme dans les mains.
Le train démarra, il me restait une année de lycée avant de poursuivre mes études.
Mes parents économisaient depuis ma naissance pour m'offrir une bonne université mais j'obtins la médaille du gouverneur pour l'État de l'Ohio et je me vis attribuer une bourse de quatre ans pour étudier dans la prestigieuse Université de Easton en Pennsylvanie.
Mes années à la faculté furent un enchantement, tout me paraissait si différent, si excitant.
Ma petite ville natale me semblait bien loin.
Je cachais mes origines, étirant à l'infini des anecdotes sur mon pensionnat chic ou mes vacances dans le chalet, le nom d'Alberta ne fut jamais évoqué. Passionnée de lecture, c'est tout naturellement que j'avais choisi comme spécialité la littérature anglaise.
Lors de ma deuxième année je rencontrai Harry Show, jeune bourgeois typique de la classe WASP, à la fois charmant et prévenant qui en découvrant ma condition sociale ne me jugea jamais.
Nous nous mariâmes très vite.
Voilà Edgard, je pourrai finir mon histoire ici, une nouvelle vie qui commence...tu remarqueras cependant que cela fait un moment dans mon récit que je n'ai pas évoqué un personnage qui pourtant semble être le socle de ma narration : le jeune Clifford!
En effet j'ai passé sous silence mon dernier été de lycée. J'étais alors âgée de dix-sept ans, des rêves d'avenir plein la tête.
Il se déroula alors un évènement dont je n'ai parlé à personne, même pas à mon cher Harry quand son cancer ne lui laissait que quelques mois à vivre.
Maintenant que ma fin est proche je peux soulager ma conscience et confier mon secret, le secret de cet été 1962.
Je ne passais que quelques jours dans mon village natal, le temps de la fête national.
Pour faire plaisir à mes parents j'avais revêtu ma plus jolie robe et je m'étais un peu maquillée.
Peu après le feu d'artifice, vers vingt-trois heures, le traditionnel bal commença.
J'avais envie de m'amuser, même si les garçon de la région ne m'intéressaient pas du tout, pour moi ce n'étaient que de vulgaires fermiers.
C'est là que je l'aperçus...Clifford!
Au début, je ne le reconnus pas, quel âge pouvait-il avoir? D'après mes calculs il devait avoir à peine treize ans. Quand je l'avais quitté l‘été dernier, ce n'était encore qu'un enfant.
Je me rendis compte qu'il me fixait.
Il avait bien pris dix centimètres, sa tignasse brune était coupée soigneusement, les travaux des champs lui avaient forgé une impressionnante musculature. Pendant quelques secondes, je fus légèrement troublée.
Puis il me sourit et je reconnu mon petit Cliff.
Je m'avançai vers lui. Il faisait bien une tête de plus que moi. « Cliff, mon petit mari ! » je m'écriai, « qu'est-ce que tu as grandi, tu es devenu un vrai jeune homme ! ». Il me regarda droit dans les yeux et me dit avec une voix grave que je ne connaissais pas : « oui, j'ai changé. »
Je changeai vite de sujet : « et l'école, alors, tu t'en es bien sorti cette année ?»
Il me répondit que malgré la moisson en avance, il avait réussi à boucler son année, et comme prévu à quatorze ans il quitterait définitivement l'école pour aider son père à plein temps.
Je m'aperçus qu'il tenait une cigarette, je le tançai gentiment. Il était avec un groupe de jeunes fermiers plus âgés que lui qui se passaient entre eux des cigarettes roulées et des flasques remplies de whisky.
Je le laissai, lui promettant de passer le voir le lendemain.
Mon cher neveu, j'ai honte de ce qui va suivre mais je dois te le dire.
Peu avant la fin du bal, j'eus la tête qui tournait. J'avais abusé du punch, et j'avais passé la soirée à danser comme une folle avec mes amies d'enfance.
J'allai alors me reposer quelques instants dans un terrain boisé à quelques mètres de la fête. Il y avait un cours d'eau, je me rafraîchi un peu et m'appuyai contre un arbre.
Je sentis une présence, je savais.
Tout s'accéléra, il mit un doigt sur ma bouche et me déshabilla maladroitement.
Je ne le repoussai pas car je ressentais ce désir, il avait tellement changé et dans la pénombre il ressemblait tout à fait à un homme.
Il me coucha doucement sur le sol. C'était notre première fois, nous ne parlâmes pas ...je découvris le plaisir.
Après son ultime essoufflement, je l'entendis murmurer «je t'aime Julia, je t'ai toujours aimé, dans deux ans, on pourra se marier. »
Je retrouvai immédiatement mes esprits. Rouge de honte je me rhabillai à la hâte en déclarant « tu es fous Clifford, tu n'es qu'un enfant, c'est inadmissible ce que j'ai fait, je t'en supplie ne le dis à personne. »
Je quittai le village le lendemain sous un faux prétexte.
Le temps passa, je trouvai toujours des excuses pour ne pas revenir à Alberta. Même pour mon mariage, ce furent mes parents qui firent le voyage.
Harry et moi quittâmes la Pennsylvanie et nous nous installâmes à Boston. Nous enseignâmes à Harvard tous les deux, nous n'eûmes jamais d'enfants.
Des années plus tard, j'appris que Clifford avait repris la ferme familial, il n'était pas marié.
En 1985, ma mère m'envoya un entrefilet du journal local annonçant le décès de Clifford James, mort à l'âge de 36 ans. L'annonce précisait qu'il s'agissait d'un accident de travail en pleine moisson.
Quand je reçu cet article découpé avec soin je compris que ma mère savait, qu'elle l'avait toujours su peut-être dès le premier soir alors qu'il n'était âgé que de quatre ans et qu'il attendait un père qui ne viendrait pas.
Je dû m'accrocher à la rambarde de l'escalier pour ne pas tomber, je restai une semaine au lit, Harry voulu appeler le médecin, je refusai le suppliant de ne pas me poser de questions.
Voilà Edgard.
Il est tard, mes mains commencent à trembler. Déjà le soleil se couche et je n'ai pas encore allumé le salon.
Cette lettre cependant j'aurais pu l'écrire les yeux fermés, il y a si longtemps que je garde cette histoire en moi. J'ai soixante-dix ans ans et il n'y a pas un jour où je n'ai pensé à cette soirée, le jour de l'indépendance. Je ne le compris que trop tard et je regrette chaque jour de ne pas lui avoir dit : Clifford a toujours été le seul amour de ma vie.
Ça y est, la nuit est définitivement tombée. Avant de te laisser mon cher neveu, je voudrai te demander une faveur : quand tu auras le temps, tu te rendras en Ohio et tu prendras le petit train pour la ville d'Alberta.
Tu chercheras le cimetière, il se trouve à la sortie de la ville à côté de l'ancienne scierie.
En chemin cueille un joli bouquet made in Alberta et dépose-le sur la pierre tombal de Clifford James avec la photo qui se trouve dans l'enveloppe.
Tendrement, ta tante Julia.
Je remarquai alors une petite photo coincée au fond de l'enveloppe, elle était en noir et blanc.
Dessus : une petite fille d'une dizaine d'année avec de grands cheveux clairs qui tient fièrement un vélo. A ses coté un petit garçon qui sourit maladroitement.
Au dos de la photo j'arrivai à déchiffrer cette inscription « Aberta 1958 Julia et le petit Clifford. »
Je restais là, sans pouvoir bouger de mon lit. Je relus la lettre encore et encore et c'est là que je sus !
Ma nouvelle vie n'avait pas commencé à mon arrivée dans cette gigantesque ville. Ma nouvelle vie avait commencé par l'arrivée d'un courrier provenant d'une obscure étude de notaire.
Dès le lendemain, j'allai voir mon employeur pour lui signifier ma démission et lui demander une indemnité. Il commença à me rire au nez avant que j'évoque le coup de fil que j'allais passer au service de l'immigration (j'étais le seul américain à travailler dans son boui-boui) après m'avoir menacé de mille représailles, il finit par me lâcher quelques centaines de dollars.
A la fin de la semaine je me rendis dans l'état de l'Ohio et un frisson me parcourus quand je montai dans le fameux train.
Arrivé à Alberta qui était devenue une assez grande ville moderne et ne devait plus du tout ressembler aux souvenirs de ma tante. Je ramassais un bouquet typique de la région, de magnifiques œillets.
Je trouvai assez vite le cimetière, par contre je dû bien tourner pendant au moins trente minutes avant de trouver la fameuse tombe : c'était la plus petite et la plus modeste.
Sur la pierre tombale, pas d'épitaphe, seuls ces quelques mots étaient écrits : « Clifford James 1949/1985. » Je me recueillis en silence en pensant à la vie malheureuse de ce pauvre homme mort si jeune et qui n'avait jamais su que son grand amour l'aimait aussi et ne l'avait jamais oublié...quelle injustice !
Même si elle ne me l'avait pas demandé, en déposant le bouquet et le photo je ne pus m'empêcher de lui murmurer, d'homme à homme : « Elle t'aimait vieux, elle t'a toujours aimé, désolé, les femmes ont parfois le cœur plus dur que le nôtre. »
Après un bref séjour à Alberta, je me rendis à Jacksonville en Pennsylvanie avec l'acte de propriété.
A ma grande surprise, je découvris que ma grand tante possédait non seulement une imposante demeure tout en brique de style victorien, mais qu'elle était également propriétaire d'une bonne centaine d'hectares.
Bien que ceux-ci n'avaient jamais été exploités, ils avaient toujours été bien entretenus.
Comment ma tante pouvait elle aussi riche ? Puis je repensais au Fameux Harry, ce riche Bourgeois qu'elle avait épousé, c'était peut-être la propriété familiale. Je ne sus jamais le fin mot de l'affaire, le titre de propriété était au nom de ma tante.
La somme que m'en proposa le promoteur faillit me faire tomber à la renverse. Je ne dis même pas que j'allais réfléchir, nous conclûmes l'affaire devant un notaire le lendemain et je me retrouvai avec un chèque avec un numéro à sept chiffres dans les mains.
Je sus alors qu'elle était mon destin.
Je retournai à New York et j'achetais un confortable appartement sur la 5me avenue, j'essayais de convaincre Nora de venir avec moi, mais elle me regarda d'un air doux et faisant un signe du bras qui semblait designer le quartier me dit : « Ça va faire soixante ans que je vis ici, ma vie se résume à ce quartier, loin de lui je suis perdue. »
Je ne la revis plus jamais et je ne remis plus les pieds dans ce quartier qui rappelait tant de mauvais souvenirs.
Une vie nouvelle commençait et je savais quelle était désormais ma mission : écrire !
J'allais d'abord faire un roman des amours contrariés de Julia et de Clifford et puis continuer à écrire sur ces centaines d'histoires des petites villes de l'Amérique profonde, ces secrets enfouis, ces amours contrariés...tant de récits !
Je me rendis sur mon immense terrasse face au parc, le soleil commençait à se coucher, il faisait doux ce soir-là. Je fermai lentement les yeux.